The Project Gutenberg EBook of Ida et Carmelita, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Ida et Carmelita Author: Hector Malot Release Date: October 6, 2004 [EBook #13654] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IDA ET CARMELITA *** Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr OEUVRES COMPLETES D'HECTOR MALOT [Illustration] IDA ET CARMELITA PAR HECTOR MALOT AVERTISSEMENT _M. Hector Malot qui a fait paraitre, le 20 mai 1859, son premier roman "LES AMANTS", va donner en octobre prochain son soixantieme volume "COMPLICES"; le moment est donc venu de reunir cette oeuvre considerable en une collection complete, qui par son format, les soins de son tirage, le choix de son papier, puisse prendre place dans une bibliotheque, et par son prix modique soit accessible a toutes les bourses, meme les petites._ _Pendant cette periode de plus de trente annees, Hector Malot a touche a toutes les questions de son temps; sans se limiter a l'avance dans un certain nombre de sujets ou de tableaux qui l'auraient borne, il a promene le miroir du romancier sur tout ce qui merite d'etre etudie, allant des petits aux grands, des heureux aux miserables, de Paris a la Province, de la France a l'Etranger, traversant tous les mondes, celui _de la politique, du clerge, de l'armee, de la magistrature, de l'art, de la science, de l'industrie, meritant que le poete Theodore de Banville ecrivit de lui "que ceux qui voudraient reconstituer l'histoire intime de notre epoque devraient l'etudier dans son oeuvre"._ _Il nous a paru utile que cette oeuvre etendue, qui va du plus dramatique au plus aimable, tantot douce ou tendre, tantot passionnee ou justiciaire, mais toujours forte, toujours sincere, soit expliquee, et qu'il lui soit meme ajoute une cle quand il en est besoin. C'est pourquoi nous avons demande a l'auteur d'ecrire sur chaque roman une notice que nous placerons a la fin du volume. Quand il ne prendra pas la parole lui-meme, nous remplacerons cette notice par un article critique sur le roman publie au moment ou il a paru, et qui nous paraitra caracteriser le mieux le livre ou l'auteur._ _Jusqu'a l'achevement de cette collection, un volume sera mis en vente tous les mois._ _L'editeur,_ _E.F._ IDA ET CARMELITA (L'episode qui precede _Ida et Carmelita_ a pour titre _La marquise de Lucilliere_.) I Tout le monde sait que la Suisse est la patrie des hotels, qui poussent spontanement sur son sol comme les pins et les champignons; pas de village, pas de hameau, si pauvre qu'il soit, pas de site, pour peu qu'il offre une curiosite quelconque, qui n'ait son auberge, son hotel ou sa pension. C'est ainsi qu'au hameau du Glion, au-dessus de Montreux, a une altitude de six a sept cents metres, a la pointe d'une sorte de promontoire qui s'avance vers le lac a ete construit l'hotel du _Rigi-Vaudois_. La position, il est vrai, est des plus heureuses, a l'abri des chaleurs comme des froids, au milieu d'un air vif et salubre, en face d'un merveilleux panorama. Si l'on ne veut pas sortir, on a devant soi les sombres rochers de Meillerie, que couronnent les Alpes neigeuses de la Savoie, et, a droite et a gauche, la nappe bleue du lac, qui commence a l'embouchure du Rhone pour s'en aller vers Geneve, jusqu'a ce que ses rives s'abaissent et se perdent dans un lointain confus. Au contraire, si l'on aime la promenade, on n'a qu'un pas a faire pour se trouver immediatement sur les pentes herbees ou boisees qui descendent des dents de Naye et de Jaman. Deux chemins conduisent au Glion: l'un est une bonne route de voiture qui monte du lac par des lacets traces sur le flanc de la montagne; l'autre est un simple sentier qui grimpe a travers les paturages et le long d'un torrent. C'etait a cet hotel du _Rigi-Vaudois_ que le colonel s'etait arrete en venant de Paris; et seduit par le calme autant que par la belle vue, il y avait pris un appartement de trois pieces ouvrant leurs fenetres sur le lac: une chambre pour lui, une salle a manger ou on le servait seul, et une chambre pour Horace. Il sortait le matin de bonne heure, son _alpenstock_ ferre a la main, un petit sac sur le dos, les pieds chausses de bons souliers a semelles epaisses et garnies de gros clous et il ne rentrait que dans la soiree, quand il rentrait; car il arrivait souvent que ses excursions l'ayant entraine au loin, il couchait dans un chalet de la montagne ou dans une auberge d'un village eloigne. On ne le voyait guere, et le soir quand on entendait de gros souliers ferres resonner dans le corridor, on savait seulement qu'il rentrait; le matin, en entendant le meme pas, on savait qu'il sortait. Ceux qui occupaient les chambres situees sous les siennes entendaient aussi parfois, dans le silence de la nuit, la marche lente et reguliere de quelqu'un qui se promenait, et l'on savait que cette nuit-la, ne pouvant rester au lit, il avait arpente son appartement. Enfin ceux des pensionnaires qui, dans la soiree, allaient respirer le frais sur l'esplanade qui domine le lac, apercevaient souvent, en se retournant vers l'hotel, une grande ombre accoudee a une fenetre. C'etait le colonel, qui restait la a regarder la lune brillant au-dessus des montagnes sombres de la Savoie et frappant les eaux tranquilles du lac de sa lumiere argentee. C'etaient la les seuls signes de vie qu'il donnat, et souvent meme on aurait pu penser qu'il etait parti, si l'on n'avait pas vu son valet de chambre promener melancoliquement, dans le jardin de l'hotel et dans les prairies environnantes, son ennui et son impatience. --Cela durera donc toujours ainsi? se disait Horace. Mais ce mot, il le prononcait tout bas et lorsqu'il etait seul. Car, bien qu'il s'ennuyat terriblement au Glion et qu'il regrettat Paris au point d'en perdre l'appetit, il respectait trop son maitre pour se permettre une seule question sur ce sejour. S'il avait pu seulement ecrire a Paris, au moins il aurait ainsi explique son absence, qui devait paraitre incomprehensible. Que devait-on penser de lui? Il avait la religion de sa parole, et c'etait pour lui un vrai chagrin d'y manquer. A vrai dire, meme, c'etait sa grande inquietude; car de croire qu'on pouvait l'oublier ou le remplacer, il ne le craignait pas. Un jour qu'il avait ete s'asseoir sur la route qui monte de Montreux au Glion, a l'entree d'une grotte tapissee de fougeres qui se trouve a l'un des detours de cette route, il vit venir lentement, au pas, une caleche portant trois personnes: deux dames assises sur le siege de derriere, un monsieur place sur le siege de devant. Et tout en regardant cette caleche qui s'avancait cahin-caha, il se dit que les voyageurs qu'elle apportait allaient etre bien desappointes en arrivant, car il n'y avait pas d'appartement libre en ce moment a l'hotel. Ah! comme il eut volontiers cede sa chambre et celles de son maitre, a ces voyageurs, a condition qu'ils lui auraient offert leur caleche pour descendre a la station, ou il se serait embarque pour Paris. Cependant la voiture avait continue de monter la cote et elle s'etait rapprochee. Tout a coup il se frotta les yeux comme pour mieux voir. L'une des deux dames etait vieille, avec des cheveux gris et une figure jaune; l'autre etait jeune, avec des cheveux noirs et un teint eblouissant, qui renvoyait les rayons de la lumiere. Il semblait que ces deux femmes fussent la comtesse Belmonte et sa fille, la belle Carmelita. Il s'etait avance sur le bord de la route pour mieux regarder au-dessous de lui. Mais a ce moment la voiture etait arrivee a l'un des tournants du chemin, et brusquement les deux dames, qu'il voyait de face, ne furent plus visibles pour lui que de dos. Seulement, par une juste compensation de cette deception, le monsieur qui lui faisait vis-a-vis devint visible de face. C'etait un homme de grande taille, avec une barbe noire, mais cette barbe etait tout ce qu'on pouvait voir de son visage; car, en regardant d'en haut, l'oeil etait arrete par les rebords de son chapeau, qui le couvraient jusqu'a la bouche. A un certain moment, il releva la tete vers le sommet de la montagne, et Horace le vit alors en face. Il n'y avait pas d'erreur possible, c'etait le prince Mazzazoli accompagnant sa soeur et sa niece. Pendant que la voiture avancait, Horace se demanda quel effet cette arrivee allait produire sur son maitre. Quelle heureuse diversion cependant pourrait jeter dans leur vie la belle Italienne, si le colonel voulait bien ne pas se sauver au loin comme un sauvage. Quel malheur qu'il n'y eut pas de chambres libres en ce moment a l'hotel du Rigi-Vaudois! Pendant qu'il cherchait a arranger les choses pour le mieux, c'est-a-dire a trouver un moyen de garder le prince et sa niece, la caleche etait arrivee vis-a-vis la grotte. --Comment! vous ici, Horace? s'ecria le prince en se penchant en avant. Horace s'etait avance. --Est-ce que le colonel est en Suisse? demanda la comtesse Belmonte. A cette question de la comtesse, Horace se trouva assez embarrasse; car sans savoir si son maitre serait ou ne serait pas bien aise de voir des personnes de connaissance, il n'avait pas oublie la consigne qui lui avait ete donnee. Comme il hesitait, ce fut mademoiselle Belmonte qui l'interrogea. --Comment se porte le colonel? dit-elle. Il etait ainsi fait, qu'il ne savait ni resister, ni rien refuser a une femme. --Helas! pas trop bien, repondit-il. --Et ou donc etes-vous presentement? demanda le prince. Horace en avait trop dit pour refuser maintenant de repondre. Il dit donc que son maitre et lui etaient a l'hotel du Rigi-Vaudois. --A l'hotel du Rigi-Vaudois, vraiment? Quelle bizarre coincidence! c'etait la justement qu'ils allaient. --Le cocher nous disait qu'il n'y avait pas de chambres vacantes en ce moment, continua la comtesse. Est-ce que cela est vrai? le savez-vous? Helas! oui, il le savait et il fut bien oblige d'en convenir. A l'hotel, le _Kellner_ repeta au prince Mazzazoli ce qu'Horace avait deja dit: --Il n'y avait pas d'appartement disponible en ce moment. Si Son Excellence avait pris la peine d'envoyer une depeche, quelques jours a l'avance, on aurait ete heureux de se conformer a ses ordres; mais on ne pouvait pas deposseder les personnes arrivees depuis longtemps, pour donner leurs appartements a des nouveaux venus, si respectables que fussent ceux-ci. Horace voulut intervenir, mais ce fut inutilement. --La seule chambre libre en ce moment est celle qui sert de salle a manger a votre maitre, et encore n'est-ce pas ce qu'on peut appeler une chambre libre; elle ne le deviendrait que s'il voulait bien la ceder. A ce mot, le prince, qui avait tout d'abord montre un vif mecontentement, se radoucit, et, se tournant vers Horace: --Est-ce que le colonel tient beaucoup a cette chambre? demanda-t-il; en a-t-il un reel besoin? Si je me permets cette insistance, c'est que nous nous trouvons places dans des conditions toutes particulieres. Le sejour de Paris, dans un air mou et vicie, a ete contraire a la sante de madame la comtesse Belmonte; on lui a ordonne, comme une question de vie ou de mort, l'habitation, pendant quelque temps, dans une haute station atmospherique, et c'est la ce qui nous a fait choisir le Glion, ou, nous assure-t-on, son anemie et sa maladie nerveuse disparaitront comme par enchantement, par miracle, dans cet air rarefie. --Nous avons bien en haut, tout en haut, sous les toits, deux chambres ou plus justement deux cabinets, mais qui ne sont pas habitables pour des dames; si Son Excellence tient essentiellement a loger au Rigi, il n'y aurait qu'un moyen, ce serait que M. le colonel cedat la chambre lui servant de salle a manger, en meme temps ce serait que M. Horace Cooper voulut bien abandonner aussi sa chambre et se contenter d'un cabinet sous les toits. Alors les deux dames auraient un appartement convenable. Il est vrai que Son Excellence et M. Horace Cooper seraient horriblement mal loges. Mais comment faire autrement en attendant le depart de quelques pensionnaires, depart prochain d'ailleurs, et qui ne depasserait pas deux ou trois jours? --Il faudrait voir le colonel, dit le prince, car, malgre l'ennui que tout cela pourra lui causer, je suis certain qu'il ne nous refusera pas ce service dans les conditions critiques ou nous nous trouvons. Horace accueillit avec empressement cette idee qui le tirait d'embarras. Car, malgre son envie de retenir mademoiselle Belmonte, et de la voir se fixer au Glion, il n'osait prendre sur lui d'accepter l'arrangement propose par le prince Mazzazoli; il y aurait eu la, en effet, un acte d'autorite un peu violent. Et tandis que le prince Mazzazoli faisait venir ses bagages de Montreux, en homme qui ne doute pas de l'acceptation de ses combinaisons, Horace quittait l'hotel pour aller se poster sur le chemin par lequel il supposait que le colonel devait revenir de sa promenade. Les heures s'ecoulerent sans que le colonel parut. Deja les ombres qui avaient envahi les vallees les plus basses commencaient a monter le long des montagnes et l'air se rafraichissait. Comme Horace se demandait s'il ne devait pas rentrer a l'hotel, il apercut son maitre qui descendait le sentier au bout duquel il l'attendait. Le colonel marchait lentement, le baton ferre sur l'epaule, la tete inclinee en avant, comme un homme preoccupe qui suit sa pensee et ne se laisse pas distraire par les agrements du chemin qu'il parcourt. Il vint ainsi sans lever la tete, jusqu'a quelques pas d'Horace. Mais l'ombre que celui-ci projetait sur le chemin l'arreta et le fit lever les yeux. --Toi? dit-il. --C'est M. le prince Mazzazoli qui est arrive a l'hotel, ainsi que madame la comtesse Belmonte et mademoiselle Carmelita. --Et qui leur a dit que j'habitais cet hotel du Rigi. --Ils ne savaient pas trouver mon colonel. C'est le prince lui-meme qui me l'a dit. Et Horace expliqua comment il avait par hasard rencontre la caleche qui amenait le prince a l'hotel du Rigi, et comment le prince lui avait explique qu'il venait en Suisse pour la sante de la comtesse. Il fallait a celle-ci une habitation a une altitude elevee: c'etait disaient les medecins, une question de vie ou de mort. --Je croyais qu'il n'y avait pas de chambres disponibles en ce moment a notre hotel, interrompit le colonel. --Justement il n'y en a pas. --Eh bien! alors? Horace entreprit le recit de ce qui s'etait passe, comment le sommelier avait ete amene par hasard, par force pour ainsi dire, a parler de la chambre que le colonel transformait en salle a manger, et comment le prince attendait l'arrivee du colonel pour lui demander cette chambre. A ce mot, le colonel frappa fortement la terre de son _alpenstock_. --C'est bien, dit-il, je ne rentre pas; le prince se decidera sans doute a chercher plus loin; tu diras que tu ne m'as pas rencontre. Je ne reviendrai que dans quelques jours. --Ah! mon colonel. Et Horace qui voyait s'evanouir ainsi le plan qu'il avait forme, essaya de representer a son maitre combien cette explication serait peu vraisemblable. Pendant quelques secondes le colonel resta hesitant; puis, tout a coup, comme s'il avait pris son parti: --C'est bien, dit-il, rentrons a l'hotel. --Puis-je prendre les devants pour annoncer votre arrivee? --Non; je desire m'expliquer moi-meme avec le prince. En arrivant a l'hotel, il apercut le prince installe avec sa soeur et sa niece dans le jardin ou ils prenaient des glaces; vivement le prince se leva pour accourir au devant de lui: jamais accueil ne fut plus chaleureux. Apres le depart d'Horace, le prince avait fait monter son bagage dans le cabinet qui lui etait donne sous les toits, mais il avait voulu que les malles de sa soeur et de sa niece restassent dans le vestibule de l'hotel. Avant de s'installer dans la salle a manger du colonel, il fallait attendre le retour de celui-ci. Il etait convenable de lui demander cette chambre. Seulement, en meme temps, il etait bon de le mettre dans l'impossibilite de la refuser. Ou coucheraient la comtesse et Carmelita? Devant une pareille question, la reponse ne pouvait pas etre douteuse. C'etait donc en costume de voyage que la comtesse et Carmelita avaient dine a table d'hote, ou leur presence avait fait sensation. Pour Carmelita, elle se contenta de tendre la main au colonel et de poser sur lui ses grands yeux, qui s'etaient eclaires d'une flamme rapide. Mais ce n'etait pas seulement pour avoir le plaisir de serrer la main de ce cher colonel que le prince Mazzazoli attendait son retour avec impatience. Il avait une demande a lui adresser, une priere, la plus importune, la plus inconvenante, mais qui lui etait imposee par la necessite. --Je sais par Horace de quoi il s'agit, interrompit le colonel, et je suis heureux de mettre deux de mes chambres a la disposition de ces dames. Je regrette seulement que vous n'en ayez pas deja pris possession en m'attendant, car vous deviez bien penser que je m'empresserais de vous les offrir. Comme le prince se confondait en excuses en meme temps qu'en remerciments, le colonel l'interrompit de nouveau. --Je vous assure que vous ne me devez pas tant de reconnaissance. Au reste le sacrifice que je vous fais est bien petit, et je regrette meme que les circonstances le rende si insignifiant. --Il n'en est pas moins vrai que, pour nous, vous vous privez de vos chambres, dit Carmelita. --Pour une nuit.... --Comment! pour une nuit? s'ecria le prince. --Je pars demain soir. Carmelita attacha sur le colonel un long regards qui fit baisser les yeux a celui-ci. Pour echapper a l'embarras que ce regard de Carmelita lui causait, il se jeta dans des explications sur son depart, arrete depuis longtemps, dit-il, et qui ne pouvait etre differe. Puis presqu'aussitot, pretextant la fatigue, le prince demanda au colonel la permission de conduire la comtesse a sa chambre. Dans son etat, elle avait besoin des plus grands menagements. Et tout bas il dit au colonel que la pauvre femme etait bien mal et qu'un acces de fatigue pouvait la tuer. II Ce que le colonel eut voulu savoir et ce qu'il se demandait curieusement, c'etait pourquoi le prince etait venu au Glion. Il n'avait point oublie, bien entendu, ce que madame de Lucilliere lui avait si souvent repete a propos des projets du prince et de ses esperances matrimoniales. Il se pouvait donc tres bien que ce voyage au Glion n'eut pas d'autre but que l'accomplissement de ces projets et la realisation de ces esperances. Sachant ce qui s'etait passe avec madame de Lucilliere, le prince avait trouve que le moment etait favorable pour mettre Carmelita en avant et la presenter comme une consolatrice. Alors la maladie de la comtesse Belmonte n'etait qu'un pretexte pour expliquer ce voyage. Il faut dire que le colonel n'etait nullement dispose a l'infatuation, et que de lui-meme il n'eut tres probablement jamais imagine qu'on pouvait courir apres lui pour le marier avec une jolie fille. Mais madame de Lucilliere lui avait si souvent parle de ce projet du prince, que le souvenir de ces paroles ne pouvait pas ne pas l'inquieter en presence d'une arrivee si etrange. En tout cas, il n'y avait pour lui qu'une chose a faire. Quitter le Glion. Lorsqu'il monta a sa chambre, il ouvrit sa porte avec precaution et il marchait doucement en evitant de faire du bruit, de peur de deranger ses voisines, lorsqu'il entendit frapper quelques petits coups a la cloison. En meme temps, une voix,--celle de Carmelita,--l'appela. --Colonel, c'est vous, n'est-ce pas! On parlait contre la porte qui mettait les deux chambres en communication interieure et qui, alors qu'il occupait ces deux chambres, restait toujours ouverte. --Oui, c'est moi, dit-il. --Je vous ai bien reconnu aux precautions que vous preniez pour ne pas faire de bruit; ne vous genez pas, je vous prie. C'est moi qui suis votre voisine. J'ai le sommeil bon; quand je dors, rien ne me reveille. Bonsoir. --Bonsoir. Comment? il serait expose tous les soirs a des dialogues de ce genre; a chaque instant dans le jour, il verrait Carmelita! Ah! certes non, et le lendemain il quitterait le Glion. Le lendemain matin, comme il sortait de sa chambre, il trouva dans le vestibule le prince Mazzazoli qui se promenait en long et en large. --Auriez-vous deux minutes a me donner? demanda-t-il en serrant la main du colonel. --Mais tout ce que vous voudrez. --Connaissez-vous Champery? j'entends, y etes-vous alle? --Non. --Et les Diablerets? --Je n'y suis pas alle non plus. --Et le val d'Anniviers? --Je ne le connais que par les livres. --Voila qui est facheux. J'avais compte sur vous pour me tirer d'embarras: les livres, les guides, c'est parfait, mais dans notre situation ce n'est pas suffisant. --Et que vous importe Champery ou le val d'Anniviers? --Il faut etre franc, n'est-ce pas? D'ailleurs je voudrais ne pas l'etre, que cela me serait impossible. Je vous demande des renseignements sur Champery et les Diablerets, parce que mon intention est d'aller aux Diablerets, ou a Champery, ou au val d'Anniviers, enfin dans un pays ou ma pauvre soeur trouvera les conditions atmospheriques qui sont ordonnees; et si je choisis ces pays, c'est parce qu'ils ne sont qu'a une courte distance du Glion. --Mais le Glion lui-meme? --J'avais choisi le Glion, parce que je le connaissais et que je savais que c'etait la station par excellence pour ma malheureuse soeur. Mais nous ne pouvons pas rester au Glion. Vous m'avez demande d'etre franc, je veux l'etre jusqu'au bout. Avec une bonne grace parfaite, avec un elan spontane, vous avez voulu nous ceder vos chambres; mais il est bien evident que notre presence vous gene. --Comment pouvez-vous penser? --Je ne pense pas, je suis certain. Pour des raisons que je n'ai pas a examiner, vous desirez etre seul; notre voisinage vous incommode et vous trouble. Alors vous partez. Eh bien, mon cher colonel, cela ne doit pas etre. Ce n'est pas a vous de partir, c'est a nous de vous ceder la place. --Permettez.... --Je vous en prie, laissez-moi achever. Nous sommes ici dans des conditions tout a fait particulieres. Si vous n'aviez pas habite cet hotel, nous n'aurions pas pu nous y faire recevoir. Nous ne sommes donc ici que par vous, par votre complaisance. Eh bien, mon cher colonel, il serait tout a fait absurde que vous fussiez victime de votre complaisance. Nous vous genons; vous desirez la solitude, que vous ne pouvez plus trouver, nous ayant pour voisins. Nous nous en allons: rien n'est plus simple, rien n'est plus juste. Voila pourquoi je vous demandais des renseignements sur les hotels des environs, pensant que vous les connaissiez et ne voulant pas me lancer a l'aventure avec une malade. --Jamais je n'accepterai ce depart. --Et moi, jamais je n'accepterai le votre. --Mon intention n'etait pas de rester au Glion. --Elle n'etait pas non plus d'en partir aujourd'hui. De cela, je suis bien certain; j'ai interroge Horace, qui ne savait rien, et qui assurement eut ete prevenu si votre depart avait ete arrete avant notre arrivee. Le colonel demeura assez embarrasse. Il ne lui convenait pas en effet de reconnaitre qu'il quittait l'hotel pour fuir la presence du prince et de Carmelita: c'etait la une grossierete qui n'etait pas dans ses habitudes, ou bien c'etait avouer sa faiblesse pour madame de Lucilliere, ce qui le blessait dans sa pudeur d'amant malheureux. --Devant partir un jour ou l'autre, il est bien naturel cependant que je vous cede tout de suite une chambre qui vous est indispensable, car vous ne pouvez pas rester dans le trou ou vous avez passe la nuit. --Un jour ou l'autre, je vous le repete, je comprends cela; ce que je ne comprends pas, c'est aujourd'hui. Ainsi, voila qui est bien entendu: si vous persistez dans votre intention de partir ce soir, c'est nous qui partons ce matin pour les Diablerets ou pour Champery, peu importe; si au contraire vous restez pour quelques jours, nous restons, nous aussi, tout le temps qui sera necessaire pour la sante de ma soeur. Depossede de la chambre dans laquelle il prenait ses repas, le colonel dut dejeuner dans la salle a manger commune. Au moment ou il allait entrer dans cette salle, il se rencontra avec le prince, et celui-ci lui proposa de prendre place a la table qu'il s'etait fait reserver, au lieu de s'asseoir a la grande table. Il se trouva donc place entre la comtesse et Carmelita, et, au lieu de lire tout en mangeant, comme il en avait l'habitude lorsqu'il etait seul, il dut soutenir une conversation suivie. Il avait une crainte assez poignante, qui etait que la comtesse ou Carmelita vinssent a parler de madame de Lucilliere; mais le nom de la marquise ne fut meme pas prononce, et, comme s'il y avait eu une entente prealable pour eviter les sujets qui pouvaient le gener, on ne parla pas de Paris. La comtesse ne s'occupa que de sa maladie, et Carmelita que du pays dans lequel elle allait passer une saison. Elle montra meme tant d'empressement a connaitre ce pays, que le colonel se trouva pour ainsi dire oblige a se mettre a sa disposition pour la guider apres le dejeuner. --Nous commanderons une voiture, dit le prince, et et nous emploierons notre apres-midi a visiter les villages environnants. Pendant que la comtesse et sa fille allaient revetir une toilette de promenade, le prince prit le colonel par le bras et l'emmena a l'ecart. --Est-ce que vous avez recu des lettres de Paris depuis votre depart? demanda-t-il. --Non. --Alors vous ignorez l'effet que ce depart a produit? C'etait la un sujet de conversation qui ne pouvait etre que tres penible pour le colonel; il ne repondit donc pas a cette question. Mais le prince continua: --Personne ne s'est mepris sur les causes qui ont provoque votre brusque determination. Le colonel leva le bras, comme pour fermer la bouche au prince; mais celui-ci parut ne pas comprendre ce geste. --Et tout le monde vous a approuve, dit-il; il n'y a qu'une voix dans tout Paris. Disant cela, le prince Mazzazoli tendit sa main au colonel comme pour joindre sa propre approbation a celle de tout Paris. La situation etait embarrassante pour le colonel. Que signifiaient ces paroles? Pourquoi et a propos de quoi l'avait-on approuve? C'etait une question qu'il ne pouvait pas poser au prince cependant. --Je vous dirai entre nous, continua celui-ci, que madame de Lucilliere elle-meme n'a pas cache son sentiment. Ce nom ainsi prononce le fit palir et son coeur se serra, mais la curiosite l'empecha de s'abandonner a son emotion. --Quel sentiment? demanda-t-il. --Mais celui qu'elle a eprouve en apprenant votre depart. D'abord, quand on a commence a croire que vous aviez veritablement quitte Paris, on a ete fort etonne; tout le monde avait pense qu'il ne s'agissait que d'une excursion de quelques jours. Mais, en ne vous voyant pas revenir, on a compris que c'etait au contraire un vrai depart. Pourquoi ce depart? C'est la question que chacun s'est posee, et, chez tout le monde, la reponse a ete la meme. Sur ce mot, le prince Mazzazoli fit une pause et regarda le colonel en se rapprochant de lui. --Trouvant votre responsabilite trop gravement compromise dans votre association avec le marquis de Lucilliere, vous vouliez bien etablir que vous n'etiez pour rien dans les paris engages sur _Voltigeur_. Le colonel respira: l'esprit et le coeur remplis d'une seule pensee, il n'avait nullement songe a cette explication, et il avait tout rapporte, dans ces paroles a double sens, a madame de Lucilliere. --Un jour que l'on discutait votre depart mysterieux dans un cercle compose des fideles ordinaires de la marquise, le duc de Mestosa, le prince Seratoff, lord Fergusson, madame de Lucilliere affirma tres nettement que vous aviez bien fait de quitter Paris. "Le colonel est un homme violent, dit-elle, un caractere emporte; il eut pu se lacher en entendant les sots propos qu'on colporte sur les gains extraordinaires de _Voltigeur_, et avec lui les choses seraient assurement allees a l'extreme. Il a voulu se mettre dans l'impossibilite de se laisser emporter; je trouve qu'il a agi sagement." Vous pensez, mon cher ami, si ces paroles ont jete un froid parmi nous. Personne n'a replique un mot. Mais la marquise, s'etant eloignee, on s'est explique, et tout le monde est tombe d'accord sur la traduction a faire des paroles de madame de Lucilliere. Evidemment la femme ne pouvait pas accuser le mari franchement, ouvertement; mais, d'un autre cote, l'amie ne voulait pas qu'on put vous soupconner de vous associer aux procedes du marquis. De la ce petit discours assez obscur, en apparence, mais au fond tres clair. Qu'en pensez-vous? Ainsi la marquise n'avait pas craint d'expliquer leur rupture en jetant la suspicion sur son mari. "Ce n'est pas avec moi qu'il a rompu, avait-elle dit; c'est avec M. de Lucilliere." Elle tenait donc bien a menager la jalousie de ses fideles, qu'elle ne reculait pas devant une pareille explication. A ce moment, la comtesse Belmonte et Carmelita descendirent dans le jardin, pretes pour la promenade, et l'on monta en voiture. Le prince s'etant place vis-a-vis de sa soeur, le colonel se trouva en face de Carmelita. Il ne pouvait pas lever les yeux sans rencontrer ceux de la belle Italienne, poses sur les siens. La promenade fut longue et ils resterent plusieurs heures ainsi en face l'un de l'autre. --Est-ce qu'il y a des chemins de voiture pour aller sur les flancs de cette montagne? demanda Carmelita en rentrant a l'hotel et en montrant du bout de son ombrelle les pentes boisees du mont Cubli. --Non, repondit le colonel; il n'y a que des sentiers pour les pietons. --Ne me demande pas de t'accompagner, dit le prince; tu sais que les ascensions sont impossibles pour moi. --Oh! quand je voudrai faire cette promenade, ce ne sera pas a vous que je m'adresserai, mon cher oncle, dit-elle en riant; ce sera au colonel. III Le colonel, le lendemain matin, etait parti en excursion de maniere a n'etre pas expose a refuser Carmelita, ce qui etait presque impossible, ou a l'accompagner, ce qui n'etait pas pour lui plaire dans les conditions morales ou il se trouvait presentement. Il resta absent pendant deux jours, et ne revint qu'assez tard dans la soiree, bien decide a repartir le lendemain matin. Il n'y avait pas deux minutes qu'il etait dans sa chambre, lorsqu'il entendit frapper deux ou trois petits coups a la porte cloison; en meme temps une voix,--celle de Carmelita--l'appela: --Vous rentrez? --A l'instant. --Vous avez fait bon voyage? --Tres bon, je vous remercie. --Est-ce que vous etes mort de fatigue? --Pas du tout. --Ah! tant mieux. Est-ce que la porte est condamnee de votre cote! --Elle est fermee a clef. --Et vous avez la clef? --Elle est sur la serrure. --De sorte que, si vous voulez, voue pouvez ouvrir cette porte? --Mais pas du tout; il y a un verrou de votre cote? --Je sais bien. Je dis seulement que, si vous voulez tourner la clef en meme temps que je pousse le verrou, la porte s'ouvre. --Parfaitement. --Eh bien! alors, si vous n'etes pas mort de fatigue, vous plait-il de tourner la clef? moi, je pousse le verrou. Carmelita apparut, le visage souriant, la main tendue: --Bonsoir, voisin, dit-elle. --Bonsoir, voisine. Et ils resterent en face l'un de l'autre durant quelques secondes. --Ma mere est endormie, et son premier sommeil est ordinairement difficile a troubler; cependant, en parlant ainsi a travers les cloisons, nous aurions pu la reveiller. Voila pourquoi je vous ai demande d'ouvrir cette porte. Elle ne montrait nul embarras et paraissait aussi a son aise dans cette chambre qu'en plein jour, au milieu d'un salon. --Depuis plus d'une heure je guettais votre retour, dit-elle, et je croyais deja qu'il en serait aujourd'hui comme il en avait ete hier. --Hier j'ai ete surpris par la nuit a une assez grande distance, et je n'ai pas pu rentrer. --Et ou avez-vous couche? --Sur un tas de foin dans un chalet de la montagne. --Mais c'est tres amusant, cela. --Cela vaut mieux que de coucher a la belle etoile, car les nuits sont fraiches dans la montagne; mais il y a quelque chose qui vaut encore beaucoup mieux qu'un tas de foin, c'est un bon lit. --Vous aimez ces courses dans la montagne. --J'aime la vie active, la fatigue; ces courses me delassent de la vie sedentaire que j'ai menee en ces derniers temps. --Ah! vous etes heureux. Comme il ne repondait pas, elle continua: --J'entends que vous etes heureux de faire ce que vous voulez, d'aller ou vous voulez, sans avoir a consulter personne. Savez-vous que depuis que je ne suis plus une toute petite fille, je n'ai pu faire un pas sans la permission de mon oncle, et il faut dire que presque toutes les fois que je lui ai demande d'aller a gauche il m'a permis d'aller a droite. Elle s'avanca dans la chambre, et, prenant une chaise, elle s'assit. --Je vous donne l'exemple, dit-elle, car je ne veux pas tenir sur ses jambes un homme qui a marche toute la journee. Il s'assit alors pres d'elle, assez intrigue par la tournure que prenait cet entretien bizarre. --Quel but pensez-vous que j'aie eu en vous priant d'ouvrir cette porte? demanda-t-elle. --Dame!... je n'en sais rien... a moins que ce ne soit pour causer un instant. --Vous n'y etes pas du tout: j'ai une priere a vous adresser. --A moi? --Et qui me rendra tres heureuse si vous ne la repoussez point. --Alors il est entendu d'avance que ce que vous souhaitez sera fait. --Non, rien a l'avance: ecoutez-moi d'abord, et puis, selon que ce que je vous demanderai vous plaira ou ne vous plaira point, vous me repondrez. Vous souvenez vous d'un mot que j'ai dit l'autre jour, a notre retour de notre promenade en voiture? --A propos de quoi ce mot? --A propos d'une excursion dans la montagne. --Parfaitement. --Eh bien! ce mot m'a valu une vive remontrance de mon oncle, et, quand je dis remontrance, c'est pour ne pas employer une expression plus forte. Cependant cela ne m'a pas fait renoncer a mon idee, et plus mon oncle m'a dit que j'avais commis une sottise et une inconvenance en manifestant le desir de vous accompagner dans une de vos excursions, plus ce desir a ete ardent. Cet aveu va peut-etre vous donner une assez mauvaise idee de mon caractere, mais au moins il vous prouvera que je suis franche. Et puis ce desir n'est-il pas bien justifiable, apres tout? Je suis enfermee dans cet hotel; ma mere est empechee de sortir par sa maladie, mon oncle est retenu par son horreur de la fatigue et de la marche. Moi, qui ne suis pas malade et qui n'ai pas horreur de la marche, j'ai envie de voir ce qu'il y a derriere ces rochers qui se dressent du matin au soir devant mes yeux comme des points d'interrogation. N'est-ce pas tout naturel? Et voila pourquoi je veux vous demander de vous accompagner quelquefois. Voila ma priere. Enfin voila comment j'ai ete amenee a pousser ce verrou. --Je vous ai dit que d'avance ce que vous souhaitiez serait fait, je ne puis que vous le repeter. Maintenant, quand vous plait-il que nous entreprenions cette promenade? --Oh! ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer. Le grand grief de mon oncle, ca ete que je venais me jeter a travers vos projets d'une facon importune et genante. Si demain matin je lui dis que je pars avec vous pour cette promenade, il comprendra que son discours n'a pas ete tres efficace, et il le recommencera en l'accentuant. Le moyen d'echapper a ce nouveau discours, c'est que vous demandiez vous-meme a mon oncle de me faire faire cette promenade; comme cela, il ne pourra plus parler de mon importunite. Le voulez-vous? Il fut convenu que, la lendemain matin, le colonel adresserait sa demande au prince. Carmelita, ordinairement impassible comme si elle etait insensible a tout, se montra radieuse. --Maintenant, dit-elle, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalite. Bonsoir, voisin; a demain. Et, apres lui avoir tendu la main, elle rentra dans sa chambre. Mais presque aussitot rouvrant la porte: --Comment! dit-elle, vous n'avez pas tourne la clef? --Mais.... --Mais il le faut, de meme qu'il faut que je pousse le verrou pour mon oncle. Le lendemain matin, il adressa au prince Mazzazoli sa demande ou plutot la demande de Carmelita. --C'est cette grande enfant, s'ecria le prince, qui j'en suis certain, vous a tourmente pour vous accompagner dans vos excursions? --Elle a manifeste le desir de parcourir la montagne, et je suis heureux de me mettre a sa disposition. --Vous etes heureux d'aller ou bon vous semble, librement voila qui est certain, et c'est bien assez que nous soyons venus vous chasser de votre appartement, sans encore vous prendre votre liberte. Excusez-la, je vous prie; elle n'a pas pris garde a ce qu'elle vous demandait. --Refusez-vous de me la confier? --Je refuse de vous ennuyer. L'entretien ainsi engage ne pouvait finir que par la defaite du prince. Un quart d'heure apres, Carmelita etait prete a partir: elle avait revetu un costume bizarre: une robe courte, serree a la taille par un ceinturon de cuir et modulant sa taille et ses epaules; aux pieds, des souliers pris dans les guetres; sur la tete un petit chapeau de feutre, sans plumes, mais avec un voile gris flottant au vent; a la main, une longue canne. --M'acceptez-vous ainsi? dit-elle en posant sur lui ses grands yeux clairs. Je vous promets de vous suivre sans demander grace, et de passer partout ou vous passerez; le pied est solide et je ne sais pas ce que que c'est que le vertige. Ils partirent sans qu'il pensat a se demander comment, en un quart d'heure, elle avait pu improviser ce charmant costume de montagne, qui etait un vrai chef-d'oeuvre longuement medite par l'illustre Faugeroles, et sans qu'il se dit qu'il etait assez etrange, alors qu'elle ne devait pas faire d'excursion, qu'elle eut dans ses bagages des objets aussi peu appropries a une toilette ordinaire que des guetres et une canne. --Et ou vous plait-il que nous allions? demanda-t-il apres avoir marche pendant quelques minutes pres d'elle. --Mais ou vous voudrez, dans la montagne, droit devant nous. Quand vous viendrez, dans l'Apennin, si jamais vous nous faites le plaisir de nous visiter a Belmonte, je vous guiderai; ici guidez-moi vous-meme, car je ne connais rien. Tout ce que je desire, c'est aller le plus loin possible, le plus haut que nous pourrons monter. Ils quitterent bientot le chemin pour prendre un sentier qui courait sur le flanc de la montagne en cotoyant le ravin et en coupant a travers des paturages et des bois de sapins. Personne dans ce sentier, personne dans les bois; sur les pentes des paturages, quelques vaches qui paissaient l'herbe verte ou qui venaient boire a des auges creusees dans le tronc d'un pin et qui, en marchant lentement, faisaient sonner leurs clochettes. Ils avancaient, cote a cote, et quand le sentier devenait trop etroit pour deux, il prenait la tete, se retournant alors de temps en temps pour voir si elle le suivait. Elle marchait dans ses pas, sur ses talons, et quand un filet d'eau rendait les pierres du sentier glissantes, il n'avait qu'a etendre le bras pour lui prendre la main et l'aider a sauter de caillou en caillou, ce qu'elle faisait d'ailleurs legerement, surement, sans hesitation, en riant lorsqu'elle eclaboussait l'eau du bout de son baton. La journee etait radieuse, et le soleil, qui s'etait deja eleve dans un beau ciel sans nuage, avait dissipe les vapeurs du matin, qui ne persistaient plus que dans quelques vallons abrites, ou elles rampaient le long des rochers et des arbres comme des fumees legeres. Devant eux, la montagne se dressait comme une barriere de rochers pour former l'amphitheatre de Jaman et des monts de Vevey; derriere eux, le lac brillait comme un immense miroir. En marchant, ils devisaient du spectacle qu'ils avaient sous les yeux, et Carmelita comparait ces montagnes a celles au milieu desquelles s'etait ecoulee son enfance. De la un inepuisable sujet de conversation. Ils monterent ainsi pendant pres de deux heures sans qu'elle se plaignit de la fatigue ou demandat a se reposer. Mais la matinee s'avancait et l'heure du dejeuner approchait. Il avait emporte dans son sac du pain et de la viande froide, et il comptait sur une source qu'il connaissait pour leur donner de l'eau. Bientot ils arriverent a cette source, et pour la premiere fois ils s'assirent sur l'herbe. --L'endroit vous deplait-il? --Bien au contraire, et choisi a souhait non seulement pour dejeuner, mais encore pour causer librement en toute surete. Et precisement j'ai a vous parler. C'est meme dans ce but, si vous voulez bien me permettre cet aveu, que je vous ai propose cette promenade. Alors elle se mit a sourire. --Je vous etonne, dit-elle. --Je l'avoue. --Vous avez donc cru que je voulais tout simplement faire une excursion dans ces montagnes? --J'ai cru ce que vous me disiez. --Ce que je vous disais etait la verite, mais ce n'etait pas toute la verite: oui, j'avais grande envie de faire cette excursion pour le plaisir qu'elle pouvait me donner; mais aussi j'avais grand desir de me menager un tete-a-tete avec vous, dans lequel je pourrai vous adresser une demande pour moi tres importante. --Je vous ecoute. --Ah? maintenant rien ne presse, car je ne crains pas que notre tete-a-tete soit trouble; dejeunons donc d'abord, ensuite je vous ferai mes confidences. N'ecouterez-vous pas mieux? Pour moi, je parlerai plus facilement quand j'aurai apaise mon appetit, car je meurs de faim. Ouvrant son sac, il en tira les provisions et les ustensiles de table qu'il renfermait. Ces provisions et ces ustensiles etaient des plus simples: du pain, un poulet froid et du sel; deux couteaux, deux verres et deux petites serviettes; dans une gourde recouverte d'osier, du vin blanc d'Yverne. Le couvert fut bien vite mis sur un quartier de rocher et ils s'assirent en face l'un de l'autre. --Pour le plaisir que je me promettais, dit-elle, je suis servie a souhait. Et, tout en mordant du bout des dents un os de poulet elle promena lentement les yeux autour d'elle. Assurement il y a en Suisse beaucoup de montagnes plus celebres que ces pentes des dents de Naye et de Jaman, cependant il en est peu ou la vue puisse embrasser un panorama plus vaste, et surtout plus varie! tout se trouve reuni, arrange, dispose, compose, pour le plaisir des yeux: les eaux, les bois, les champs, les prairies, les villages et les villes. Au loin, se confondant dans le ciel, les pics sauvages des Alpes, couverts de neiges et qui, de quelque cote qu'on se tourne, vous entourent, et vous eblouissent; a ses pieds, au contraire, le spectacle de la vie civilisee: les toits des villages qui reflechissent les rayons du soleil, les bateaux a vapeur qui tracent des sillons blancs sur les eaux bleues du lac, et, dans les vallees, la fumee des locomotives qui court et s'envole a travers les maisons et les arbres. Les bruits de la plaine et des vallees ne montent point jusqu'a ces hauteurs, et dans l'air tranquille on n'entend que les clochettes des vaches ou le chant des bergers qui fauchent l'herbe sur les pentes trop rapides pour les pieds des troupeaux. --Quel malheur que ces bergers ne nous chantent pas le _Ranz des vaches_! dit Carmelita en souriant. Et elle se mit elle-meme a chanter a pleine voix cet air, tel qu'il se trouve ecrit dans _Guillaume Tell_. --Comment trouvez-vous ma voix! demanda-telle. --Admirable. --Ce n'est pas un compliment que je vous demande, mais une reponse sincere; vous comprendrez tout a l'heure l'importance de cette sincerite. --Tout a l'heure? --Oui, quand je vous ferai mes confidences; mais le moment n'est pas encore venu, car ma faim n'est pas assouvie. J'accepte un nouveau morceau de poulet, si vous voulez bien me l'offrir. Il se levait de temps en temps pour aller emplir leurs verres au filet d'eau qui, par un conduit en bois, tombait dans le tronc d'un pin creuse en forme d'auge. Bientot il ne resta plus du poulet que les os, et la gourde se trouva vide. Alors, a son tour, elle se leva et, s'eloignant de quelques pas, elle se mit a cueillir dans l'herbe des violettes bleues et jaunes, des anemones printanieres, des saxifrages et d'autres fleurs alpines, dont elle forma une petite botte. Puis, revenant vers le colonel, qui pendant ce temps avait referme son sac, elle jeta toutes ces fleurs sur l'herbe et, s'asseyant, elle commenca a les arranger en bouquet. --Il faut que je commence par vous avouer, dit-elle, que j'ai pour vous une grande estime et que vous m'inspirez une entiere confiance. --Pourquoi --Pourquoi? Ce serait bien long a expliquer et difficile aussi. Je vous demande donc a affirmer seulement cette estime et cette confiance pour vous faire comprendre comment j'ai ete amenee a vous prendre pour confident. Le colonel eut voulu repondre; mais, ne trouvant qu'une fadaise, il se contenta d'un signe de main pour dire qu'il ecoutait. --Vous savez, continua-t-elle, comment j'ai ete elevee. Mon oncle a concu le projet de me faire faire un grand mariage, et il a voulu me rendre digne des hautes destinees qu'il ambitionnait pour moi..., et aussi un peu pour lui, il faut bien le dire. Ai-je ou n'ai-je pas profite de ses lecons! C'est une question que je n'ai pas a examiner, et sur laquelle je ne veux pas vous interroger; car vous ne pourriez me repondre que poliment, et c'est a votre sincerite que je fais appel. Quoi qu'il en soit, le grand mariage desire ne s'est pas fait, et les reves de mon oncle ne se sont point realises. Je suis sans fortune, cela explique tout. --Ne croyez pas que tous les hommes ne recherchent que la fortune dans la femme qu'ils epousent. --Je ne crois rien; je constate que je ne suis pas mariee, et je l'explique par une raison qui me parait bonne. Cependant j'avoue volontiers qu'elle n'est pas la seule. Pour que ces grands mariages reussissent, pour qu'une jeune fille qui n'a rien que quelques avantages personnels se marie, il faut, n'est-ce pas, que cette jeune fille travaille elle-meme habilement a ce mariage, qu'elle trouve elle-meme son mari, et qu'avec plus ou moins d'adresse, de diplomatie, de rouerie, de coquetterie, de perseverance, elle oblige elle-meme ce mari a l'epouser. C'est au moins ainsi que se sont accomplis les beaux mariages qui ont servi d'exemples a mon oncle, et lui ont mis en tete l'idee de me donner pour mari un prince ou un empereur. Il avait eu d'illustres exemples sous les yeux et il avait cru que je pourrais les suivre. Par malheur pour le succes de son plan, je n'ai pas voulu, dans cette comedie du mariage, accepter mon role tel qu'il me l'avait dessine. Il etait tres important, ce role, tres brillant et assurement interessant a jouer; je l'ai transforme en un role muet. Elle s'arreta et, le regardant: --Est-ce vrai? demanda-t-elle. --Tres vrai. --Mais ce role, je n'ai pu l'accepter que par une sorte d'obeissance, sans reflexion pour ainsi dire, sans avoir conscience de ce que je faisais. Mon oncle me demandait de le remplir, je le remplissais en l'appropriant a ma nature; j'obeissais a son ordre, et par cette soumission il me semblait que je m'acquittais de la reconnaissance que je lui devais. Il faut remarquer, si vous ne l'avez deja fait, que je ne suis precoce en rien: mon esprit, mon intelligence, ne se sont ouverts que tardivement, peu a peu, si tant est qu'ils se soient ouverts. Je suis donc restee assez longtemps sans comprendre ce role, et surtout sans voir le resultat auquel j'arriverais, si je reussissais dans son denoument: c'est-a-dire a un mariage peut-etre riche ou puissant, mais a coup sur malheureux; car, a vos yeux, n'est-ce pas, comme aux miens, un mariage sans amour ne peut etre que malheureux? --Assurement. --Je comptais sur votre reponse. Quand j'ai compris ou je marchais, ou plutot quand je l'ai senti, car je l'ai senti avant de le comprendre,--disant cela, elle posa la main sur son coeur,--j'ai resolu de ne pas aller plus loin et de m'arreter. Jamais position n'a ete plus delicate que la mienne: je devais beaucoup a mon oncle, et, d'un autre cote, je me devais a moi-meme de ne pas poursuivre des projets de mariage qui ne pouvaient faire que mon malheur, ainsi que celui du mari que j'epouserais. Comment sortir de cette difficulte? J'y reflechis longtemps. Mais, si difficile que soit une position, on trouve toujours moyen d'en sortir lorsqu'on le veut fermement. Il ecoutait, se demandant ou allait aboutir cette etrange confidence et surtout pourquoi elle la lui faisait. Elle continua: --Vous savez qu'en ces derniers temps, j'ai beaucoup travaille la musique et que j'ai pris des lecons de chant. "Si je n'avais pas du etre une grande dame, j'aurais ete une grande artiste", me disait chaque jour mon professeur. Eh bien! grande dame, je ne la serai point; au contraire, je serai artiste. Dans quelques jours, je partirai d'ici, seule, pour l'Italie, et, sous un faux nom, je debuterai au theatre. --Vous? --Oui, moi. Voila pourquoi j'ai voulu vous faire cette confidence. C'est pour vous prier d'etre, au moment de mon depart, aupres de mon oncle et de ma mere, pour leur adoucir le coup que je leur porterai. J'ai cru que personne mieux que vous ne pouvait remplir cette mission, et c'est le service que je vous demande. Vous ne me le refuserez point, n'est-ce pas? --Comedienne! --Je vois que je vous surprends, dit-elle en le regardant. Et pourquoi? Que voulez-vous que je fasse? Quelle position ai-je dans le monde? Je suis d'une noble famille, cela est vrai; mon oncle est prince, cela est vrai encore. Mais apres? Ma famille est ruinee, et mon oncle est sans fortune; voila qui est non moins vrai. Dans cette situation, quelle esperance m'est permise? --Mais celle qu'a eue le prince, celle qu'il a toujours, et qui me parait,--laissez-moi le dire, sans mettre aucune galanterie dans mes paroles,--tout a fait legitime et parfaitement fondee. --Vous voulez dire celle d'un mariage, d'un grand, d'un beau mariage? --Sans doute, qui plus que vous fut jamais digne de ce mariage? --Quoi qu'il en soit, dit-elle en continuant le developpement de son idee, ce mariage, ce beau mariage, ne s'est pas realise jusqu'a present. --Pouvez-vous croire qu'il ne se realisera pas un jour ou l'autre? est-ce a votre age qu'il est permis de desesperer? --Ou est-il ce mari? Depuis un an; nous avons vecu dans le meme monde, l'un pres de l'autre, de la meme vie pour ainsi dire. Ou l'avez-vous vu ce mari? Nulle part, n'est-ce pas? Il ne s'est pas presente. --De ce qu'il ne s'est pas presente jusqu'a present, s'ensuit-il qu'il ne doive pas se presenter un jour? --Assurement, je crois qu'il ne se presentera pas: mais je vais plus loin et j'affirme qu'il ne devait pas se presenter. C'etait a moi de l'aller chercher. Ce que je n'ai pas fait, alors que je ne me rendais pas bien compte de ma position, je le ferai encore bien moins maintenant, que je sais ce qu'elle est et que je raisonne. Je vous l'ai dit et je vous le repete, je veux mon independance; je veux celle de la vie; je veux aussi, je veux surtout celle du coeur. Si je me marie jamais, je veux choisir mon mari, non parce qu'il a un grand nom ou une grande position, mais parce qu'il m'aime et que je l'aime. Cela, je l'espere, ne vous parait pas trop romanesque; je vous assure que je ne suis pas romanesque. --Mais je n'ai jamais pense qu'on devait s'excuser d'etre romanesque; trop peu de gens, helas! mettent le sentiment dans leur existence. --C'est precisement cela que je veux: mettre le sentiment au-dessus des interets, et non les interets au-dessus du sentiment. Voila pourquoi je tiens a etre libre, Je sais que l'on me reprochera mon coup de tete. Comedienne! quelle bassesse! Appartenir a l'une des premieres familles de l'Italie et se faire chanteuse, quelle folie! Et cependant j'ai une excuse. Puisque je suis destinee a jouer la comedie en ce monde, j'aime mieux la jouer au theatre que dans la vie. Le role qu'on veut m'imposer et que je devrais accepter pour reussir me pese et m'humilie, de sorte que je le joue aussi mal que possible et que je ne reussirai jamais; tandis que celui que je veux prendre n'a rien qui m'effraye. --Cependant.... --Oui, vous avez raison, ce que je dis la est inexact. Il y a une chose qui m'effraye et beaucoup, c'est de quitter mon oncle et ma mere. Elle parut tres emue et s'arreta un moment. --C'est cette consideration qui pendant longtemps m'a arretee, dit-elle en reprenant. J'ai hesite, j'ai ete d'une resolution a une autre, decidee un jour a partir, le lendemain a rester pres d'eux et a laisser les choses aller sans m'en meler: car je sens, croyez-le bien, le chagrin que je vais leur causer. Pour ma pauvre mere, cette separation sera terrible; pour mon oncle, elle ne le sera pas moins, puisqu'elle sera l'aneantissement de projets auxquels depuis sept annees il a tout sacrifie: son temps, sa peine, sa fortune, ses plaisirs. On ne sait pas, on ne saura jamais ce qu'ont ete les soins de mon oncle; songez que ce qu'il ne savait pas, il a eu le courage, a son age, de l'apprendre pour me l'enseigner. Et quel courage non moins admirable dans cet enseignement donne a une fille telle que moi! Certes, bien des fois ses lecons m'ont ete penibles et cruelles, mais je sens maintenant qu'elles n'ont pas pu l'etre moins pour lui que pour moi. De nouveau elle fit une pause pour se remettre. --Et voila de quelle recompense je vais le payer. Ah! cela est affreux. Qu'il sache au moins que je ne me separe pas de lui, le coeur leger, par un coup de tete, sans ressentir les angoisses de cette separation et sans compatir a son chagrin. Voila le service que je reclame de vous, et voila pourquoi j'ai tenu si vivement a nous menager cette promenade, qui devait me permettre de m'expliquer librement et de bien vous dire tout ce que je desire qui soit repete a mon oncle, ainsi qu'a ma mere, je ne veux pas qu'ils m'accusent injustement et je remets ma cause entre vos mains: voulez-vous la plaider non seulement pour moi, de facon qu'ils ne me condamnent pas, mais encore pour eux, de facon a adoucir leur douleur? --J'aurais bien des choses a vous opposer, mais les raisons par lesquelles je vous combattrais, vous vous les etes donnees vous-meme, j'en suis sur. Je suis a vous. Elle lui prit la main et la serra en le regardant. Puis tout a coup, s'arrachant a l'emotion qui l'oppressait: --Vous plait-il que nous nous remettions en route? dit-elle. En avant! et ne pensons plus qu'au plaisir de la promenade. IV Eh quoi! c'etait la Carmelita! Quelle difference entre la realite et ce qu'il savait ou plutot ce qu'il croyait savoir d'elle! Que de fois lui avait-on repete le mot de la fable: "Belle tete, mais point de cervelle!" Assurement ceux qui parlaient ainsi ne la connaissaient point, ou bien c'etait la jalousie et l'envie qui les inspiraient. Non seulement il y avait quelque chose dans cette cervelle, mais encore il y avait de nobles sentiments dans ce coeur. Si l'on s'etait trompe sur son intelligence, ne pouvait-on pas aussi s'etre trompe de meme sur son caractere? Pour lui, qui venait d'eprouver combien cette intelligence etait differente de ce qu'il avait cru tout d'abord et de ce qu'on lui avait dit, il etait tout porte a ne pas admettre un jugement plus que l'autre. En raisonnant ainsi, il marchait derriere Carmelita, et, depuis qu'ils avaient quitte la place ou ils avaient dejeune, il ne lui avait pas adresse d'autres paroles que quelques mots insignifiants pour la guider. Tout a coup il la rejoignit et lui prenant la main il la posa sur son bras. Ce mouvement s'etait fait si vite et d'une facon si brusque, si imprevue, qu'elle s'arreta et le regarda avec stupefaction. --Le chemin devient difficile, vous pourriez glisser. Appuyez-vous sur moi. Elle fit ce qu'il demandait et doucement elle se serra contre lui, mais sans bien comprendre a quel sentiment il avait obei. Bien entendu, il ne lui donna pas d'explications, car il etait assez difficile de dire que quelques instants auparavant, il etait en defiance contre elle, tandis que maintenant il etait rassure. Artiste, elle ne lui inspirait que de la sympathie. Jeune fille a marier, elle lui faisait peur. Desormais il pouvait, pendant le temps qu'elle passerait au Glion, vivre librement pres d'elle. Il n'avait plus besoin d'abreger son sejour en Suisse. Pendant tout le reste de la journee et tant que dura leur promenade, c'est-a-dire jusqu'au soir, Carmelita fut frappee du changement qui s'etait fait en lui, dans son humeur, dans ses manieres, comme dans ses paroles. Jamais elle ne l'avait vu si aimable, en prenant ce mot dans le bon sens. Il parlait de toutes choses, au hasard, librement, sans eviter certains sujets et sans reticences. Lorsque leurs regards se croisaient, il ne detournait point la tete, mais il restait les yeux leves sur elle. En tout il la traitait comme une amie, comme une camarade. Ce fut seulement quand la nuit commenca a monter le long des montagnes qu'ils penserent a rentrer. Peu a peu ils s'etaient rapproches de l'hotel; mais sans souci de l'heure du diner, ils etaient restes assis dans un bois de sapins, causant, devisant, jouissant a deux du spectacle du soleil couchant. Jusque-la il y avait un mot qui s'etait presente plusieurs fois sur ses levres et qu'il avait toujours retenu, mais qu'il se decida alors a risquer. Comme l'ombre avait commence a brouiller les choses et a rendre le sentier qu'ils suivaient incertain, il lui avait de nouveau pris la main, et de nouveau elle avait marche pres de lui en s'appuyant sur son bras. --Et quand voulez-vous mettre votre projet a execution? demanda-t-il. --Je ne sais trop. Tout est bien arrete dans mon esprit, la date seule de mon depart n'est point fixee; car vous pensez bien que je n'ai pas d'engagement signe qui me reclame, et puis la saison n'est pas bonne pour les theatres, qui, la plupart, sont fermes. Enfin il m'en coute de me dire: Tel jour, a telle heure, je ne verrai plus ma mere ni mon oncle. A ce mot, elle s'arreta, la voix troublee par l'emotion. Et il la sentit fremissante contre lui. Mais bientot elle reprit: --Je balancerai peut-etre assez longtemps encore ce depart; en tout cas, il aura lieu certainement avant celui de mon oncle. Quand je verrai ma mere retablie,--car j'espere qu'ici elle va se retablir promptement,--quand on parlera de rentrer a Paris, alors je partirai, et bien entendu, on ne rentrera pas a Paris. C'etait pour moi, pour mon mariage, que mon oncle et ma mere habitaient Paris; quand ils n'auront plus le souci de ce mariage, ils retourneront a Belmonte, et j'aurai la satisfaction de penser que ma fuite a, de ce cote, ce bon resultat encore d'assurer la sante de ma mere. Seulement, pour que tout cela s'arrange dans la realite, comme je le dispose en imagination, il faut que vous soyez au Glion vous-meme, au moment ou je me separerai de mes parents. En me demandant quand je partirai, vous devez donc commencer par me dire, quand vous comptez partir vous-meme. --Mais je n'en sais rien. --Alors je ne sais moi-meme qu'une chose, c'est que mon depart precedera le votre de quelques jours. Prevenez-moi donc quand vous serez pret. --Et d'ici la? --Quoi! d'ici la? --Je veux dire: ne continuerons-nous pas ces promenades commencees aujourd'hui? --Oh! avec bonheur; avec bonheur pour moi, je veux dire. Seulement ne vont-elles pas vous ennuyer? Je vous ai demande deja un assez grand service pour ne pas abuser de vous. Mon oncle pretend que vous aimez la solitude; est-ce vrai? --Cela depend. --De quoi? --Du moment, et surtout de ceux qui rompent cette solitude. Il y a des heures ou j'aime mieux etre avec moi-meme qu'avec certaines personnes, et il y en a d'autres ou j'aime mieux etre avec certaines personnes que seul avec moi-meme. --Alors nous sommes dans une de ces heures! --Vous etes de celles qui.... --Comment! s'ecria-t-elle en riant, vous me feriez un compliment, vous? Ils arrivaient a l'hotel. --Vous plait-il que demain nous fassions l'ascension de la dent de Naye? dit-il. --Mais volontiers, puisque je suis une de ces personnes qui... et que nous sommes dans une de ces heures ou.... --Alors a demain. --C'est entendu, seulement demandez-moi a mon oncle. Quand le prince Mazzazoli entendit parler de cette nouvelle promenade, il poussa les hauts cris et s'indigna contre sa niece. --Mais cette enfant est l'indiscretion meme; je vous en prie, mon cher ami, ne cedez pas a ses caprices. Puis tout a coup s'interrompant: --Quand quittez-vous le Glion? --Mais je ne sais trop. --Alors je refuse mon consentement a cette promenade je ne veux pas que ma niece vous gate vos derniers jours passes au Glion et arrive ainsi a abreger votre sejour, ce qu'elle ferait assurement. La discussion continua; mais, comme la premiere fois, le prince finit par se rendre aux raisons du colonel ou plutot par ceder a ses instances. La promenade du lendemain eut lieu. Puis apres celle-la ils en firent une troisieme, apres cette troisieme, une quatrieme, une cinquieme, et il devint de regle que chaque jour ils sortaient tous deux pour aller faire une excursion dans la montagne tantot avant le dejeuner, tantot apres. Il n'y avait plus de discussion a engager, une convention tacite s'etait etablie a ce sujet entre le prince et le colonel, et s'ils parlaient de ces promenades, c'etait au retour et non au depart. Jamais le prince ne proposa de les accompagner; les ascensions, ainsi qu'il l'avait dit, etaient impossibles pour lui. Lorsqu'ils rentraient maintenant le soir a l'hotel revenant de leur excursion, ils ne se suivaient point, marchant l'un derriere l'autre, dans l'etroit sentier; elle s'appuyait sur le bras du colonel, et, la tete legerement inclinee vers lui, serree contre lui, elle semblait ecouter avec plaisir ou meme avec bonheur ce qu'il lui disait. Elle-meme parlait peu, mais souvent elle relevait la tete, et, sans avoir souci des pierres ou des trous de la route, elle restait les yeux fixes sur lui, comme si elle etait suspendue a ses levres. Il avait plaisir a l'emmener avec lui dans ses promenades, elle etait une distraction; elle l'empechait de retourner par l'esprit a Paris et de penser a celle qui l'avait trompe. Si malgre tout un souvenir lui revenait et s'imposait a lui, il n'en etait plus obsede pendant toute la journee, sans pouvoir le chasser de devant ses yeux et l'arracher de son coeur; elle lui adressait la parole, elle le regardait, elle lui tendait la main pour lui demander son appui, et le souvenir s'envolait. Et c'etait a elle qu'il pensait maintenant plus souvent, non pas que de parti pris il allat la chercher, mais l'impression immediate la lui imposait. A vivre du matin au soir ensemble, une sorte d'accoutumance materielle s'etait etablie, et, lorsqu'il s'eloignait d'elle un moment, il la voyait encore, comme si son image etait empreinte dans ses yeux; de meme qu'il entendait sa voix, comme si quelques-unes de ses paroles lui etaient repetees par un echo interieur longtemps apres qu'il les avait recues. Combien differente etait-elle de ce qu'il l'avait jugee tout d'abord! C'etait le mot qu'il se repetait sans cesse, et qui, a son insu, sans qu'il en eut bien conscience, le ramenait a elle. L'aimer, l'aimer d'amour? Jamais cette idee n'avait effleure son esprit. Elle etait pour lui une amie, une camarade, rien de plus; une admirable creature, une belle statue, voila tout. Cependant leurs promenades continuaient, longues ou courtes, selon les hasards de la journee, et Carmelita parlait souvent de son prochain depart, mais pourtant sans partir: ce sejour au Glion faisait tant de bien a sa mere, et, puisque le colonel ne partait pas lui-meme, elle n'avait pas besoin de se presser. Un matin, qu'ils s'etaient mis en route de bonne heure, ils avaient ete surpris de la transparence et de la purete de l'air, qui etaient si grandes qu'on apercevait des montagnes situees a une distance de dix ou douze lieues, comme si elles eussent ete a quelques kilometres seulement. Comme ils regardaient ce spectacle, un montagnard, passant pres d'eux, les salua et entrant en conversation avec eux, leur dit que cette purete de l'air annoncait un orage prochain. --Et pour quel moment cet orage? demanda Carmelita. --Oh! cela, je ne peux pas le dire; mais surement aussitot que le vent se sera etabli au sud-ouest. --Est-ce que vous voulez que nous retournions a l'hotel? demanda la colonel lorsque le paysan se fut eloigne, marchant devant eux de son grand pas, lent, mais regulier. --Pourquoi retourner? --Mais de crainte de l'orage. --J'avoue que j'ai peur de l'orage, mais d'un autre cote j'ai envie aussi de voir un orage dans ces montagnes, de sorte que quand meme je serais certaine que le tonnerre dut eclater avant une heure, je crois que je continuerais notre promenade. --Alors continuons-la quand meme puisque nous ne sommes certains de rien; nous verrons bien. --C'est cela, nous verrons bien. Apres avoir rencontre le paysan qui leur avait predit la prochaine arrivee d'un orage, ils avaient continue de gravir lentement le sentier, qui, a travers des prairies et des bois, courait en des detours capricieux sur le Banc de la montagne. A vrai dire, rien, pour des personnes qui n'etaient pas du pays, n'annoncait que cet orage fut prochain. --Je crois que ce paysan a voulu nous faire peur, dit Carmelita. --Et pourquoi? --Pour rien, pour s'amuser, pour le plaisir de nous faire retourner sur nos pas et de nous voir pris de panique. Cependant il me semble que nous ne sommes pas dans des conditions atmospheriques ordinaires. Il est vrai que j'ai des raisons pour respirer difficilement aujourd'hui. --Mais si vous etes souffrante il faut rentrer. --Souffrante, je ne le suis point vraiment; je suis oppressee, voila tout. Il s'arreta pour la regarder, et il vit qu'en effet elle paraissait sous le poids d'une emotion assez vive ou tout au moins d'un trouble. --Vous avez envie de me questionner? dit-elle. --Il est vrai. --Pourquoi ne le faites-vous pas franchement? Je n'ai rien a vous cacher, et je puis tres bien vous dire ce qui me cause cette oppression: ce n'est point une souffrance physique, c'est un tourment moral. N'etes-vous pas mon confident? Hier j'ai recu une lettre de mon maitre de chant, dans laquelle il me dit qu'il m'a trouve un engagement en Italie, et que je dois me hater de partir, sinon pour debuter, au moins pour me mettre a la disposition de mon directeur. Je n'ai donc plus que quelques jours a passer ici, et j'avoue qu'au moment de prendre cette grave determination, je suis emue, tres emue. Il m'en coute, il m'en coute beaucoup de me separer de ma mere, d'abandonner mon oncle, et, je dois le dire aussi, pour etre sincere, il m'en coute de renoncer a cette vie tranquille, heureuse que je menais ici, pour me jeter dans l'inconnu. --Et pourquoi renoncez-vous a cette vie tranquille? --Puis-je faire autrement et pensez-vous que je sois revenue sur ma resolution? Elle est aujourd'hui ce qu'elle etait au moment ou je vous l'ai fait connaitre; seulement, prete a la mettre a execution, je la trouve plus cruelle plus penible que lorsque j'avais quelques jours devant moi, qui semblaient devoir se prolonger jusqu'a une epoque indeterminee. Maintenant cette epoque est fixee; ce ne sont plus quelques jours que j'ai devant moi, c'est seulement quelques heures. --Quelques heures? --Demain j'aurai quitte le Glion; apres demain je serai en Italie. --Vous partez demain? --Cette promenade est la derniere que nous ferons ensemble... au moins dans ce pays, dont je garderai un si bon, un si doux souvenir. Disant cela, elle se retourna et promena lentement ses regards sur la plaine et sur le lac qui derriere eux s'etendait a leurs pieds. Une larme semblait rouler dans ses paupieres et mouiller ses yeux, qui brillaient d'un eclat extraordinaire. --Voila la maison ou j'ai passe les meilleurs jours de ma vie, dit-elle en montrant le toit de l'hotel, qu'on apercevait tout au loin, confusement, au milieu de la verdure. Puis se tournant de nouveau et regardant du cote de la montagne: --Voila la fontaine ou nous avons dejeune, dit-elle en levant la main, et ou vous avez si patiemment ecoute mes plaintes. Alors, secouant la tete comme pour chasser une pensee opportune: --Vous plait-il que nous dejeunions la encore aujourd'hui, dit-elle, pour la derniere fois? --Je vous conduisais a cette fontaine. --C'est cela, allons-y, et vienne l'orage pour que la journee soit complete. Ils continuerent de gravir le sentier qu'ils suivaient, marchant lentement tous deux, silencieux et recueillis. Carmelita paraissait sous le poids d'une vive et penible emotion. Lui-meme, comme il l'avait dit, se sentait l'esprit moins libre, le corps moins dispos que de coutume. A mesure que la matinee s'ecoulait, le temps devenait de plus en plus lourd. Pas un souffle de vent, le feuillage des hetres immobile, sans un bruissement; pas d'autre bruit que celui de l'eau des sources qui s'ecoulait en clapotant sur les cailloux qui barraient son passage; au loin, quelques faibles tintements des clochettes des vaches. Cependant, rien, si ce n'est cette pesanteur de l'air n'annoncait qu'un orage fut prochain; le ciel etait bleu, sans nuages, et le soleil dardait ses rayons avec une intensite peu ordinaire. Ils arriverent enfin a la fontaine, ou Carmelita avait appris au colonel qu'elle etait decidee a abandonner sa mere et son oncle pour entrer au theatre. Ils s'assirent sur les pierres ou ils s'etaient assis le jour de cette confidence, et, de temps en temps seulement, le colonel se leva pour aller chercher l'eau qu'ils melaient a leur vin. Mais leur entretien fut moins libre, moins facile; il semblait que Carmelita fut embarrassee de parler, ou tout au moins qu'elle eut peur d'aborder certains sujets, et souvent elle garda le silence, s'enfermant dans ce mutisme qui autrefois lui etait habituel. Cependant, lorsqu'elle se taisait ainsi, elle ne detournait point ses yeux, au contraire, elle les tenait attaches sur le colonel, et lorsque celui-ci levait la tete, il la voyait muette, immobile, le regardant avec cette puissance de fascination enigmatique, si bizarre chez elle, avec ce sourire etrange des levres et des yeux, si attrayants, si seduisants, si inquietant. Pendant leur dejeuner, la chaleur etait devenue plus pesante, quelques nuages se montraient ca la dans le ciel, et, de temps en temps, soufflait un vent chaud qui arrivait du sud. Puis cette rafale passee, tout rentrait dans le calme et le silence. En traversant un bois de sapins, ils furent suffoques par la chaleur; l'air qu'ils respiraient leur brulait la gorge, leurs levres se sechaient; les aiguilles tombees sur la terre, qu'elle feutrait d'un epais tapis, etaient glissantes au point que, deux fois, Carmelita faillit tomber. Alors il s'approcha d'elle et, lui prenant le bras, il le mit sous le sien. Elle s'appuya sur lui, et ils marcherent d'un meme pas, sans que leurs pieds fissent de bruit sur ce tapis moelleux. Lorsqu'ils sortirent de ce bois de sapins dont les hautes branches, formant un couvert epais et sombre au-dessus de leurs tetes, leur avaient cache le ciel, ils virent que de gros nuages noirs arrivaient rapidement du cote du sud. Presqu'aussitot une rafale s'abattait sur la montagne avec un bruit sourd; tout ce qui etait immobile et mort s'anima et entra en mouvement; les feuillas arrachees des branches passerent dans l'air, emportees par le vent. Au loin on entendit les roulements sourds du tonnerre. Et dans la montagne, a des distances plus ou moins rapprochees de l'endroit ou ils se trouvaient, eclaterent des sonneries de cloches se melant a des mugissements de vache et des cris de berger. Regardant autour d'eux, ils apercurent sur les pentes des paturages inclines de leur cote, des vaches qui couraient ca et la, la queue dressee, la tete basse, galopant sans savoir ou elles allaient. --Enfin voici l'orage, dit Carmelita. --Et trop tot pour nous, je le crains bien: aurons-nous le temps de gagner la hutte? --Pressons le pas. --Appuyez-vous sur mon bras. --Ne craignez rien, je vous suivrai; marchez aussi vite que vous voudrez. Il allongea le pas et elle l'allongea egalement. Mais, a marcher ainsi cote a cote, dans ce sentier assez, mal trace, il y avait des difficultes; souvent ils etaient obliges de s'eloigner l'un de l'autre pour eviter les quartiers de roche qui barraient le chemin; d'autres fois, au contraire, ils devaient se rapprocher, et alors ils s'arretaient forcement durant quelques secondes. --Voulez-vous que j'abandonne votre bras? dit Carmelita, je crois que nous marcherons plus vite separement. --Si vous voulez. --Vous prenez trop souci de moi. Il etait evident que s'ils ne voulaient pas etre surpris par l'orage, dans ce sentier au milieu des pres ou il n'y avait pas un abri, pas un creux de rocher, pas un chalet, pas une hutte, ils devaient se hater. Les nuages noirs qui venaient du sud avaient envahi tout le ciel, et cache le soleil quelques instants auparavant si radieux. Maintenant c'etait des sommets neigeux que venait la lumiere, une lumiere blafarde; du ciel, au contraire, tombait l'obscurite que des eclairs dechiraient de temps en temps pour jeter sur la terre des lueurs fulgurantes. Lorsque subitement un des ces eclairs eclatait sur les pentes herbees de la montagne, on voyait des vaches bondir, affolees, au milieu des rochers, et le bruit grele de leurs clochettes, succedant aux roulements du tonnerre, produisait un effet etrange et fantastique. D'autres vaches, au contraire, reunies aupres de leur berger et formant cercle autour de lui, tandis qu'il allait de l'une a l'autre pour les flatter, restaient immobiles, rassurees, montrant ainsi toute leur confiance dans la protection imaginaire qu'elles trouvaient aupres de leur maitre. Repercutees, repetees, renvoyees par les parois des montagnes contre lesquelles elles venaient eclater, les detonations du tonnerre produisaient un vacarme assourdissant: ce n'etaient pas quelques coups roulant l'un apres l'autre, c'etaient des eclats repetes, qui semblaient se heurter, pour aller se perdre dans les profondeurs des vallees ou bien pour remonter des vallees au ciel, comme s'ils ne trouvaient pas un espace libre pour se repandre en vagues sonores. Alors, dans leur sentier ou ils se hataient, ils etaient secoues par ces vagues qui les enveloppaient et tourbillonnaient autour d'eux. Pour lui, il restait assez calme au milieu de ce bouleversement; mais, a chaque coup de tonnerre, Carmelita baissait la tete et levait les epaules. --Je suis servie a souhait, dit-elle dans un intervalle de silence, et peut-etre trop bien servie. --Vous avez peur? --Dame... oui. --Nous approchons de la hutte. --Combien de temps encore? --Cinq minutes en marchant vite. Un eclat de tonnerre lui coupa la parole; en meme temps une nappe de feu les enveloppa et les eblouit. Instinctivement Carmelita s'etait rapprochee du colonel. Elle lui tendit la main. --Voulez-vous me conduire? Je n'y vois plus. Il prit cette main dans la sienne, et une sensation brulante courut dans ses veines, de la tete aux pieds, des pieds a la tete. Ils se remirent en marche, lui le premier, elle venant ensuite, se laissant mener docilement comme une enfant. Il fallait se hater, car les rafales se succedaient presque sans interruption, et la pluie ou la grele allait fondre sur eux d'une minute a l'autre. Quand un coup de tonnerre eclatait, le colonel sentait la main de Carmelita serrer la sienne; puis, apres cette pression, il sentait ses fremissements. Sans les eclairs qui les eblouissaient et qui faisaient danser le sentier devant leurs yeux, ils auraient pu marcher plus vite; mais il y avait des moments ou ils devaient s'arreter, ne sachant ou mettre le pied, n'ayant plus devant eux que des nappes de feu ou des trous noirs. Alors les doigts de Carmelita, agites par des contractions electriques, se crispaient dans sa main. Le vent les frappait dans le dos et les poussait en avant. Tout a coup ils sentirent quelques gouttes tiedes leur piquer le cou: c'etait la pluie qui arrivait. --Heureusement voici la hutte, dit-il. Son bras etendu en avant, il designa une masse sombre, qu'un eclair presque aussitot vint illuminer. Encore une centaine de metres et ils trouvaient un abri. Lui serrant la main, il l'entraina rapidement. La rafale qui avait apporte ces quelques gouttes de pluie passa, et il y eut une sorte d'accalmie. Cette hutte etait une sorte de construction en pierres seches, recouverte d'un toit en planches chargees de quartiers de rocher pour les maintenir en place et faire resistance au vent. Ce n'etait point un chalet, habite pendant la saison ou les vaches frequentent la montagne; c'etait une simple grange, dans laquelle on abritait le foin que les vachers allaient couper a la faux sur les pentes trop rapides pour etre paturees par leurs bestiaux. Point de porte a cette grange, point de fenetre; une seule ouverture, qui n'etait fermee par aucune cloture. Ils n'eurent donc pas l'embarras de chercher comment entrer en arrivant devant cette grange, l'ouverture donnait sur le sentier; ils se jeterent a l'abri. Il etait temps: la pluie commencait a tomber en grosses gouttes larges et serrees, bientot ce fut une veritable cataracte qui fondit sur le toit de la grange; mais ils n'avaient plus rien a craindre de l'eau, ils pouvaient respirer. Il est vrai que ce n'etait pas de la pluie que Carmelita avait peur, c'etait du feu, c'est-a-dire du tonnerre; et l'orage precisement venait de se dechainer en plein sur eux. Jusque-la ils n'avaient eu affaire qu'a l'avant-garde des nuages, maintenant c'etait le centre de la tempete qui les enveloppait. Se heurtant contre la montagne, qui s'opposait a leur libre passage, les nuages s'etaient divises; tandis que les uns s'envolaient par-dessus les sommets, les autres s'etaient abattus dans les vallees. De sorte que, dans leur hutte, ils etaient veritablement au milieu de l'orage; tantot les detonations eclataient au-dessus de leur tete et semblaient devoir ecraser leur toit, tantot au contraire elles eclataient au-dessous d'eux et semblaient soulever les planches qui les abritaient. Les nappes de feu se succedaient sans interruption, eblouissantes, aveuglantes, comme s'ils avaient ete en plein dans les flammes du ciel. Tout d'abord Carmelita avait voulu rester a l'entree de la grange pour jouir du spectacle splendide des eclairs embrassant les montagnes; mais bientot elle avait abandonne cette place, plus peureuse que curieuse, pour aller s'asseoir sur le foin, et se cacher la tete entre ses mains. Pour le colonel, il s'etait appuye contre le mur, et il regardait les eclairs ne fermant les yeux que lorsque leur clarte trop vive l'eblouissait. Dans un court intervalle de silence, il entendit Carmelita l'appeler. Il s'approcha d'elle. --Je suis comme ces pauvres betes que nous regardions tout a l'heure et que la voix de leur maitre rassurait; il me semble que si vous me parliez, j'aurais moins peur, car, je l'avoue, j'ai tres peur. Il s'assit pres d'elle sur le foin parfume, et voulut la rassurer par quelques mots plus ou moins raisonnables. Mais une detonation formidable lui coupa la parole la grange, secouee du haut en bas, semblait prete a s'ecrouler; des lueurs fulgurantes couraient partout, comme si les planches et le foin venaient de s'allumer. Elle jeta brusquement ses deux bras autour des epaules du colonel, et, fremissante, eperdue, elle se serra contre lui. Il se pencha vers elle. Mais dans ce mouvement leurs bouches se rencontrerent et leurs levres s'unirent dans un baiser. V Huit jours s'etaient ecoules depuis l'orage qui avait ravage les bords du Leman, et le colonel Chamberlain avait disparu, sans que personne sut au Glion ce qu'il etait devenu. Le soir meme de cet orage, il etait rentre a l'hotel avec mademoiselle Belmonte, et le lendemain matin, au petit jour, un garcon, en faisant les chaussures, l'avait vu sortir. Contrairement a son habitude, le colonel n'avait pas pris le chemin de la montagne; mais, tournant a gauche, il avait suivi la route qui descend a Montreux. Cette disparition avait provoque, bien entendu, de nombreux commentaires. --Comment! le colonel Chamberlain avait quitte l'hotel, et son valet de chambre lui-meme n'avait pas ete averti de ce depart? Mais, a cote des commentaires des indifferents et des curieux, s'etait manifestee l'inquietude des interesses. Le prince Mazzazoli, Carmelita; la comtesse Belmonte avaient a tour de role, interroge Horace en le pressant de questions. --Ou etait le colonel? --Quand devait-il revenir? A toutes ces questions Horace etait reste sans reponses, stupefait lui-meme de ce depart, que rien ne faisait prevoir. Et alors il etait entre dans des explications desquelles resultait la presomption, pour ne pas dire la certitude, que le colonel etait, la veille meme de son depart, decide a prolonger son sejour au Glion. Alors il allait revenir d'un instant a l'autre. C'etait ce que Carmelita s'etait dit, bien qu'elle ne put guere s'expliquer ce brusque depart, alors qu'elle avait de si puissantes raisons personnelles, pour croire qu'il allait rester pres d'elle. C'etait donc une separation. C'etait une fuite! Mais Horace, comment restait-il a l'hotel? Comme sa niece, le prince s'etait demande ce qui avait determine ce brusque depart. Mais il avait trop l'experience des choses de ce monde pour rester court devant cette question. Le colonel avait voulu echapper a un mariage avec Carmelita, et en laissant Horace au Glion, le colonel avait voulu apprendre ce qui se passerait apres son depart, et comment ce depart serait supporte. Et si Horace paraissait stupefait de ce depart, s'il disait ne rien savoir, il n'etait pas sincere. En realite, il savait parfaitement ou son maitre etait, ce qui expliquait qu'il eut deploye si peu de zele a le chercher dans les precipices de la montagne, et chaque jour, sans doute, il lui ecrivait. De sa retraite, le colonel suivait donc l'effet produit par sa fuite. C'etait un homme logique que le prince Mazzazoli, et qui poussait les raisonnements jusqu'au bout. Arrive a cette conclusion, il ne s'arreta donc pas en chemin, et il se dit que cette precaution, ce besoin de savoir, indiquait surement une resolution indecise aussi bien qu'une conscience troublee. S'il avait ete parfaitement decide a fuir Carmelita, le colonel ne se serait point inquiete de ce qui arriverait apres son depart. Il serait parti et il aurait emmene son valet de chambre avec lui. De ce que celui-ci restait au Glion avec mission d'observer ce qui s'y passait pour en avertir son maitre, on devait conclure que le colonel pouvait revenir. Ce retour dependait donc des lettres d'Horace. En consequence, il fallait que ces lettres fussent telles que le colonel, ebranle dans son indecision et atteint dans sa conscience, fut oblige de revenir, qu'il le voulut ou ne le voulut pas. Pour obtenir ce resultat, deux moyens se presentaient. Acheter Horace. Ou bien le tromper. Le prince, quoiqu'il n'eut qu'un parfait mepris pour la conscience humaine, n'osa pas proposer d'argent a Horace pour le mettre dans ses interets; ce negre, qui etait un animal primitif, serait capable de refuser l'argent et d'avertir son maitre. Il aima mieux recourir a l'habilete, ce qui d'ailleurs etait plus economique. Le lendemain, Carmelita garda le lit et l'on annonca qu'elle etait malade; on dut meme aller chercher un medecin, et, comme le prince etait sans domestiques, il pria Horace de lui rendre le service d'aller a Montreux. Horace ne se serait jamais permis d'interroger le medecin; mais, lorsque celui-ci sortit de la chambre de Carmelita, il entendit sans ecouter une partie de la conversation qui s'engagea entre le prince et le medecin dans le vestibule. --Eh bien! demanda le prince, comment trouvez-vous notre malade? Elle me parait bien serieusement prise. --Ses plaintes denotent en effet un etat tres douloureux. --La tete surtout, c'est de la tete qu'elle souffre; la nuit a ete des plus mauvaises. --Je n'ai rien remarque de particulier de ce cote; pas de fievre; et cependant une grande agitation. Quelques questions et leurs reponses echapperent a Horace, mais bientot il entendit le prince qui disait: --Ne craignez-vous pas une fievre cerebrale? La reponse n'arriva pas jusqu'a lui, au moins telle qu'elle fut formulee par le medecin, mais le prince voulut bien la lui faire connaitre. On craignait une fievre cerebrale, et le medecin etait tres inquiet. Horace se montra emu, et le prince fut certain que cette emotion allait se communiquer au colonel. Il n'y avait qu'a attendre en entretenant cette emotion. Le temps s'ecoulait, et la maladie de Carmelita prit un caractere de plus en plus inquietant. Le prince paraissait accable, et, toutes les fois qu'il parlait de sa niece a Horace, c'etait avec des tremblements dans la voix et des larmes dans les yeux, de plus en plus convaincu que ces larmes et ces tremblements passeraient dans les lettres du negre. --Vous aussi, disait-il, vous avez vos tourments, mon pauvre garcon, et je vous plains sincerement d'etre sans nouvelles de votre maitre, que vous aimez tant. Il y avait deja dix jours qu'Horace "etait sans nouvelles de son maitre", lorsqu'un matin on lui remit une lourde enveloppe portant le timbre de Paris, et dont l'adresse etait ecrite de la main du colonel. Dans cette enveloppe, se trouvaient quatre lettres: une pour lui, dans laquelle le colonel lui disait de venir le rejoindre a Paris; une pour le prince Mazzazoli, une pour la comtesse Belmonte, la quatrieme enfin pour mademoiselle Carmelita Belmonte. Ces lettres recues, il ne perdit pas son temps a se demander quel pouvait etre leur contenu. Vivement il monta a la chambre du prince, tenant les trois lettres dans sa main. --Je viens de recevoir une lettre de mon maitre, dit Horace, dans laquelle etaient incluses trois lettres que voici: une pour M. le prince, une pour madame la comtesse, une pour mademoiselle Carmelita. --Donnez, dit le prince en avancant vivement la main. Mais aussitot, se contenant et ne voulant pas laisser paraitre l'angoisse qui lui serrait les entrailles: --Quelles nouvelles du colonel? dit-il d'une voix qu'il tacha d'affermir. --Bonnes; mon colonel me dit de l'aller rejoindre a Paris, et, comme il ne me parle pas de sa sante, je pense qu'elle est bonne. --Je le pense aussi et je m'en rejouis; au reste le colonel aura peut-etre ete plus explicite dans la lettre qu'il m'adresse, et c'est ce que je vais voir. Et, prenant les lettres qu'Horace lui tendait, il congedia celui-ci d'un mouvement de main plein d'amabilite. Mais, au lieu de prendre la lettre qui portait son nom, le prince ouvrit celle qui etait adressee a Carmelita, pensant sans doute qu'il verrait la plus clairement ce qu'il voulait apprendre. Il fit cela vivement, sans hesitation, comme la chose la plus naturelle du monde. Carmelita ne lui appartenait-elle pas? Que serait-elle sans lui? Une declassee, une pauvre fille qui n'aurait jamais pu se marier. N'etait-il pas juste que le premier, il recueillit le fruit de ses efforts? Il lut: "Mon brusque depart a du vous bien surprendre, chere Carmelita, et quand le lendemain de notre journee passee dans la montagne, on vous a dit que j'avais quitte le Glion, je ne sais ce que vous avez du penser. "En tous cas, quelles qu'aient ete les accusations que vous avez pu porter contre moi ou contre ma conduite, elles etaient fondees, puisque vous ignoriez a quel mobile j'obeissais en partant. "Aujourd'hui, l'heure est venue de vous donner les explications de cette conduite etrange qui, une fois encore, a du justement vous indigner, et je veux le faire franchement, loyalement, comme il convient a un homme d'honneur qui croit devoir se justifier. "Pourquoi suis-je parti sans vous avertir? "Tout d'abord c'est a cette question que je veux repondre, car c'est la premiere, n'est-ce pas, que vous vous etes posee? "En effet, n'etait-il pas tout simple et tout naturel que, voulant partir, je prisse la peine de vous le dire. Pour cela qu'avais-je a faire? A frapper deux coups a notre porte de communication, qui se serait ouverte devant moi et qui m'eut donne toute facilite pour m'expliquer. "Je ne l'ai pas fait, cependant, et je dois vous dire pourquoi, avant d'aller plus loin. "La facilite materielle de m'expliquer, je la trouvais par ce moyen; mais je ne trouvais pas en meme temps la liberte morale, et c'etait cette liberte morale que je voulais, que j'ai cherchee, que j'ai trouvee dans ce brusque depart. "Lorsque nous nous sommes separes, en rentrant de notre promenade, je ne pensais nullement a ce depart; bien au contraire, je n'avais qu'une idee, qu'un but rester pres de vous. "Je ne sais ce qu'a ete cette nuit pour vous apres les sensations et les emotions de notre journee. "Pour moi elle a ete une nuit de reflexions les plus graves; car c'etait ma vie que j'allais decider, c'etait en meme temps la votre. "Dans des conditions pareilles, direz-vous encore, pourquoi n'avoir pas frappe a la porte de communication? "Ma reponse sera franche. "Parce j'aurais subi votre influence toute-puissante, irresistible, et, au lieu de voir par mes propres yeux, au lieu de sentir par mon propre coeur, au lieu de raisonner avec ma propre raison, je me serais laisse entrainer, j'aurais vu par vos yeux, j'aurais senti par votre coeur, je n'aurais pas raisonne. "J'ai voulu m'assurer cette liberte d'examen et de decision. "Voila comment je suis parti, sans vous parler de ce depart, convaincu a l'avance que, si je vous disais un seul mot, je ne partirais point. "Or il fallait, il fallait absolument que je partisse, pour avoir toute ma liberte de conscience. "En vous quittant, en vous serrant dans mes bras une derniere fois, je ne m'imaginais guere que le lendemain matin nous ne nous verrions plus; mais, dans le calme et le silence de la nuit, la reflexion a remplace les emportements tumultueux de la journee, et, peu a peu, j'ai ete amene a faire l'examen de ma situation morale dans le present aussi bien que dans le passe. "En commencant cette lettre, je vous ai promis une entiere franchise et une absolue sincerite; je dois donc, quant a cette position morale, entrer dans des details qui, jusqu'a un certain point, seront des aveux. "Je sens combien ces aveux sont delicats entre nous, je sens combien ils sont difficiles; mais je m'imputerais a crime de ne pas les faire. "En ces derniers temps j'ai eprouve, chere Carmelita, une terrible douleur qui m'a laisse aneanti, et j'ai cru que mon coeur etait mort pour la tendresse, si bien mort que personne ne le ressusciterait jamais. "Cet aveu vous fera comprendre comment, dans cette vie d'intimite qui a ete la notre, jamais un mot de tendresse n'est sorti de mes levres; jamais un regard passionne, jamais un geste n'est venu troubler la confiance que vous aviez en moi. "Vous aimai-je? "Je ne me posais pas cette question, et l'idee que je pouvais encore aimer ne se presentait meme pas a mon esprit. "La surprise qui nous a mis dans les bras l'un de l'autre a ete l'eclair qui a dechire la nuit qui m'enveloppait." Arrive a ce passage de la lettre qu'il lisait, le prince s'arreta un moment et haussa doucement les epaules avec un sourire de pitie; mais il ne s'attarda pas dans des reflexions oiseuses, et bien vite il reprit sa lecture au point ou il l'avait interrompue. "Les eclairs, vous avez vu, dans cette journee d'orage, les effets qu'ils produisent, ils eblouissent, et, lorsqu'ils s'eteignent, l'obscurite qu'ils ont pour une seconde dechiree et illuminee reprend plus sombre et plus noire. "Il en est des choses morales comme des choses materielles. "L'eclair qui m'avait ebloui s'etait eteint, je restai aveugle. "Sans doute il m'etait facile de faire jaillir de nouveau les lueurs qui avaient projete leur lumiere dans mon ame. Pour cela, je n'avais qu'a venir pres de vous: du choc de nos regards naitraient de nouveaux eclairs. "Mais l'effet ne serait-il pas toujours le meme, et l'aveuglement ne succederait-il pas encore a l'eblouissement? "Ce n'etait point ainsi que je devais tenter l'examen que je voulais; ce n'etait point pres de vous, sous votre influence, sous votre charme. "C'etait dans la solitude, dans le calme, seul en face de moi-meme, que je devais m'interroger franchement, et franchement me repondre. "Voila pourquoi je suis parti. "Ce que je voulais savoir, ce n'etait point si j'etais capable d'etre heureux pres de vous. "Cela je le savais, je le sentais, et m'eloignant le matin de l'hotel ou vous dormiez, regardant les fenetres de votre chambre, pensant a notre journee de la veille, je retrouvais encore dans mes veines des frissonnements de bonheur. "Mais etais-je capable de vous rendre heureuse? Pouvais-je vous aimer comme vous devez etre aimee? Cela, je ne le savais pas d'une maniere certaine et je voulais le chercher. "Cet examen, je l'ai fait en toute franchise, en toute conscience. "Depuis que je me suis eloigne du Glion, il ne s'est point ecoule une heure, une minute, qui ne vous ait ete consacree, et aujourd'hui je viens vous dire que j'ecris a votre oncle, et a votre mere, pour leur demander votre main. "Voulez-vous de moi pour votre mari, chere Carmelita? "Vous prierez votre oncle de me faire connaitre votre reponse." Le prince s'arreta de nouveau et, posant la lettre sur la table qui etait devant lui, se renversant dans son fauteuil, il se mit a rire silencieusement. Quelqu'un qui l'eut observe se fut assurement demande s'il devenait fou: sans une parole, sans un eclat de voix, il riait toujours, la bouche largement ouverte, la machoire inferieure tremblante, les yeux remplis de larmes. Tout a coup il s'arreta et haussant les epaules: --Le remords des honnetes gens, dit-il a mi-voix. Huit jours... lutte... reparation obligee... enfin! Puis, son acces de joie s'etant un peu calme, il reprit et acheva sa lecture: "Soyez assuree que vous trouverez en moi un mari qui vous aimera loyalement, et qui tiendra fidelement un engagement qu'il n'a voulu prendre qu'en connaissance de cause." Venaient ensuite quelques phrases de tendresse qui n'etaient que le developpement de cette idee, mais le prince ne les lut que d'un oeil distrait puis il passa a la lettre qui lui etait adressee: en gros, il savait ou tout au moins il croyait savoir comment le colonel avait ete amene a cette demande en mariage, et pour le moment cela suffisait. Maintenant il etait curieux de voir comment sa lettre etait redigee. Elle l'etait de la facon la plus simple et en termes aussi brefs que possible. Mon cher prince, Je n'ai pu vivre dans l'intimite de votre charmante niece, sans me prendre pour elle d'un sentiment de tendresse qui peu a peu est devenu de l'amour. J'ai l'honneur de vous demander sa main et je vous prie d'etre mon interprete aupres de madame la comtesse Belmonte, a laquelle d'ailleurs j'ecris directement, pour appuyer ma demande. Je ne veux aujourd'hui presenter que la question de sentiment; quant a ce qui est affaire, nous nous en occuperons, si vous le voulez bien, de vive voix, lorsque nous aurons le plaisir d'etre reunis. Croyez, mon cher prince, a mes meilleurs sentiments. EDOUARD CHAMBERLAIN. Autant le prince avait ete satisfait de la lettre ecrite a Carmelita, autant il fut mecontent de celle-la. Vraiment ce marchand de petrole le prenait de haut et d'un ton degage avec le dernier representant des Mazzazoli. Il prit la lettre adressee a la comtesse et l'ouvrit. Elle etait a peu pres la repetition de celle qu'il venait de lire, avec plus de politesse seulement et moins de sans-gene. Alors, reunissant ces trois lettres, il passa dans la chambre de Carmelita, ou se trouvait la comtesse. --Je viens de recevoir une lettre du colonel Chamberlain, dit-il. --Ah! s'ecria la comtesse. Carmelita ne dit rien; mais, se soulevant sur le fauteuil ou elle etait etendue, elle regarda son oncle fixement. --Voici deux lettres qui vous sont adressees, continua le prince. Et il remit ces lettres, l'une a sa soeur, l'autre a sa niece. --Ne me faites pas mourir d'impatience, s'ecria la comtesse, les mains tremblantes, parlez donc. --Lisez, dit-il. Carmelita n'avait point attendu ce conseil, prenant la lettre des mains de son oncle, elle en avait commence vivement la lecture, sans faire d'observation a propos du cachet brise. Mais la comtesse tremblait tellement qu'elle ne pouvait lire; alors, le prince, s'approchant d'elle, lui reprit la lettre et la lui lut a mi-voix. --Ah! le bon garcon, s'ecria la comtesse. Et elle joignit les mains en marmottant quelques mots inintelligibles. Cependant Carmelita avait acheve la lecture de sa lettre, beaucoup plus longue que celle de sa mere. Le prince, qui l'observait, n'avait pas vu son visage palir ou rougir. Mais, lorsqu'elle fut arrivee a la derniere ligne, elle se leva vivement et lancant a son oncle un regard triomphant: --Eh bien! dit-elle, suis-je une oie? Le prince flechit un genou devant elle, et lui prenant la main avec un geste d'humble adoration: --Un ange! dit-il. Respectueusement il lui baisa la main. A son tour la comtesse vint devant sa fille, et lui prenant la main, comme l'avait fait le prince, elle la baisa aussi avec une genuflexion. Ainsi sa mere et son oncle se prosternaient devant elle. L'elan de fierte qu'elle avait eu en lisant la lettre de son mari ne tint pas contre cette humilite; elle prit sa mere dans ses bras et l'embrassa tendrement, de meme elle embrassa son oncle. VI Bien que le prince Mazzazoli eut pleine confiance dans le colonel et le jugeat incapable de ne pas tenir un engagement pris, il eut desire que le mariage de Carmelita ne se fit point a Paris. Sans doute, au point ou les choses etaient arrivees, il n'y avait guere a craindre que ce mariage manquat. Cependant il etait dans la nature du prince de craindre toujours et de rester quand meme sur ses gardes. Dans les circonstances presentes, il lui semblait que, si un danger devait surgir, c'etait du cote de Paris qu'il fallait l'attendre. Il paraissait peu probable que le colonel retombat sous l'influence de madame de Lucilliere, au moins avant le mariage. Apres, cela etait possible, et le prince, qui avait l'experience de la passion, admettait ce retour jusqu'a un certain point; mais ce qui arriverait apres le mariage, il n'avait pas presentement a en prendre souci. Le baron Lazarus ne voudrait-il pas se venger de la duperie dont il avait ete victime? Cela etait a presumer. Mais que pouvait-il? Ni lui ni Ida n'etaient maintenant bien redoutables. Enfin pouvait-on etre pleinement rassure du cote de cette jeune cousine du colonel, cette petite Therese Chamberlain, qu'il avait eu un moment l'intention de prendre pour femme? Quel que fut le plus ou moins de gravite de ces trois dangers, et a vrai dire le plus grand de tous paraissait bien peu serieux, il y avait une chose certaine, qui etait que le simple sejour a Paris du colonel et de Carmelita donnait tout de suite a ces craintes un caractere plus imminent. Que le colonel ne rentrat pas en France et tres probablement aucun de ces dangers n'eclatait. Au contraire, que le mariage se fit a Paris, precede et accompagne de toute la publicite qui fatalement devait se manifester d'une facon bruyante, et aussitot ils pouvaient devenir menacants. Qui pouvait savoir a l'avance les fantaisies qui passeraient par la tete de la marquise de Lucilliere, lorsqu'elle apprendrait que son ancien amant allait se marier? En voyant a qui avait profite la rupture, qu'on avait eu l'habilete d'amener entre elle et cet amant ne devinerait-elle pas quel avait ete l'auteur de cette rupture? Que ne devait-on pas craindre d'un homme tel que le baron Lazarus, decu dans ses esperances les plus cheres, et de plus battu avec les armes memes qu'il avait eu la simplicite de donner? Enfin qui pouvait prevoir ce que ferait cette Therese Chamberlain, alors surtout qu'on ne la connaissait pas, et qu'on ne savait rien de ce qui s'etait passe entre elle et son cousin le colonel? Ce que M. Le Mehaute, le juge d'instruction, avait raconte du frere de cette jeune fille, lors de la tentative d'assassinat commise sur le colonel, devait donner a reflechir. Il etait evident qu'on avait la main hardie, dans cette famille, et un Italien, si brave qu'il soit, compte toujours dans la vie avec les mains hardies qui savent manier un couteau ou un poignard. Or, si le recit du juge d'instruction etait exact, on ne se faisait pas scrupule, dans la famille Chamberlain, de mettre en mouvement les couteaux et les poignards; la poitrine du colonel etait la pour le prouver. Il valait donc mieux, a tous les points de vue et aussi au point de vue des interets personnels du prince, que le mariage ne se fit pas a Paris. --Mais ou le celebrer? --Ah! si on avait commence les reparations indispensables dans le chateau de Belmonte! Si on s'etait occupe activement de meubler quelques pieces! Si.... Le prince avait hausse les epaules, ce n'etait pas en quelques semaines ou en quelques mois qu'on pouvait restaurer Belmonte. Comment celebrer un mariage entre les quatre murailles croulantes d'un chateau chancelant, sans un toit sur la tete des invites, sans vitres aux fenetres, au milieu des oiseaux de nuit effrayes et des betes immondes qui cherchent leur abri dans les decombres? La vue seule de cette misere ne ferait-elle pas fuir le colonel, peu sensible sans doute a la poesie des ruines? Il fallait donc renoncer a Belmonte, et le prince y renonca, mais non pourtant sans tenter d'ecarter Paris. Il proposa Venise, Florence, Naples, trois villes charmantes pour une lune de miel. Mais le colonel n'accueillit point cette proposition. Le prince Mazzazoli avait-il une habitation a Venise? En avait-il une a Florence? une a Naples? Non, n'est-ce pas? Alors pourquoi aller a Venise ou a Naples? et pourquoi plutot ne pas aller a Paris, ou il possedait, lui, un hotel pret a le recevoir? Paris etait aussi une ville charmante pour une lune de miel. Le prince resista, mais le colonel tint bon et de telle sorte que, finalement, le prince ceda. Quelles raisons valables lui opposer pour refuser Paris? Aucune en realite; et un refus persistant pourrait le surprendre et l'inquieter, peut-etre meme donner de mauvaises pensees. Le temps n'etait pas encore venu ou l'on pourrait impunement ne pas le menager. Il fut donc convenu qu'on rentrerait a Paris, et que ce serait a Paris que se ferait le mariage. D'ailleurs, en veillant attentivement, on pourrait ecarter les dangers, s'ils se presentaient. Et le colonel etait dans des dispositions qui ne permettaient pas de croire que ces dangers, quels qu'ils fussent pussent etre bien redoutables. On pourrait risquer des efforts pour empecher ce mariage, mais a coup sur ils n'auraient aucun resultat. Cependant, malgre cette confiance dans le succes, le prince aurait voulu tenir le mariage de sa niece autant que possible cache, ayant pour cela de puissantes raisons qui lui etaient inclusivement personnelles. Mais cela ne fut pas possible. Le colonel se serait demande ce que signifiait cet etrange mystere. Et d'un autre cote lui-meme revenant a Paris, apres une assez longue absence, etait oblige de donner des explications a ses creanciers pour les faire patienter. Quelle meilleure assurance pour eux d'etre surement payes que l'annonce du prochain mariage de Carmelita avec le colonel Chamberlain? Cette fois, il ne s'agissait plus d'un mariage plus ou moins probable; c'etait un mariage arrete, decide, et le plus etonnant, le plus merveilleux, le plus miraculeux, le plus etourdissant, le plus triomphant, le plus beau, le plus grand, le plus riche, le plus extraordinaire, le plus brillant, le plus eblouissant, le plus digne d'envie qu'on put rever. Le mari, on pouvait le nommer: c'etait... pour tout dire d'un seul mot, c'etait l'homme le plus riche, le plus en vue, le plus a la mode de Paris, c'etait le colonel Chamberlain. Et le prince l'avait nomme tout bas, en cachette, avec priere de ne pas ebruiter cette nouvelle. Non seulement il l'avait nomme, mais avec quelques creanciers qui avaient paye cher le droit d'etre incredules, il avait fait plus; il avait montre la lettre ecrite par le colonel pour lui demander la main de Carmelita. Le premier creancier a qui le prince avait montre la lettre du colonel etait son bijoutier, qu'il avait interet a menager. Le bijoutier avait promis le secret, mais, en rentrant chez lui, il avait joyeusement annonce a sa femme que la creance du prince Mazzazoli serait payee, attendu que mademoiselle de Belmonte epousait le colonel Chamberlain. A ce moment etait entree une des principales clientes de la maison, la charmante comtesse d'Ardisson, amie et rivale de la marquise de Lucilliere. Naturellement, on lui avait conte cette grande nouvelle, qui, en consequence de ses relations avec madame de Lucilliere, devait avoir un certain interet pour elle. C'etait un secret, un grand secret, que personne ne connaissait encore a Paris; car le prince et sa famille venant de Suisse avec le colonel Chamberlain, etaient arrives le matin meme. Une fois en possession de ce secret, la comtesse d'Ardisson n'eut qu'un desir, l'apprendre elle-meme a madame de Lucilliere, pour voir comment celle-ci recevrait cette nouvelle. Precisement c'etait jour d'Opera de la marquise de Lucilliere, l'occasion etait vraiment heureuse. A huit heures, la comtesse d'Ardisson s'etait installee dans sa loge, qui faisait face a celle de madame de Lucilliere. La marquise n'etait point encore arrivee et sa loge etait restee vide jusqu'a la fin du premier acte de Robert, qu'on donnait ce soir-la. La toile etait a peine tombee, que la comtesse d'Ardisson entrait dans la loge de madame de Lucilliere pour lui faire une visite d'amitie. La marquise etait gaie, souriante, de belle humeur comme a l'ordinaire, et prenait plaisir pour le moment a plaisanter le prince Seratoff, qui l'avait accompagnee. Elle accueillit la comtesse d'Ardisson avec des demonstrations de joie affectueuse, comme une amie dont on a ete trop longtemps separee. Apres quelques minutes, le prince Seratoff sortit de la loge, les laissant en tete a tete. --Vous savez la nouvelle? demanda aussitot la comtesse. --Quelle nouvelle --La grande, l'incroyable, la merveilleuse nouvelle: le colonel Chamberlain, qui avait disparu si brusquement, il y a quelques mois est retrouve. --Etait-il donc perdu? demanda la marquise de Lucilliere en palissant legerement. --Je ne sais s'il l'etait pour vous,--la comtesse appuya sur le mot.--mais il l'etait pour le monde parisien; heureusement le voici revenu, et je crois que son retour va faire un joli tapage. Elle attendit un moment pour que madame de Lucilliere lui demandat a propos de quoi allait eclater ce tapage; mais celle-ci, tout d'abord surprise en entendant prononcer le nom du colonel, s'etait bien vite remise et maintenant elle se tenait sur ses gardes. Evidemment ce n'etait pas pour avoir le plaisir de lui faire une simple visite que sa chere amie, madame d'Ardisson, etait venue dans sa loge. Madame de Lucilliere avait trop l'habitude de ces sortes d'attaques pour se livrer maladroitement; il fallait attendre et laisser venir. --Il y a longtemps que vous n'avez eu de nouvelles du prince Mazzazoli et de mademoiselle Belmonte? demanda la comtesse d'Ardisson. --Tres longtemps. --Ils etaient en Suisse; ils sont revenus aussi. --La comtesse est retablie? --Est-ce que vous croyez vraiment qu'elle a ete malade? --Je crois toujours ce qu'on me dit, quand je n'ai pas de motifs pour me defier de ceux qui parlent. --Et vous n'avez pas de motifs pour vous defier de la comtesse ou du prince? --Pas le moindre. Ne sont-ils pas mes amis? Je ne me defie jamais de mes amis. --Eh bien! dans cette circonstance, vous avez ete dupe de votre confiance. --Vraiment? --Ce n'etait pas pour cause de maladie que la comtesse allait en Suisse. En realite, ce n'etait pas elle qui faisait ce voyage; c'etait Carmelita. Devinez-vous? --Pas du tout; vous parlez, chere amie, comme le sphinx. --Je voulais vous menager cette nouvelle pour qu'elle ne vous... surprit pas trop brusquement. Carmelita allait en Suisse pour rejoindre le colonel Chamberlain, qui s'etait retire sur les bords du lac de Geneve en quittant Paris; ils ont passe tout le temps de cette absence ensemble, et de ce long tete-a-tete il est resulte ce qui fatalement devait se produire: le colonel Chamberlain epouse mademoiselle Carmelita Belmonte. Bien que madame de Lucilliere eut pu se preparer pendant les savantes lenteurs de cette attaque, elle tressaillit, et sa main, qui jouait nerveusement avec son eventail se crispa. Madame d'Ardisson, qui l'observait, remarqua tres bien l'effet qu'elle avait produit. --Vous ne me croyez pas? dit-elle. --Pourquoi ne vous croirais-je pas? --Je n'en sais vraiment rien, car rien n'est plus explicable que ce mariage entre deux etres qui semblent faits l'un pour l'autre: le colonel est un homme charmant malgre l'excentricite de sa tenue, et Carmelita est la belle des belles. Ils devaient s'aimer, cela etait ecrit et cela s'est realise: il parait qu'ils s'adorent. En tous cas, le certain est qu'ils s'epousent. Il fallait bien dire quelque chose. --Et pour quand ce mariage? demanda madame de Lucilliere d'une voix qu'elle tacha d'affermir. --Ah! cela je n'en sais rien, car ce n'est ni le colonel ni le prince Mazzazoli qui m'ont donne cette nouvelle; je la tiens d'une personne tierce, en qui j'ai toute confiance et qui a vu, de ses yeux vu, ce qui s'appelle vu, la lettre par laquelle le colonel Chamberlain demande au prince Mazzazoli la main de sa niece, mademoiselle Carmelita Belmonte. Le mariage n'est donc plus douteux, seulement j'ignore la date; il est meme probable que cette date vous la connaitrez avant moi. Vous avez avec le colonel Chamberlain des relations beaucoup plus intimes que personne a Paris, et sa premiere visite sera assurement pour vous. Mais, grace a mon indiscretion, vous ne serez pas surprise. Vous ne me remerciez pas? --Au contraire; mais j'attendais que vous eussiez fini, afin de vous remercier une bonne fois pour toutes. Puis, apres quelques paroles insignifiantes, madame d'Ardisson regagna vivement sa loge, et, se placant dans l'ombre de maniere a se cacher autant que possible, elle braqua sa lorgnette sur madame de Lucilliere. Elle s'etait observee pendant cet entretien, dont toutes les paroles portaient; maintenant, sans doute qu'elle se croyait libre elle allait se livrer.... Et de fait, elle se tenait la tete appuyee sur sa main, immobile, le visage contracte, les sourcils rapproches, les levres serrees, les narines dilatees. Elle aimait donc toujours le colonel? Et complaisamment, en souriant, madame d'Ardisson prit plaisir a rappeler les coups qu'elle venait de porter: "Carmelita allait en Suisse pour rejoindre le colonel; ils s'adorent, ils se marient." Et cette allusion aux relations intimes qui existaient entre le colonel et la marquise?... Vraiment tout cela avait ete bien file. A ce moment, la porte de la loge de la marquise s'ouvrit de nouveau, et le prince Seratoff parut; mais la marquise ne le laissa pas s'asseoir. Elle lui fit un signe, et il se pencha vers elle; puis, apres avoir dirige ses regards vers les fauteuils d'orchestre du cote gauche, il sortit. Abandonnant la loge de la marquise, madame d'Ardisson braqua sa lorgnette vers la porte de l'orchestre, ou bientot se montra le prince Seratoff. Au quatrieme fauteuil, etait assis le baron Lazarus, qui venait d'arriver. Le prince se dirigea vers lui, et apres quelques paroles l'emmena avec lui. Deux minutes apres, ils entrerent dans la loge de la marquise de Lucilliere, et le prince en sortit aussitot, laissant le baron seul avec la marquise. VI Madame de Lucilliere avait indique de la main au baron Lazarus un fauteuil dans le fond de la loge, et elle-meme, reculant autant que possible celui qu'elle occupait, avait tourne le dos a la scene. --Vous avez desire me voir? demanda le baron, qui paraissait assez mal a l'aise. --Oui, monsieur, et j'ai cru remarquer que vous n'accueilliez pas tres favorablement la demande de mon ambassadeur. --Mais, madame.... --Oh! je comprends tres bien que vous ayez eu une certaine repugnance a revenir dans cette loge qui doit vous rappeler de mauvais souvenirs. Le baron prit l'air d'un homme qui cherche vainement a comprendre ou a se rappeler ce dont on lui parle. Bons ou mauvais, il etait evident que les souvenirs auxquels on faisait allusion etaient sortis de sa memoire. --Cette loge? dit-il enfin (car il ne pouvait pas rester bouche ouverte sans rien dire), cette loge? --N'est-ce pas dans cette loge, a cette place meme, peut-etre sur ce fauteuil, continua la marquise, que vous avez eu avec M. de Lucilliere un entretien dont je faisais le sujet. --Un entretien, avec M. le marquis, dont vous faisiez le sujet? Mon Dieu! c'est possible, cependant je ne me rappelle pas du tout de quoi il etait question. --D'une certaine lettre anonyme. --Une lettre anonyme? Et le baron Lazarus parut faire un appel desespere a sa memoire. Mais ce fut en vain, il ne trouva rien a propos de cette lettre anonyme. --Ne cherchez pas, dit madame de Lucilliere avec dedain; je vois que vous ne trouveriez pas; je vais vous aider. Cette lettre anonyme parlait d'une petite porte de la rue de Valois. --Comment? vous savez.... --Le marquis m'a tout dit; il est inutile de paraitre ignorer ce que vous savez parfaitement. De mon cote, je trouve inutile de vous laisser croire plus longtemps que le pretexte mis en avant pour rompre nos relations etait fonde; la vraie raison de cette rupture etait cette lettre anonyme. Cela ne doit pas vous surprendre, et je presume que vous le saviez deja; cependant j'ai tenu a vous le dire. --Avez-vous pu supposer que je connaissais l'auteur de cette infamie? --J'ai cru et je crois que l'auteur de cette infamie, comme vous dites, etait vous. --Madame! --Oh! pas d'indignation; vous devez sentir que je ne m'y laisserais pas prendre. Menagez-vous, reservez vos forces, ne prodiguez pas votre eloquence en pure perte; vous en aurez besoin bientot, et vous trouverez a les employer plus utilement qu'avec moi. Elle parlait avec une vehemence que le baron ne lui avait jamais vue, en contenant sa voix cependant de maniere a n'etre pas entendue distinctement par les personnes qui se trouvaient dans les loges voisines; mais la violence meme qu'elle se faisait pour se contenir rendait son emotion plus evidente. Decidement le baron avait eu tort de se rendre a l'invitation du prince Seratoff, et il aurait ete beaucoup plus sage a lui d'ecouter son inspiration premiere, qui lui conseillait de rester tranquillement dans son fauteuil. Comment n'avait-il pas devine, apres la rupture qui avait eu lieu entre lui et madame de Lucilliere, qu'une invitation de celle-ci ne pouvait etre que dangereuse! Maintenant qu'il avait commis la sottise de se rendre a cette invitation et de venir dans cette loge, quand et comment en sortir? Comme il se posait cette question, la porte de la loge s'ouvrit, et le duc de Mestosa s'avanca vivement vers la marquise, en homme heureux de voir la femme qu'il adore. Cette visite redoubla l'embarras du baron, car il connaissait madame de Lucilliere et ses habitudes: c'etait toujours publiquement qu'elle s'expliquait avec les gens dont elle croyait avoir a se plaindre, et elle le faisait avec un esprit diabolique qui lancait des allusions et les mots aceres d'une facon cruelle. Qu'elle eut tort ou raison elle arrivait toujours a mettre les rieurs de son cote, et l'on ne sortait de ses jolies griffes roses que dechire aux endroits les plus sensibles, avec des blessures ridicules. Que de fois n'avait-il pas ri lui meme de ses pauvres victimes! Maintenant c'etait son tour de recevoir ces blessures sans pouvoir les rendre. Il se leva pour ceder la place au duc. Mais de la main elle le retint. --J'ai a peine commence la confidence que j'ai a vous faire, dit-elle. Puis s'adressant au duc de Mestosa, qui restait indecis: --J'ai une affaire importante a traiter avec le baron, dit-elle; voulez-vous nous donner quelques minutes encore? Au moins l'explication n'aurait pas de temoin. Ce fut ce que le baron se dit avec satisfaction. --Sachant la verite au sujet de cette lettre anonyme, continua madame de Lucilliere, vous devez vous demander comment l'idee m'est venue d'avoir une entrevue avec vous. J'avoue qu'en arrivant ce soir a l'Opera, je ne me doutais guere que je vous ferais appeler dans ma loge, et je croyais bien que toutes relations entre nous etaient rompues. A vrai dire et pour ne pas m'en cacher, je vous considerais comme mon ennemi, et pour vous je n'avais d'autre sentiment que ceux d'une ennemie. Vous voyez que je suis franche. --Je vois que vous ressentez comme une sorte de joie a affirmer cette hostilite. --Parfaitement observe; mais ce n'est pas seulement la joie qui me fait affirmer cette hostilite; j'obeis encore, en agissant ainsi, a d'autres considerations plus importantes. Je veux, en effet que cette hostilite soit bien constatee, bien reconnue par vous, afin que vous ne vous trompiez pas sur le traite d'alliance que je vais vous proposer. Cette hostilite d'une part et cette alliance d'une autre, paraissaient tellement contradictoires que le baron laissa paraitre un mouvement de surprise. --Quand je me serais expliquee, continua madame de Lucilliere, votre etonnement cessera, et ce qui vous parait obscur en ce moment s'eclaircira. Ecoutez donc cette explication, qui vous interesse plus que vous ne pouvez le supposer, et revenons a la lettre, a votre lettre anonyme. Vous devez penser qu'il ne m'a pas fallu de grands efforts d'esprit pour deviner le mobile qui vous a pousse a faire usage de cette lettre: vous avez voulu amener une rupture entre nous et le colonel Chamberlain. --Laissez-moi vous dire, interrompit-il, que vous vous trompez. --Je ne me trompe nullement. Vous desiriez cette rupture parce que, interpretant notre intimite selon vos craintes, vous vous figuriez que, cette intimite rompue, le colonel Chamberlain deviendrait un mari possible pour votre fille. L'occasion etait trop bonne pour que le baron ne la mit pas a profit: on attaquait sa fille, il dedaignait de repondre et quittait la place. Il se leva pour sortir. Mais la marquise semblait avoir prevu ce mouvement; car, avant qu'il eut pu faire un pas en arriere, elle lui jeta vivement quelques mots qui l'arreterent. --Ce mari impossible alors est possible aujourd'hui, si vous voulez ecouter ce que j'ai a vous dire. Le baron hesita un moment. --Si injustes que soient vos accusations, dit-il enfin, notre ancienne amitie me fait une loi de les ecouter jusqu'au bout, pour m'en defendre et vous montrer combien elles sont fausses. C'etait la une etrange reponse, mais la marquise ne s'en preoccupa pas autrement. Ce qu'elle voulait, c'etait que le baron demeurat, et il demeurait; le reste lui importait peu. Elle continua: --L'histoire de cette lettre anonyme prouve que vous etes doue de qualites... est-ce bien qualites qu'il faut dire? enfin peu importe. Vous etes donc doue de qualites, puisque qualites il y a, que je ne possede pas; de plus vous avez, dans le choix des moyens auxquels vous recourez, une hardiesse d'esprit et une independance de... coeur qui, j'en conviens, peuvent rendre de tres utiles services. En un mot, vous etes un homme pratique, et voulant le succes, vous ne vous laissez point empetrer dans toutes sortes de considerations sentimentales ou morales, qui sont un fardeau pour quiconque ne sait pas s'en debarrasser. Vous voyez que je vous rends justice. Le baron fit la grimace. --C'est cette... j'allais dire estime, poursuivit madame de Lucilliere, c'est ce cas que je fais de vos qualites pratiques qui m'a donne l'idee de revenir sur notre rupture et de vous proposer une alliance dans un but commun, certaine a l'avance que personne n'etait capable comme vous d'atteindre un resultat que je desire et que vous desirerez peut-etre encore plus vivement que moi, quand vous le connaitrez. Bien entendu, l'alliance dont je vous parle n'est point une alliance cordiale; c'est une alliance utile, voila tout. Vous pouvez me servir, je m'adresse a vous; je puis vous aider, vous venez a moi. Les sentiments n'ont rien a voir dans ce pacte, ils restent ce qu'il sont. --Mais je vous assure.... --Je vous en prie, ne revenons point sur cette question: nos sentiments personnels n'ont rien a voir ni a faire dans l'oeuvre commune que je veux vous proposer, ou plutot c'est parce qu'ils sont ce qu'ils sont que precisement je vous la propose. --J'avoue encore une fois, madame, que je ne comprends rien a ces paroles; aussi avant de savoir si je puis vous preter mon concours, je vous prie de me dire ce que vous attendez de moi et quel but vous poursuivez. --Le but, empecher le colonel Chamberlain de devenir le mari de mademoiselle Belmonte; le concours, chercher les moyens, les trouver, de rompre ce mariage, qui est a la veille de se faire. Vous voyez que rien n'est plus simple. --Ce mariage est a la veille de se faire! s'ecria le baron. --A la veille est une facon de parler pour dire prochainement: l'epoque a laquelle il doit avoir lieu, je ne la connais pas. Tout ce que je sais, c'est que le prince Mazzazoli, accompagne de sa niece, a ete rejoindre le colonel en Suisse, ou celui-ci s'etait retire en quittant Paris; que la Carmelita ou le prince, je ne sais lequel des deux, tous deux peut-etre, ont trouve moyen d'obtenir une promesse de mariage du colonel, et qu'ils sont revenus tous ensemble a Paris. Existe-il des moyens pour rompre ce mariage, je n'en sais rien; mais, comme j'ai de bonnes raisons pour etre convaincue que vous desirez cette rupture non moins vivement que moi, je m'adresse a vous pour que vous les cherchiez de votre cote, tandis que je les chercherai du mien. Sans doute j'aurais pu agir seule, mais je vous ai explique tout a l'heure que je vous reconnaissais des qualites que je n'ai pas, de sorte que je n'ai pas hesite a vous demander votre concours, en meme temps que je vous proposais le mien. Il est certain que nous n'agirons pas de la meme maniere; voila pourquoi, a deux, nous serons beaucoup plus forts. Acceptez-vous. Le baron hesita assez longtemps avant de repondre. --Il est evident, dit-il enfin, qu'il serait tout a fait regrettable de voir un homme tel que le colonel epouser mademoiselle Belmonte. --N'est-ce pas? J'etais sure que ce serait la votre cri. --J'ai pour ce cher colonel la plus vive amitie; je l'aime comme un fils, et il me semble que c'est un devoir d'empecher, si cela est possible, un mariage qui certainement le rendrait malheureux. Ce brave colonel vient de loin, de tres loin; il ne connait pas les dessous de la vie parisienne. --Il faudrait les lui montrer. --Tout en reconnaissant le merite du colonel, on peut dire qu'il y a en lui une certaine naivete qui l'expose a etre dupe quelquefois de ceux qui l'entourent. J'ai ete temoin de sa confiance et de sa foi. Ce fut a la marquise de faire un mouvement qui prouva que le coup du baron avait porte. --Il se laisse facilement tromper par son coeur: c'est une qualite sans doute, mais qui nous expose souvent a de facheuses deceptions. Je crois donc que dans les circonstances qui nous occupent, il aura ete victime de sa confiance et de son coeur. Mademoiselle Belmonte n'est pas du tout la femme qui lui convient, lui si droit, si franc, si tendre, car il est tres tendre. --Mille raisons rendent ce mariage impossible. --Ce n'est pas avec des raisons qu'on ouvre les yeux d'un homme aveugle par la passion, et sans doute le colonel aime passionnement la belle Carmelita. Savez-vous s'il l'aime passionnement? Le baron posa cette question avec sa bonhomie ordinaire, en regardant la marquise. --Je ne sais pas. --Vous ne savez pas? Moi non plus; mais je trouve cette passion probable. Carmelita est assez belle pour l'avoir inspiree; pour moi, je ne connais pas de femme plus belle, et vous? --Peu importe. --Il me semble qu'il importe beaucoup; car c'est tres probablement cette beaute qui fait sa toute-puissance. Sur cette beaute, nous ne pouvons rien, ni vous ni moi. --Ce n'est pas avec sa beaute qu'une femme retient un homme. --Je n'ai aucune experience dans les choses de la passion, et je m'en remets pleinement a vous; je veux dire seulement qu'il est bien difficile de detruire l'influence que Carmelita doit a sa beaute, surtout avec un homme tel que le colonel, qui est fidele dans ses attachements. Croyez-vous qu'il soit fidele? --Je ne sais pas. --Moi, je crois, et il me semble qu'il n'y aurait qu'une arme qui pourrait agir efficacement sur lui. --Laquelle? --Celle qui sert toujours dans ces sortes de situations si epris que soit un amant, il s'eloigne de celle qu'il aime lorsqu'on lui donne la preuve qu'il est trompe. Quelque chose vous fait-il supposer que le colonel serait homme a s'obstiner dans sa passion, malgre une preuve de ce genre? Decidement le baron prenait se revanche, et la marquise sentit que, par le fait seul de l'association qu'elle venait de lui proposer, elle lui avait permis de redresser la tete: il etait utile, il profitait de sa position. --Avant de savoir si le colonel s'obstinerait ou ne s'obstinerait pas dans sa passion, sittelle apres un court moment de reflexion, il faudrait savoir si cette preuve dont vous parlez peut etre fournie, et pour moi je l'ignore. --Je l'ignore aussi. --C'est donc ce qu'il faudrait chercher tout d'abord, il me semble. --Et comment le decouvrir? Une jeune fille qui aurait un amant ne conduirait pas ses amours comme certaines femmes qui se font un piedestal de leurs fautes. Car il y a de ces femmes, n'est-ce pas, dans le monde parisien, meme dans le meilleur? --Je n'ai jamais dit que mademoiselle Belmonte pouvait se trouver dans ce cas, bien au contraire. --Et moi non plus, je vous prie de le bien constater. --J'ai dit qu'il pouvait exister certaines raisons de nature a rompre son mariage; j'ai dit qu'on pouvait, en cherchant habilement, trouver peut-etre des moyens pour arriver a ce resultat, et c'est ce que je repete, sans vouloir entrer dans le detail de ces raisons ou de ces moyens. Si vous en trouvez qui vous conviennent, je crois que vous en userez, sans qu'il soit besoin de nous entendre; si de mon cote j'en trouve qui ne soient pas en desaccord avec mes sentiments ou mes habitudes, j'en userai aussi. Cependant, puisque nous formons une association en vue de ce resultat, il peut etre bon que nous nous concertions quelquefois; ma porte vous sera ouverte quand vous vous presenterez. Le baron se leva: --J'aurai donc l'honneur de vous revoir, madame la marquise. --Au revoir, monsieur le baron. Il sortit de la loge. Le duc de Mestosa attendait sans doute ce depart dans le corridor, car la porte n'etait pas fermee qu'elle se rouvrit devant lui. --Une nouvelle, dit-il en se penchant vers la marquise, que tout le monde repete. Madame de Lucilliere leva les yeux sur lui, il paraissait radieux. --Et vous voulez la repeter aussi? dit-elle; malheureusement pour vous, je la connais, votre nouvelle. Le colonel Chamberlain epouse Carmelita, n'est-ce pas? C'est cela que vous voulez m'apprendre? --Il est vrai. --Et c'est pour cela que vous paraissez si joyeux Eh bien! mon cher, cette joie est une injure pour moi; cachez-la donc, je vous prie, et tachez de prendre un air indifferent. --Ce mariage vous peine donc bien vivement? --Ce que vous dites-la est une nouvelle injure, et de plus c'est une niaiserie. Ce mariage ne me peine ni me rejouit. Ce qui me fache, c'est de vous voir montrer une joie qui prouve que vous n'avez jamais ajoute foi a mes paroles, que vous avez toujours et malgre tout persiste dans vos soupcons ridicules; si bien qu'aujourd'hui vous eclatez de satisfaction a l'annonce de ce mariage. Ce que je vous ai dit n'a servi a rien; il vous fallait une preuve, ce mariage vous la donne. Eh bien! mon cher, cela me blesse et me fache. Faites-moi donc le plaisir d'aller porter ailleurs votre joie triomphante, ou plutot cachez-la aux yeux des gens qui se moqueraient de vous. --Mais.... --Je desire etre seule. Cette nuit, vous reflechirez, et demain matin sans doute vous aurez compris; s'il vous faut plusieurs jours, ne vous genez pas, prenez-les. Et le duc sortit la tete basse, beaucoup moins fier qu'il n'etait entre. Mais madame de Lucilliere ne resta pas seule, comme elle le desirait. Apres le duc de Mestosa, ce fut le prince Seratoff qui vint lui faire visite; puis, apres le prince, ce fut lord Fergusson. Tous entrerent avec l'air triomphant qu'avait eu le duc de Mestosa. Tous sortirent, la tete basse, comme le duc etait sorti. Car a tous elle fit la meme reponse qu'au duc. Seulement elle la fit plus apre et plus mordante; car la repetition de la meme nouvelle, qu'on venait lui communiquer avec des attitudes de vainqueur, l'avait exasperee. Mais elle n'eut pas a subir ces seules visites: ce qui cependant, dans l'etat nerveux ou elle se trouvait, etait bien suffisant. Dans l'entr'acte, sa loge ne desemplit pas: ce fut un defile, une procession; tout ce qu'elle avait d'amis et surtout d'amies dans la salle voulut se donner la joie de venir lui annoncer la grande nouvelle. --Eh bien! le colonel Chamberlain se marie donc? --Avec la belle Carmelita! Qui s'en serait jamais doute? --Savez-vous la date precise de ce fameux mariage? A ces visiteurs, elle ne pouvait pas repondre comme elle l'avait fait avec le duc de Mestosa ou avec lord Fergusson. Il fallait sourire, bavarder, parler pour ne rien dire. De meme, il fallait encore qu'elle gardat continuellement ce sourire et ne s'abandonnat pas aux sentiments qui la troublaient; car, dans la salle, tous les yeux etaient diriges sur elle. Et, quand un nouvel arrivant apprenait la grande nouvelle du mariage du colonel Chamberlain, son premier mouvement etait de chercher avec sa lorgnette la loge de madame de Lucilliere. VII Mais il ne lui convenait pas de paraitre fuir. Elle resta jusqu'au quatrieme acte, et ce fut alors seulement qu'elle se retira. --Je suis attendue chez ma mere. La voiture qui l'attendait etait le coupe noir traine par les chevaux et conduit par le cocher anglais que le colonel lui avait donnes. --A l'hotel, dit-elle en baissant la glace pour parler a son cocher. En quelques minutes, ils arriverent rue de Courcelles. --Ne detelez pas, dit la marquise en descendant, je vais ressortir. En effet, elle ne resta que fort peu de temps chez elle, et sa femme de chambre, apres l'avoir aidee a remplacer sa toilette de theatre par une toilette de ville, la vit chercher dans un meuble, ou elle prit une petite clef qu'elle placa dans sa poche. Cela fait, elle remonta en voiture. --Il ne fallut que quelques secondes pour arriver devant la petite porte ou si souvent le cocher avait depose et repris sa maitresse. La marquise, enveloppee dans un grand vetement sombre et la tete couverte d'une epaisse voilette, descendit de voiture. Mais, au lieu de renvoyer son cocher en lui indiquant comme a l'ordinaire l'heure a laquelle il devait venir la reprendre, elle lui dit d'attendre. Puis, traversant le trottoir, elle introduisit la clef dans la petite porte. Mais, bien que la clef tournat librement dans la serrure en faisant jouer le pene, la porte ne s'ouvrit point: elle etait fermee a l'interieur par un verrou. Madame de Lucilliere resta un moment embarrassee devant cette porte qu'elle poussait et qui refusait de s'ouvrir. Mais son hesitation ne fut pas longue; comme toujours et en toutes circonstances, elle prit vivement sa resolution. --Rentrez, dit-elle au cocher. Longeant le mur du jardin de la rue de Valois, la marquise, sans s'inquieter de l'heure avancee et de la solitude de ce quartier desert, se dirigea vers l'entree principale de l'hotel Chamberlain. A son coup de marteau, la porte s'ouvrit et le concierge parut sur le seuil de sa porte. --M. Horace Cooper, demanda la marquise d'une voix faible. Le concierge, sans lui repondre, se retourna vers l'interieur de sa loge, et madame de Lucilliere entendit des eclats de rire a demi etouffee. --Une dame demande M. Horace, dit le concierge; est-il chez lui? --Deja! repliqua une voix. --A l'hotel! dit une autre; c'est trop fort. --Si madame veut monter a la chambre de M. Horace, dit le concierge, elle le trouvera en train de s'habiller. Madame de Lucilliere, rassuree par son voile, ne se laissa pas deconcerter. --Faites prevenir M. Horace qu'une dame l'attend au parloir, dit-elle. En femme qui sait ou elle va, elle traversa la cour pour entrer a l'hotel. --Est-ce que celle-la est deja venue? demanda une voix. --Je ne la reconnais pas, mais elle n'a pas perdu de temps pour venir: le negre est arrive ce matin, et deja j'ai recu trois billets pour lui, l'un avec un bouquet. Si ca ne fait pas hausser les epaules? --Mais qu'est-ce qu'il a donc pour lui, ce moricaud? demanda une voix de femme. --Je vous le demande, mademoiselle Isabelle; ca va recommencer comme avant son depart, et on va le revoir dormir tout debout. Cependant madame de Lucilliere avait monte le perron de l'hotel, et la porte vitree, tiree par un valet de pied en grande livree, s'etait ouverte devant elle. Malgre l'heure avancee, l'hotel etait encore eclaire du haut en bas et les domestiques etaient a leur poste. Cela inspira une certaine crainte a la marquise; peut-etre le colonel etait-il chez lui, alors il pouvait la rencontrer; de meme quelques personnes de son monde pouvaient, en traversant le vestibule, l'apercevoir et la reconnaitre. Par un mouvement de crainte instinctive, elle serra son manteau autour d'elle; puis tout de suite, reflechissant que c'etait le meilleur moyen pour se faire reconnaitre, elle laissa retomber. --M. le colonel n'est pas rentre, dit le domestique. --C'est a M. Horace que j'ai affaire, dit-elle, avec un accent anglais tres prononce. Elle attendit pendant pres de dix minutes; puis enfin la porte s'ouvrit devant Horace, qui venait de s'habiller pour sortir, et portait sur sa personne, dans ses vetements comme dans son linge, tous les parfums a la mode. Elle avait rejete son voile en arriere. Il fut un moment sans parler, tant sa surprise etait violente. --Madame la marquise! s'ecria-t-il. --Quand votre maitre doit-il rentrer? --D'un moment a l'autre, je pense; je l'attendais pour sortir. Il est chez.... Horace s'arreta. --Chez mademoiselle Belmonte, acheva la marquise. --Madame la marquise sait?... --Le mariage prochain du colonel avec mademoiselle Belmonte! Parfaitement, et voila pourquoi il faut que je lui parle ce soir. --Mais, madame la marquise.... --Mon bon Horace, il le faut et je compte sur vous. Horace etait reste, pour madame de Lucilliere, dans ses sentiments d'admiration et d'adoration d'autrefois; pour lui, elle etait toujours la plus seduisante de toutes les femmes, et, sans savoir au juste quelles causes avaient amene une rupture entre elle et son maitre, il regrettait vivement cette rupture. Bien souvent il se disait que la colonel avait peut-etre ete trop prompt a se facher; quand on a le bonheur d'etre aime par une femme telle que madame de Lucilliere, il ne faut pas etre trop rigoureux et l'on doit lui passer bien des choses. C'etait d'ailleurs son propre systeme, faible avec les femmes en proportion de leur beaute; tout est permis a une belle femme, rien ne l'est a une laide. Assurement Carmelita aussi etait belle, tres belle: mais il preferait le genre de beaute de madame de Lucilliere, qui, a ses yeux, etait le charme en personne, la seduction, et puis Carmelita voulait se faire epouser, et il n'etait pas pour le mariage, au moins a l'age qu'avait presentement le colonel; plus tard il serait temps. Comment consentir a n'avoir qu'une femme, quand on pouvait les avoir toutes? C'etait non seulement au point de vue de son maitre qu'il se placait pour condamner le mariage, mais encore au sien propre: une femme dans la maison derangerait toutes ses habitudes et toutes ses idees, elle le generait aussi bien dans les choses materielles que dans ses sentiments. Il ne pourrait jamais obeir a une femme qui parlerait au nom d'un droit et en vertu du principe d'autorite. Qu'une femme lui demandat n'importe quoi comme un service, il se jetterait a travers le feu ou l'eau pour le faire; mais qu'elle lui demandat la meme chose sans qu'il put recevoir d'elle un remerciment ou un sourire, il ne le ferait pas. Dans ces conditions, madame de Lucilliere l'appelant: "Mon bon Horace", en lui disant: "Je compte sur vous", devait produire sur lui une vive emotion. --Que puis-je pour madame la marquise? dit-il en saluant. --Me conduire dans l'appartement du colonel, ou j'attendrai son retour. Horace avait la certitude que son maitre ne serait pas satisfait de trouver, en rentrant, madame de Lucilliere installee dans son appartement et l'attendant. Aussi cette demande lui causa-t-elle un veritable embarras: comme il demeurait hesitant, elle insista: --Vous devez comprendre que cette entrevue aurait lieu en tous les cas, alors meme que vous refuseriez ce que je vous demande; seulement il est preferable pour tous qu'elle soit secrete, et voila pourquoi je m'adresse, je veux dire, pourquoi je me confie a vous. Assurement on ne mettrait pas la marquise a la porte, et puisqu'elle etait entree dans l'hotel, il importait peu en realite que l'entretien qu'elle voulait, eut lieu dans ce parloir ou dans l'appartement du colonel. Et puis elle se confiait a lui, elle, la marquise de Lucilliere. --Si madame la marquise veut me suivre, dit-il en se dirigeant vers la porte. Mais, avant de le suivre, madame de Lucilliere ramena son voile sur son visage et arrangea les plis de son manteau. Deux autres domestiques etaient venus rejoindre le valet de pied dans le vestibule; en voyant cette femme voilee, monter derriere Horace l'escalier d'honneur, au lieu de prendre l'escalier de service, ils se regarderent tous les trois avec des mines etonnees. L'un d'eux etait maitre d'hotel. --Voila qui explique la puissance de ce negre, dit-il, il fait un joli metier. Cependant madame de Lucilliere, suivant Horace, etait entree dans la bibliotheque. --J'attendrai ici, dit-elle. Elle s'assit sur un fauteuil, tandis qu'Horace arrangeait les lampes. --Il y a une question que je n'ai pas encore pu vous faire, dit-elle: comment se porte le colonel? --Bien, madame la marquise. --Il n'a pas ete souffrant, a son arrivee en Suisse? --Souffrant, non pas precisement, cependant il n'etait pas a son aise. --Se plaignait-il? --On pourrait mettre mon colonel sur un gril, avec un bon feu sous lui, le tourner et le retourner comme on a fait pour saint Laurent, il ne se plaindrait pas. Du reste, madame la marquise l'a vu a Chalencon, elle l'a soigne, et elle sait mieux que personne si ce beau coup de couteau qui lui avait fendu la poitrine lui a jamais arrache une plainte. --Alors a quoi avez-vous vu qu'il n'etait pas dans son etat ordinaire? Vous avez pu vous tromper. --J'aime mon colonel comme s'il etait mon enfant: je ne me suis pas trompe. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas, et toujours il restait absorbe comme s'il suivait la meme pensee; toujours, c'est-a-dire tant que je le voyais, car il passait ses journees entieres a faire des courses dans les montagnes et souvent meme il ne rentrait pas, couchant dans une grange ou un chalet. --L'arrivee du prince Mazzazoli et de mademoiselle Belmonte a du egayer cette sombre humeur? --C'est avec plaisir que je les ai vus arriver; aussi j'ai tout fait pour les installer au Glion, ce qui n'a pas ete facile. --Le colonel ne leur avait pas retenu un appartement? --Mais mon colonel ne savait pas qu'ils devaient venir en Suisse, et meme, s'il l'avait su, il aurait quitte le Glion; c'est ce qu'il a voulu faire, quand il a appris leur arrivee. --Et peu a peu il s'habitua a la presence de Carmelita? --Cette presence lui fit du bien. Malgre lui il fut oblige de parler, de se distraire; il mangeait a la meme table que le prince. --Et que Carmelita? --Mademoiselle Belmonte l'accompagnait souvent dans ses excursions. Elle marche tres bien, mademoiselle Belmonte, et les ascensions ne lui font pas peur; elle n'est pas comme son oncle, qui, j'en suis sur, n'a pas fait cent metres au dela du jardin de l'hotel. --C'etait en tete a tete que le colonel et Carmelita faisaient ces excursions; cela a dure longtemps, c'est-a-dire ce sejour s'est prolonge? --Oui, assez longtemps. Mais tout a coup, sans que rien le fasse prevoir, mon colonel a quitte le Glion. La veille, par une journee d'orage terrible, le colonel et mademoiselle Carmelita avaient fait une longue course dans la montagne, et ils n'etaient rentres a l'hotel que le soir tard. Le lendemain matin, au petit jour, mon colonel partait, sans prevenir personne, sans meme me laisser un mot. Nous voila tous bien inquiets. Le prince voulait qu'on fit des recherches dans la montagne, craignant un accident; moi, j'en ai fait au chemin de fer, et j'ai appris que mon colonel etait parti pour Geneve. Les jours s'ecoulerent, il ne revint pas; il n'ecrivait pas, ni au prince, ni a moi. --Ou etait-il? --J'ai su plus tard qu'il avait ete en Italie, aux environs de Florence et de Rome; puis, de l'Italie, il etait revenu a Paris. Ce fut de Paris qu'il m'ecrivit et m'envoya trois lettres: une pour le prince, une pour madame la comtesse Belmonte; une pour mademoiselle Carmelita. Dans ses lettres, il parait qu'il demandait mademoiselle Carmelita en mariage. Est-ce assez bizarre? Mais la marquise ne trouvait pas cette conduite bizarre; au contraire, elle s'expliquait comme les choses s'etaient passees, depuis l'arrivee de Carmelita au Glion jusqu'au depart du colonel, et son experience feminine suppleait aux lacunes qui se trouvaient dans le recit d'Horace. La chance lui avait ete favorable en ne lui permettant pas d'entrer par la petite porte. A ce moment, une voiture roula sur le sable de la cour et s'arreta devant le perron. --Mon colonel, dit Horace en voulant descendre. Mais la marquise le retint. VIII Tout a coup une porte claqua dans la chambre, le colonel etait rentre. Sans parler, madame de Lucilliere fit un signe a Horace, et celui-ci sortit aussitot, ouvrant et refermant la porte avec precaution. Madame de Lucilliere ramena son voile sur son visage et, s'etant enveloppee dans son manteau, elle attendit debout, les yeux fixes sur la porte de la chambre. Mais les minutes s'ecoulerent, sans que le colonel parut et meme sans qu'on entendit aucun bruit. Doucement et marchant sur la pointe des pieds elle s'avanca vers la porte de la chambre. Un des battants etait ouvert, mais une tapisserie fermait le passage et empechait de voir ce qui se passait dans la chambre. Assis dans un fauteuil, le colonel se tenait la tete appuyee dans sa main gauche, comme un homme qui reflechit. Elle ecarta la portiere et entra. Le bruit de l'etoffe et le bruissement de la robe de la marquise frapperent le colonel, qui releva lentement la tete et regarda machinalement du cote d'ou venaient ces bruits. A la vue de cette femme voilee qui s'avancait vers lui, il tressaillit. --Qui est la? dit-il. Elle ne repondit pas, mais d'un geste brusque elle releva son voile; en meme temps, elle jeta loin d'elle le manteau qui l'enveloppait. Dans tous ses mouvements, il y avait quelque chose de theatral, et son entree ressemblait jusqu'a un certain point, a celle d'un premier role. Le voile releve d'une main, le manteau jete d'une autre, avaient une couleur d'opera-comique qui amusait la marquise. --Henriette! s'ecria-t-il en se levant de son fauteuil. --Non, pas Henriette! mais la marquise de Lucilliere. --N'avez-vous pas recu l'envoi que je vous ai fait avant mon depart? dit-il. --Je l'ai recu. --Et vous n'avez pas compris pourquoi je quittais Paris? --Longtemps je suis restee sans comprendre, mais enfin ma raison a pu admettre la possibilite de l'erreur dont vous etiez victime. --Une erreur! Elle inclina la tete par un geste qui en disait plus que toutes les paroles et qui signifiait clairement que cette erreur etait si grande qu'on ne pouvait trouver de mots pour la qualifier? --Votre buvard.... --Oui, c'est ce buvard, mais non mon buvard, comme vous dites, qui m'a fait comprendre comment vous aviez pu etre trompe. Il la regarda en face longuement, profondement; elle ne detourna pas les yeux. --Je pourrais, dit-elle, vous montrer, vous prouver combien grossiere a ete votre erreur; mais ce n'est pas pour cela que je suis venue, et, comme mes moments sont comptes, je n'ai pas de temps a perdre dans une demonstration maintenant superflue. C'est de vous que je veux vous entretenir, c'est pour vous que je suis ici, pour vous seul, non pour moi, pour votre bonheur, et aussi pour le bonheur des autres. Disant cela, elle attira une chaise et s'assit en face de lui. Permettez-moi de vous dire que je ne comprends pas le but d'une visite qui doit vous etre penible et qui pour moi est horriblement douloureuse. --Tout a l'heure vous saurez ce qui m'a inspire cette demarche, qui ne peut pas etre aussi cruelle pour vous qu'elle l'est pour moi; car enfin je rentre dans une maison d'ou j'ai ete chassee et je parais devant un homme qui m'a inflige l'injure la plus atroce qui puisse atteindre une femme. Je ne me suis point cependant laissee arreter par le souvenir de cette injure, et je suis venue. Que vous vous mariiez, je vous repete, c'est bien. Je ne serais pas sincere si je vous disais qu'en apprenant cette nouvelle de la bouche de gens qui me la jetaient pour m'en accabler, je n'ai pas souffert: ma surprise a ete profonde, mon saisissement a ete terrible. J'ai eprouve un moment de defaillance, et je crois que j'ai perdu un peu la tete; mais cela est sans importance, il ne doit pas etre question de moi, et, si je vous parle de ce saisissement et de ce trouble, c'est pour que vous voyiez comment j'ai ete entrainee dans cette demarche. Si, apres m'avoir appris votre mariage, on m'avait dit que vous preniez pour femme votre jeune cousine, j'aurais continue de penser qu'il n'y avait dans ce mariage rien que de naturel. En effet, cette jeune fille est charmante, elle est douee de toutes les qualites qui peuvent rendre un homme tel que vous pleinement heureux, et de plus elle vous aime. J'ai vu cette jeune fille, je l'ai entretenue, je l'ai fait parler, je l'ai observee pres de vous, j'ai vu les regards qu'elle attachait sur vous, j'ai entendu sa voix lorsqu'elle vous parlait, j'ai fait expres l'experience de la jalousie que je pouvais lui inspirer, et je vous repete, je vous affirme qu'elle vous aime. Soyez certain que lorsqu'une femme aime un homme d'un amour tel que celui que j'ai eprouve pour vous, elle ne se trompe pas sur la nature des sentiments des autres femmes qui aiment sincerement cet homme ou qui veulent s'en faire aimer: on sent une rivale et l'on ne se trompe pas. Therese etait ma rivale, elle vous aimait, elle vous aime, et, telle que je la connais, elle vous aimera toujours. J'ai donc cru que vous l'epousiez et que vous realisiez ainsi le voeu de votre pere mourant. Mais je me trompais. Ce n'est point la jeune fille qui vous aime que vous prenez pour femme, ce n'est point Therese Chamberlain, la douce, l'honnete, la pure, la charmante petite Therese, qui offrirait sa vie pour vous donner une journee de bonheur; c'est Carmelita, c'est la niece du prince Mazzazoli. Ce nom, quand je l'ai appris, m'a dit ce que je devais faire. --Ce mariage est arrete, et rien, absolument rien, ne changera ma resolution; je ne suis jamais revenu sur ma parole donnee. --Je n'ai jamais eu la pretention de changer votre resolution; je veux l'eclairer, voila tout. Je veux accomplir ce que je crois un devoir, et je l'accomplirai. Il se leva. En meme temps, elle se leva aussitot et se placa devant lui. Puis, s'approchant au point qu'il sentit son souffle: --Emploierez-vous la violence pour me forcer a quitter cette maison? Vous me connaissez, et vous savez si l'on peut me faire abandonner une resolution quand je l'ai arretee. Moi aussi, je veux ce que je veux; je veux vous parler, et je vous parlerai ici ou ailleurs, peu importe. Aussi ce mariage ne se fera-t-il pas avant que vous ayez entendu ce que j'ai a vous dire. Durant quelques secondes, ils se regarderent les yeux dans les yeux. Puis il se rassit, ayant compris que, quoi qu'il voulut tenter, il n'echapperait pas a cet entretien; apres tout, le mieux etait de le subir et d'en finir. Elle reprit: --Vingt fois, cent fois, je vous ai dit que le prince Mazzazoli voulait vous faire epouser sa niece et qu'il ne reculerait devant rien pour obtenir ce resultat. J'avoue cependant que je ne le croyais pas capable de recourir au moyens qu'il a employes. Le colonel ne broncha pas; il s'etait appuye la tete sur sa main, et il restait dans l'attitude d'un homme qui ecoute par convenance ce qu'on lui dit, mais qui ne l'entend pas. --J'aurais voulu, continua madame de Lucilliere, ne pas revenir sur ces feuilles de buvard qui ont amene notre rupture, cependant je suis obligee de le faire. --Je vous en prie.... --Soyez assure que mon but n'est pas de me disculper. Au moment ou ces feuilles de papier sont venues entre vos mains, j'aurais pu vouloir, si vous me les aviez communiquees, vous prouver que je n'avais pas ecrit ces lettres, cette preuve, je vous l'aurais donnee pour assurer notre amour; mais, maintenant que cet amour est mort, qu'importe que je fasse cette preuve? au moins qu'importe pour moi? Ai-je cherche a la faire jusqu'a ce jour? Vous ai-je ecrit en Suisse? Ai-je ete vous trouver pour vous montrer que vous etiez victime d'une infame machination? Non, n'est-ce pas? Vous avez pu me soupconner, vous avez pu admettre que j'avais ecrit ces lettres? vous avez cru vos yeux au lieu de croire votre coeur. Vous ne m'aimiez plus, je n'avais qu'a m'enfermer dans le silence, ce que j'ai fait. Mais, a cette heure, il ne s'agit plus de moi, il s'agit de vous, et je parle. Le bras du colonel etait appuye sur une table portant une papeterie et un encrier. Vivement la marquise prit une feuille de papier, et, ayant trempe la plume dans l'encrier, elle traca quelques lignes. Puis elle les tendit au colonel. Il lut: Dites-vous bien que je vous aime. HENRIETTE. A vendredi, votre vendredi. HENRIETTE. Je ne veux pas croire que vous douterez un moment de la tendresse, faut-il dire de l'amour de votre HENRIETTE. --Vous rappelez-vous avoir deja lu ces lignes? demanda madame de Lucilliere. Oui, n'est-ce pas? et je comprends, helas! que vous ne les ayez pas oubliees, ayant eu la faiblesse de croire qu'elles etaient de moi. Ces lignes etaient celles qui se lisaient sur le buvard que vous m'avez envoye. Voulez-vous vous rappeler maintenant l'ecriture de ces lignes imprimees sur ce buvard et les comparer a celles que je viens de tracer sur ce papier? Comparez, regardez. Mais au lieu de regarder le papier qu'elle lui placait devant les yeux, il la regarda elle-meme. --Ou je veux en arriver, n'est-ce pas, dit-elle, c'est la ce que vos yeux demandent? A ceci; nous avons ete l'un et l'autre victimes de gens qui voulaient rompre notre liaison, et vous, vous avez ete leur dupe. Comment avez-vous pu vous laisser tromper de cette facon grossiere? Comment avez-vous pu croire vos yeux au lieu de croire votre amour? C'est ce que je me demande, et la seule reponse, helas! qui se presente, c'est que cet amour etait bien peu puissant, puisqu'il n'a pas eleve la voix dans votre coeur pour crier: "Ces feuilles mentent. Non, Henriette n'est pas capable d'avoir ecrit ces lettres." Etant a votre place et recevant moi-meme ces lettres qu'on m'aurait dit ecrites par vous, c'est assurement le cri qui me serait echappe; jamais je n'aurais admis que l'homme que j'aimais avait pu ecrire ces lettres. Tout en moi aurait proteste contre ses accusations: mon amour, ma foi en lui, le souvenir de ses caresses. J'aurais cherche qui avait interet a lancer ces accusations, j'aurais voulu voir sur quoi elles s'appuyaient. J'aurais examine cette ecriture, j'aurais interroge la vraisemblance et les probabilites. Quelle idee vous faites-vous donc, je ne dis pas de moi, mais des femmes en general, pour admettre comme possible et comme vraisemblable une pareille accusation? Mais on l'eut portee contre une inconnue, cette accusation monstrueuse, que vous auriez proteste, j'en suis certaine, et, parce qu'elle s'adressait a moi, vous l'avez crue! Avais-je tort de dire tout a l'heure que cet amour etait bien peu puissant. Ah! Edouard! Elle cacha son visage entre ses mains, etouffee par l'emotion; mais entre ses doigts, qui n'etaient pas etroitement serres les uns contre les autres, elle regarda d'un rapide coup d'oeil le visage du colonel: il etait bouleverse. De meme qu'elle l'avait laisse tout d'abord a son irresolution, elle le laissa maintenant a son trouble. Puis, apres un moment de silence assez long, elle reprit: --Je vous demande pardon d'avoir cede a cet entrainement; en venant ici, je ne voulais pas vous parler de moi, et je ne l'ai fait que pour appeler votre attention sur cette manoeuvre et vous montrer d'ou elle venait et ou elle tendait. La passion, les souvenirs, la douleur, l'indignation, ont ete plus forts que ma volonte; j'ai parle de moi, de vous, de nous, de notre amour. Oubliez ce que j'ai dit, et revenons a l'auteur de cette accusation. Quel est-il? Le prince Mazzazoli. Il leva la main. --Vous avez admis les accusations les plus infames contre moi, s'ecria-t-elle; vous ecouterez celles que je porte moi-meme maintenant. Ce n'est pas a la lettre anonyme que j'ai recours, ce n'est pas a l'insinuation; je viens a vous franchement, a visage decouvert, et je vous dis qui j'accuse. Si vous trouvez des raisons valables pour repousser mon accusation, vous me les donnerez, et je les ecouterai. Que n'avez-vous fait ainsi, lorsqu'il s'agissait de moi? Que n'etes-vous venu, ce buvard a la main! Je vous aurais repondu, vous m'auriez ecoutee, et aujourd'hui... Mais ne cherchons pas a voir ce qui serait resulte de cette explication, puisque l'irreparable, helas! est accompli. Je reviens encore a l'auteur de cette accusation et pour ne plus le quitter. Je vous affirme, je vous jure, vous entendez bien? je vous jure que la main qui a ecrit la lettre anonyme accompagnant les feuilles de buvard est la main du prince Mazzazoli. Vous n'avez pas plus cherche a savoir, n'est-ce pas, de qui etait l'ecriture de cette lettre que vous n'avez cherche a savoir de qui etait l'ecriture qui avait laisse ses empreintes sur le buvard? Moi, j'ai fait cette recherche et j'ai trouve la main du Mazzazoli. Cela, encore une fois, je vous le jure! Regardez-moi et voyez si je vous trompe. Elle etait devant lui, le bras etendu; il baissa les yeux. Elle reprit: --Que vous n'ayez pas, au moment ou vous receviez cette lettre, porte vos soupcons sur le prince, je le comprends jusqu'a un certain point; il y avait tant d'infamie dans cette lache denonciation, que votre coeur s'est refuse a croire qu'un homme que vous connaissiez et dont vous serriez la main pouvait en etre coupable. Malgre les charges qui, dans votre esprit, devaient s'elever contre le prince, vous avez pu, je le reconnais, conserver quelques faibles doutes; mais depuis, est-ce que ces doutes n'ont pas disparu sous la clarte de l'evidence! Vous partez, vous vous cachez; personne ne sait ou vous etes. Le prince le decouvre, lui. Il arrive au Glion, il s'installe pres de vous; il installe sa niece dans la chambre voisine de la votre, porte a porte. Quand vous voulez partir, il s'arrange pour rendre votre depart impossible; il vous force a manger a la meme table que lui, pres de Carmelita. Puis arrivent les promenades dans la montagne, les longs tete-a-tete, les confidences, les epanchements de cette belle fille. Que s'est-il dit dans ces tete-a-tete, quelles lecons Carmelita vous a-t-elle repetees? Bien entendu, je l'ignore et n'ai point la pretention de chercher a l'apprendre. Que m'importe? Il me suffit que vous vous rappeliez, vous, ce qui s'est dit alors pour que vous trouviez vous-meme l'influence et les lecons du prince dans les paroles, comme dans les actions de son eleve. Dans cette journee d'orage, que s'est il passe encore? On ne me l'a pas dit, vous devez bien le penser; mais je le sais comme si j'en avais ete temoin: Carmelita a eu peur, n'est-ce pas? et le lendemain vous etes parti, ayant peur a votre tour. Puis, comme vous etes un honnete homme, vous etes revenu et vous avez voulu prendre Carmelita pour votre femme. Maintenant pouvez-vous me dire que ce n'est pas le prince Mazzazoli qui est l'auteur de notre separation, et ne voyez-vous pas, depuis ce jour jusqu'a ce moment, le role qu'il a joue? C'etait ce role que je voulais vous faire toucher du doigt. Maintenant j'ai fini et je vous prie de me conduire conduire a la petite porte par laquelle je sortais autrefois. Elle s'etait levee. Il hesita un moment; puis, a son tour, il se leva, et, prenant une lampe, il la preceda dans le petit escalier qui descendait a la galerie aboutissant a la rue de Valois. Ils marcherent sans echanger un seul mot. Arrive a la porte, le colonel tira le verrou et l'ouvrit. --Ou est Tom? dit-il. --Tom ne m'attend pas. --Je vais vous conduire alors. Pendant que ces quelques mots s'echangeaient, elle etait sortie sur le trottoir. Non, dit-elle. Poussant elle-meme la porte, elle la lui ferma sur le nez. IX Malgre les lettres ecrites sous les yeux du prince Mazzazoli, madame de Lucilliere avait eprouve pour le colonel Chamberlain une veritable tendresse et elle l'avait aime, au moins comme elle savait, comme elle pouvait aimer. Si difficile que la conciliation de ces lettres et de cet amour puisse etre aux yeux de certaines personnes, il n'en est pas moins vrai qu'elle s'etait faite pour madame de Lucilliere, qui ecrivait ces lettres sans aucun scrupule, et qui cependant aimait sincerement "son Huron." Seulement elle ne l'aimait point exclusivement, encore moins l'aimait-elle fidelement. L'amour ainsi compris peut paraitre bizarre, invraisemblable, incomprehensible, cependant madame de Lucilliere etait ainsi. Bien qu'elle eut aime le colonel, bien qu'elle l'aimat encore, elle ne voulait point ecarter Carmelita ou Ida pour prendre leur place. Le lien qui les attachait l'un a l'autre etait brise et rien ne pourrait le rattacher: jamais sa fierte n'eut supporte les soupcons d'un amant qui pouvait a juste droit se montrer jaloux. Ce n'etait donc point pour elle qu'elle voulait arracher le colonel a Carmelita et a Ida. C'etait pour Therese. Le mariage lui plaisait. D'abord il avait quelque chose d'extraordinaire, qui amusait son esprit.... Une fille du faubourg Saint-Antoine femme du riche colonel Chamberlain, cela etait drole, original et romanesque. Et puis cette jeune fille ne serait pas, aux yeux du monde, une rivale comme Carmelita ou comme Ida. On ne dirait pas: "Le colonel Chamberlain a quitte madame de Lucilliere pour epouser la belle Carmelita;" on dirait "Le colonel Chamberlain, quitte par madame de Lucilliere, a epouse une petite cousine pauvre, que son pere mourant lui avait demande de prendre pour femme." Enfin a ces considerations s'en joignait une derniere, prise a une meilleure source: Therese lui avait plu, elle avait eprouve pour cette petite fille une reelle sympathie, et elle voulait faire son bonheur. Evidemment cette petite aimait son cousin, et, toute question de fortune a part, elle devait rever ce mariage, sans oser l'esperer. Il est toujours agreable de jouer le role d'une bonne fee, et madame de Lucilliere voulait se donner cette satisfaction. D'un cote, elle ferait le bien; de l'autre elle ferait le mal. Pour elle, ce serait un bonheur complet, si elle reussissait. Mais reussirait-elle? Et le baron Lazarus remplirait-il bien dans cette piece le role qu'elle lui avait confie! Les moyens a employer pour rompre ce mariage qu'on lui annoncait comme arrete, le baron Lazarus ne les voyait pas en sortant de la loge de madame de Lucilliere. Mais il ne s'en inquieta pas autrement, esperant bien trouver quelque chose avec la reflexion. En effet, il n'etait pas l'homme de l'improvisation, et il ne se lancait jamais dans une affaire avant d'en avoir examine le fort et le faible. Il redescendit donc a sa place, et ceux qui le virent, assis dans son fauteuil, ecouter la musique de _Robert_, ne se douterent pas des idees qui roulaient dans sa tete. Un melomane ravi dans une douce beatitude, rien de plus. --Voyez donc le baron Lazarus!... --Je croyais qu'il esperait faire epouser la blonde Ida par le colonel Chamberlain? --S'il en etait ainsi, il faut convenir que ce projet ne lui etait pas bien cher, car il parait tout a fait indifferent a l'annonce du mariage du colonel et de la belle Carmelita. --Evidemment il ne pense qu'a la musique. A ce moment, le baron, comme s'il eut voulu confirmer ces paroles, se pencha contre son voisin. Robert eperdu, venait de langer son cri desespere: --Si je pouvais prier! --_Tief eingreifende musik!_ dit le baron. --Profonde en effet, repliqua le voisin, admirable. Et le baron sortit l'un des derniers, souriant a tous et donnant de cordiales poignees de mains a ses amis. Il s'en alla a pied, le long des boulevards, les mains derriere le dos, donnant un coup de tete affectueux a ceux qui le saluaient. Le lendemain de bonne heure le baron se presenta a l'hotel Chamberlain, et, comme on ne voulait pas le recevoir, il forca la porte pour arriver jusqu'a son ami, son cher ami, le colonel Chamberlain, qu'il tenait a feliciter, a l'occasion de son prochain mariage avec la belle Carmelita. --Enchante, positivement enchante. Vous etes, vous et elle, chacun de votre cote, deux puissances, deux forces de la nature: vous par la fortune, elle par la beaute. Vous deviez donc vous allier un jour, c'etait ecrit, et laissez-moi vous dire, cher ami, que vous accomplissez un devoir social. Puis il developpa longuement ce compliment philosophique avec des considerations un peu obscures peut-etre, mais en tout cas tres profondes. --Quelle femme etait plus digne de la fortune que Carmelita! Il n'en voyait pas. On pouvait dire qu'elle etait nee pour les diamants et les pierreries, et c'etait un bonheur, un vrai bonheur, une harmonie de la nature, que son mariage les lui donnat. Car, dans un autre mariage, cette loi d'harmonie eut ete violee: il se fut trouve des contre-sens entre la femme et la position. C'etait pour briller, pour eblouir, que la Providence l'avait creee, et, s'il elle n'avait point ete sur un piedestal, elle eut ete declassee. De la une vie malheureuse pour elle aussi bien que pour son mari, car elle n'eut pas pu donner a celui-ci les joies de la famille, du menage, du pot-au-feu. Le colonel ecoutait ces felicitations avec ennui; car, apres la nuit qu'il venait de passer, il n'etait pas dispose a la patience. Mais le baron etait un homme qui ne se laissait pas demonter, quand il avait enfourche un dada. Il tenait a prouver que Carmelita n'etait qu'une belle statue, bonne a parer de bijoux et de pierreries, qui donnerait a son mari toutes les satisfactions de la vanite mondaine, sans rien autre chose, et il poursuivait sa demonstration assez habilement, sans rien dire de blessant, au moins d'une facon directe. Mais il n'etait pas venu seulement pour feliciter le colonel a propos de son mariage, il voulait encore le prier a diner pour le lundi suivant: il s'agissait de feter son propre anniversaire, et la fete ne serait pas reussie, si le colonel, si ce brave colonel, si ce cher ami, ne l'honorait pas de sa presence. Il etait venu pour la fille, ne viendrait-il pas pour le pere? Et puis, au moment de ce mariage, il fallait resserrer leurs relations, afin qu'elles se continuassent apres d'une facon suivie et intime, il ne serait pas mauvais pour Carmelita de voir souvent Ida, qui serait quelquefois de bon conseil et qui en tout cas, par sa simplicite, serait de bon exemple. Si le baron etait un homme qu'il fallait ecouter quand meme, c'etait aussi un homme qu'on ne pouvait pas refuser. Le colonel dut, de guerre lasse, accepter cette invitation a diner. Et le baron s'en alla, satisfait, continuer ses felicitations aupres du prince Mazzazoli. En agissant ainsi, il n'avait pas de but determine et ne savait pas trop ce qu'il cherchait; mais il cherchait, ce qui etait quelque chose. Il cherchait, il guettait. En regardant, en ecoutant, en apostant des gens habiles dans l'art de regarder et d'ecouter, il devait bien, pendant ces trois semaines, decouvrir un indice sur lequel il pourrait batir son plan d'attaque. Si le prince possedait une grande finesse, Carmelita etait assez naive, la comtesse n'etait pas tres-forte, et le colonel etait assez ouvert pour ne rien cacher. La premiere chose a faire, c'etait d'etre pres d'eux, pret a profiter des occasions qui se presenteraient ou qu'on provoquerait, si elles tardaient trop a naitre spontanement. Bientot le baron arriva aux Champs-Elysees; mais avant de monter a l'appartement du prince, il voulut demander quelques renseignements au concierge, on apprend beaucoup en causant avec les uns et les autres, les petits aussi bien que les grands. Malheureusement le concierge n'etait pas dispose a la conversation: c'etait un personnage digne, qui ne se familiarisait pas avec le premier venu. Le baron n'en put rien tirer, si ce n'est que le prince etait sorti avec la comtesse, que la vieille Marietta etait dehors, et que mademoiselle Belmonte etait seule. Cela n'etait pas pour contrarier le baron; Carmelita seule, il la ferait plus facilement parler et peut-etre pourrait-il tirer quelque chose de sa naivete. En arrivant a la porte de l'appartement; le baron la trouva entre-baillee. Surpris, il s'arreta un moment, se demandant ce que cela signifiait. Comme il se posait cette question, il entendit un bruit de voix dans l'interieur de l'appartement, arrivant jusqu'au palier par les portes restees ouvertes. Une de ces voix etait celle de Carmelita, qu'il reconnut facilement; l'autre etait une voix d'homme qu'il ne se souvenait pas d'avoir entendue. On parlait sur le ton de la colere et de la dispute. --Je vous dis que j'empecherai ce mariage, criait la voix d'homme avec fureur. --Vous ne ferez pas cela, repliqua Carmelita avec moins d'emportement. --Je le ferai si vous ne le faites pas vous-meme, je vous en donne ma parole; reflechissez a ce que je vous dis, vous etes prevenue. Adieu. Pour ne pas etre surpris devant cette porte, ecoutant, le baron monta rapidement quelques marches de l'escalier, comme s'il se rendait a un etage superieur. Presque aussitot un homme tira la porte de l'appartement du prince et la referma derriere lui avec fracas. Le baron s'etait a demi retourne, mais il ne connaissait pas celui qui venait de tirer cette porte: c'etait un homme de quarante-cinq ans environ, a barbe noire tres-epaisse lui couvrant le visage ne laissant voir qu'un nez proeminent et deux yeux ardents; il etait vetu simplement, mais convenablement. Le baron descendit derriere lui, pour demander au concierge quel etait cet homme. Mais en chemin la reflexion lui vint que le concierge ne connaissait peut-etre pas cet homme, ou que le connaissant il ne voudrait peut-etre pas plus parler maintenant qu'il ne l'avait voulu quelques instants auparavant. Il renonca donc a l'interroger et se mit a suivre cet inconnu. Marchant derriere lui, il l'etudiait et il etait a peu pres certain de ne pas le perdre dans la foule: il avait vu sa tete; il le voyait de dos; il notait sa demarche, il le reconnaitrait sans confusion possible. Marchant tout d'abord avec cette rapidite fievreuse qui resulte de la colere, il avait peu a peu ralenti le pas, et, par les Champs-Elysees, il se dirigeait vers l'interieur de Paris, sans se retourner et sans se douter assurement qu'il etait suivi. Il prit la rue Royale, le boulevard de la Madeleine, la rue Neuve-Saint-Augustin, sans que le baron le perdit de vue. Arrive devant une maison de cette rue, dont la porte et l'entree etaient couvertes d'ecussons et d'enseignes de commercants, il entra dans cette maison. Le baron arriva une minute apres lui, et, ayant regarde les ecussons, se dirigea vers la loge du concierge. --Est-ce que ce n'est pas M. Durand que je viens de voir rentrer? dit-il poliment en otant son chapeau. Il venait de prendre ce nom de Durand sur un ecusson. --Non, monsieur, repondit le concierge; c'est M. Lorenzo Beio. Sans en attendre davantage, sans demander si M. Durand etait ou n'etait pas chez lui, le baron se retira. Ainsi l'homme qui pouvait empecher le mariage du colonel etait Lorenzo Beio, le maitre de chant de Carmelita, dont il avait souvent entendu parler. Cela suffisait pour ce jour-la, plus tard, on verrait comment tirer parti de ce renseignement. Et aussi comment utiliser ce nouvel allie. X En revenant a Paris, le colonel s'etait dit que la premiere visite qu'il ferait, serait pour son oncle et sa petite cousine. Ils etaient sa famille, toute sa famille; il leur annoncait son mariage et les invitait a y assister. Mais les paroles de madame de Lucilliere modifierent ce projet. S'il etait vrai que Therese l'aimat, est-ce que ce ne serait pas cruaute d'aller annoncer a cette pauvre petite un mariage qui la desolerait? Sans doute elle connaitrait ce mariage, car il etait impossible de le lui cacher; mais ce n'est pas du tout la meme chose d'apprendre une pareille nouvelle par hasard, ou directement de la bouche meme de celui qui se marie. Decidement il valait mieux ne pas aller les voir; il ecrirait. Et, le coup porte par une lettre,--s'il etait vrai que son mariage dut porter un coup a Therese,--il irait faire sa visite. Un matin, qu'il reflechissait a cette lettre,--car il ne l'oubliait pas, et comme toutes les lettres retardees qu'on doit ecrire et qu'on n'ecrit pas, celle-la s'imposait souvent a son esprit pour le relancer et le tourmenter,--un domestique vint lui annoncer que M. Antoine Chamberlain demandait a le voir. Il descendit vivement au premier etage et courut a son oncle, les mains tendues. --Heureux de vous voir, mon cher oncle, dit le colonel. --C'est pour cela que je me suis depeche de venir vous demander a dejeuner, si je ne vous derange pas. --Jamais, vous le savez bien. Nous dejeunons donc ensemble. --En tete-a-tete, n'est-ce pas? comme la derniere fois. --Vous avez a me parler? --Oui, et vous, de votre cote, n'avez-vous rien a me dire? Ces paroles d'Antoine causerent une vive surprise au colonel. Pourquoi son oncle se doutait-il qu'il voulait l'aller voir? et pourquoi aussi avait-il tenu a prevenir cette visite? Le colonel sonna pour donner des ordres; puis, revenant a son oncle: --Ma petite cousine va bien, j'espere? --Pas trop, mais ce ne sera rien: un peu de fievre. Therese souffrante: qui causait cette fievre? Il y avait une autre question que le colonel avait sur les levres et qu'il retenait, ne sachant trop comment la poser; cependant il se risqua, sachant combien vivement le sujet auquel elle se rapportait preoccupait et tourmentait son oncle. --Avez-vous eu des nouvelles de l'affaire de... mon cousin? dit-il enfin, se servant du mot "mon cousin" pour attenuer ce qu'il pouvait y avoir de penible pour son oncle dans cette interrogation. --Oui, et de bonnes; au moins sont-elles bonnes pour mon egoisme de pere. On renonce a poursuivra l'affaire; les presomptions du juge d'instruction ne reposant sur rien de precis. On ne trouve pas de preuves, votre assassin a emporte le nom de ses complices dans sa tombe, et, comme la police n'a pu mettre la main sur le Fourrier, decidement introuvable, il n'y a pas de charges contre celui que vous appelez votre cousin; il peut rentrer en France. A ce moment, on vint prevenir le colonel que le dejeuner etait pret; ils passerent dans la salle a manger, ou le couvert etait mis comme le jour ou il avait ete question entre eux du mariage de Therese avec Michel, c'est-a-dire que la table etait servie de telle sorte qu'ils n'auraient pas besoin de domestiques autour d'eux, et qu'ils pourraient causer librement, en tete-a-tete, comme l'avait demande Antoine. Celui-ci s'assit a sa place et, ayant deplie sa serviette, il commenca par se verser un plein verre de vin; puis, emplissant aussi le verre de son neveu, il regarda un moment le colonel en souriant: --Avant tout, dit-il, en levant son verre, je veux boire a votre mariage, mon cher Edouard. --Vous savez?... --Eh oui! je sais. A votre sante, mon neveu, et a la sante de ma niece, que je ne connais pas, mais qui, j'en suis certain, doit etre digne de vous, et qui vous donnera le bonheur que vous meritez. --Ah! c'est par les journaux que vous avez appris mon mariage? C'est-a-dire que ce n'est pas moi qui l'ai appris, c'est Therese. --Qu'a-t-elle dit en lisant cette nouvelle, un peu bien surprenante, n'est-ce pas? --Elle n'a rien dit, et il est probable que nous ne la connaitrions pas encore, si elle avait ete seule a l'apprendre. Etait-ce cette annonce qui avait donne la fievre a Therese? Il etait impossible de poser des questions directes a ce sujet, et en realite le plus court, etait de proceder avec ordre, surtout avec patience. --Hier soir, avant le souper, Michel etait sorti; en rentrant, il rapporta un journal, et, comme le souper n'etait pas tout a fait pret, en attendant il se mit a lire ce journal. Tout a coup il pousse une exclamation qui nous fait lever la tete a tous: Therese, Denizot, Sorieul et moi. Nous le regardons, et Sorieul demande ce qu'il y a de si extraordinaire dans le journal. Therese et moi, nous ne demandions rien: Therese, vous saurez pourquoi tout a l'heure; moi, parce que chaque fois que je lis les journaux, j'ai peur d'y trouver le nom de quelqu'un que vous connaissez. Sorieul voulut meme prendre le journal, mais Michel ne le laissa pas faire. "C'est une nouvelle qui concerne votre neveu Edouard." "Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite que mon cousin Edouard se marie?" interrompit Therese. Vous pensez si a ce mot il y eut des exclamations; on voulut voir le journal, moi avant les autres. C'etait vrai: je vis que vous epousiez mademoiselle Carmelita Belmonte, niece du prince Mazzazoli. La-dessus Sorieul nous dit que les princes Mazzazoli avaient joue un role dans l'histoire des republiques d'Italie, et il en eut pour un moment a nous citer les livres qui parlaient des ancetres de votre future. Pendant qu'il faisait son recit, une reflexion me traversait l'esprit: comment Therese avait-elle appris votre mariage avant tout le monde? Je lui posai ma question, et elle me repondit qu'elle avait lu le matin meme cette nouvelle dans le Sport. "Tu l'as lue ce matin, et tu ne nous l'as pas communiquee? s'ecria Sorieul; voila qui est un peu fort." Il se facha contre elle. Moi, je ne me fachai point, mais je lui demandai pourquoi elle nous avait tu cette nouvelle, qui pour nous tous etait cependant interessante." J'ai pense que mon cousin viendrait nous l'annoncer lui-meme et qu'il serait fache de voir qu'il avait ete prevenu.--Pendant le souper, il ne fut question que de votre mariage; chacun dit son mot, excepte Therese, qui ne dit rien du tout. Mais Sorieul ne la laissa pas tranquille; il se mit a la gronder, parce qu'elle lisait le _Sport_, disant qu'une fille dans sa position ne devait pas s'interesser aux courses de chevaux, et la-dessus il pretendit que c'etait vous qui l'aviez corrompue en la conduisant aux courses du bois de Boulogne. --Vous ne croyez pas cela; je l'espere, mon oncle? --Assurement non, c'est une idee comme il en pousse dans la tete de Sorieul, qui s'amuse a chercher la raison des choses et qui la trouve plus ou moins bien. Enfin Therese ne repondit rien, et la discussion finit. Apres le souper, chacun sortit et je restai seul avec Therese; j'avais un travail presse a ecrire et je voulus m'y mettre, tandis que Therese s'installait comme a l'ordinaire aupres de ma table. Mais je n'etais pas en train, les idees ne me venaient pas, et je ne pouvais meme pas trouver mes mots. Vous devez bien vous douter de ce qui me tourmentait: c'etait le mariage de Therese. Depuis que vous aviez bien voulu venir avec nous au _Moulin flottant_ pour entretenir Therese de mon projet, j'ai ete condamne a un mois de prison? Le gouvernement, apres avoir provoque le mouvement ouvrier dans l'esperance de le diriger et de s'en servir pour faire peur a la bourgeoisie, a ete pris de peur lui-meme quand il a vu qu'il n'y aurait jamais rien de commun entre nous et lui. Vous me direz qu'il a ete bien longtemps a faire cette decouverte: cela est vrai, mais enfin il l'a faite, et, du jour ou il a ete eclaire a ce sujet, il a commence a nous poursuivre; on m'a envoye en police correctionnelle, et j'en ai eu pour un mois. Ce que le gouvernement favorisait la veille etait devenu, du jour au lendemain, coupable. Il y a comme cela des coups de lumiere qui eblouissent subitement tout le monde: le chef de l'Etat, les ministres, les juges. Par une chance remarquable, le jour meme ou je sortais de prison, Sorieul y entrait a son tour, s'etant fait condamner a trois mois. --Sorieul! --Pas pour la meme chose. Vous devez vous rappeler que Sorieul disait toujours qu'il ecrirait les grandes idees qu'il roulait dans sa tete quand le moment serait venu. Il s'est enfin decide, il a ecrit une brochure portant pour titre: _Les Cesars par un Cesar_. C'etait une critique de la Vie de Cesar, par Napoleon III, et si vive, si pleine d'allusions, que Sorieul a attrape trois mois de prison. Un peu plus, Therese restait seule a la maison: ce que j'avais toujours redoute, vous devez vous en souvenir. Voila pourquoi je dis que ca ete une chance que Sorieul entrat en prison, le jour meme ou j'en sortais. Mais ce qui avait failli arriver pouvait se realiser une autre fois; car la prison, j'entends la prison politique, n'a jamais gueri personne. Ce n'etait pas parce que les tribunaux m'avaient condamne qu'ils m'avaient fait renoncer a la lutte: j'ai continue ma tache, nous avons continue notre organisation en l'etendant, et en ce moment je suis sous le coup de nouvelles poursuites. Il est donc probable que prochainement je vais de nouveau quitter la maison pour entrer en prison, et ce sera ainsi jusqu'a la fin de l'Empire ou jusqu'a ma fin: au plus vivant des deux. Vous me direz qu'il est bien malade, je l'espere; mais il n'est pas mort, et il peut durer encore s'il ne lui arrive pas un accident. J'etais donc expose a voir se realiser mes craintes: Therese seule, car Sorieul est exaspere et lui aussi ne tardera pas a se faire condamner de nouveau. La nouvelle de votre mariage m'avait inspire l'idee de faire une nouvelle tentative aupres de Therese: cela me donnait une ouverture. Je lui expliquai notre situation et mes craintes, en la priant, en la suppliant de se decider enfin a me rassurer sur son avenir. Pendant longtemps elle refusa, et je dois meme dire qu'elle le fit avec une violence que je ne lui avais jamais vue; mais je ne me decourageai pas, j'insistai, et toute la soiree se passa dans cette lutte. Enfin elle ceda. --Ah! elle a consenti! --Elle a consenti, seulement elle veut attendre encore; mais enfin elle a fixe une date: le 31 decembre 1870. Voila pourquoi vous m'avez vu arriver la figure joyeuse. On peut m'envoyer en prison; j'espere bien que Therese ne m'y laissera pas entrer sans prendre Michel pour mari, et qu'alors elle ne s'en tiendra pas a sa date. J'ai bu a votre mariage; ne boirez-vous pas a celui de ma fille, mon neveu? Il devait epouser Carmelita. Therese consentait a devenir la femme de Michel. Les choses ainsi arrangees etaient pour le mieux,--puisqu'il n'y avait pas moyen qu'elles fussent autrement. --Au mariage de Therese, dit-il, a son bonheur et au votre, mon oncle! Le dejeuner s'acheva plus joyeusement qu'il n'avait commence, au moins pour le colonel, tranquillise dans sa conscience. --Voulez-vous annoncer ma visite a ma petite cousine pour tantot, dit le colonel a son oncle lorsque celui-ci se leva pour se retirer; je tiens a lui prouver qu'elle avait devine juste en pensant que je voulais moi-meme vous faire part de mon mariage. --Et qu'appelez-vous tantot? --L'heure de votre souper, et si vous le voulez bien, je vous demanderai de partager ce souper avec vous. Maintenant que Therese se mariait, le colonel n'avait plus la meme gene a aller rue de Charonne; et puis elle connaissait son mariage, il n'aurait donc pas a le lui annoncer. Il arrive un peu avant l'heure du souper et ce ne fut pas sans une certaine emotion qu'il monta l'escalier de son oncle. Du palier, il n'entendit aucun bruit dans l'atelier, il poussa la porte et entra. L'atelier etait desert et sombre, il se dirigea vers la cuisine. Mais dans l'obscurite, il accrocha un morceau de bois qui tomba et fit du bruit. --Qui est la? demanda une voix, celle de Therese. Il allait repondre quand la porte s'ouvrit et Therese parut tenant une lampe a la main. --Ah! mon cousin, c'est vous! dit-elle. C'etait la le mot dont elle le saluait autrefois, mais il lui sembla qu'elle ne le jetait pas avec le meme eclat joyeux. Ils resterent durant quelques secondes en face l'un de l'autre sans se parler. Enfin il s'avanca et lui tendit la main; elle lui donna la sienne. Son aspect etait en accord avec son accent: tres pale, avec les yeux ardents. Le colonel crut remarquer qu'elle tremblait; mais, comme elle avait pose sur la table la lampe, dont l'abat-jour etait pose tres bas, il la voyait mal et seulement dans l'ombre. --Mon pere n'est pas encore rentre, dit-elle; mais il m'a envoye un mot pour m'avertir que vous veniez souper avec nous, ce qui est bien aimable a vous. Alors, apprenant cela, Denizot a voulu vous servir un souper digne de vous, a-t-il dit, et il est sorti pour cela. Mon oncle Sorieul n'est pas non plus rentre, de sorte que je suis seule. Le colonel remarqua qu'elle avait evite de nommer Michel; cependant, en regardant sur la table qui etait mise, il vit six couverts, ce qui indiquait que Michel devait souper avec eux. --Mon oncle m'a dit que vous attendiez ma visite; je vous remercie de n'avoir pas doute de moi. --Comment aurais-je doute de vous, mon cousin! vous nous avez toujours temoigne une grande amitie. --Si je ne suis pas venu plus tot, c'est que je ne suis a Paris que depuis deux jours, et je ne sais comment cette indiscretion a propos de... (il entassait les mots avant que d'arriver a celui qui etait decisif), a propos de ce mariage, a pu etre commise. Elle ne repondit pas, et, comme il la regardait, elle leva la tete vers le plafond, de sorte qu'il ne put pas voir l'effet que ce mot avait produit sur elle. Alors il reprit, decide a en finir tout de suite: --En meme temps, mon oncle m'a communique une nouvelle qui le rend bien heureux, celle de votre mariage. --Il est vrai, dit-elle d'une voix presque ferme, je me marie, je me suis rendue aux desirs de mon pere. Vous a-t-il dit quelles etaient ses craintes et dans quelle position il se trouvait? --Il me l'a dit. --J'ai voulu qu'il n'eut pas au moins d'inquietude a mon egard, et, puisque mon mariage doit le rassurer, je me marie. --Vous etes un brave coeur, ma chere cousine, une bonne et tendre fille. --Je ne suis pas la fille que vous croyez; car si je l'etais, je n'aurais pas attendu jusqu'a ce jour pour contenter mon pere, qui souhaitait si ardemment de me voir mariee. De nouveau il s'etablit un silence, et il l'entendait respirer difficilement; il eut voulu parler et il ne savait que dire, il n'osait meme pas la regarder. Ce fut elle, cette fois, qui reprit la parole la premiere. --Vous souvenez-vous, dit-elle, du reve que vous m'avez fait vous raconter, quand vous m'avez demande de vous expliquer quel mari je prendrais: je voulais qu'il m'aimat comme je voulais l'aimer, et je disais, n'est-ce pas, que je ne me marierais jamais, si je ne sentais pas en moi ce grand amour. Comme on fait des projets quand on est petite fille! comme on batit des chateaux qui sont peu solides! --Oui, je me souviens, dit-il. --Mais ce grand amour, c'est le reve, n'est-ce pas, c'est la poesie, ce n'est pas la realite. Dans la vie, on se marie parce qu'on doit se marier, et l'on peut etre une honnete femme, je pense, une bonne mere, sans ces sentiments extraordinaires. Le pensez-vous aussi? Sans repondre directement, il fit un signe affirmatif, car la gene qu'il eprouvait deja en montant l'escalier lui devenait plus penible, et sa conscience etait moins ferme. --Je vous ai dit, reprit-elle, toute l'amitie que j'eprouvais pour... Michel; il a toujours ete pour moi un camarade, un ami, un frere, et il sera desormais un mari. Je ne pouvais pas en esperer un plus honnete, un plus digne, et je crois comme mon pere que notre vie sera heureuse. Je voulais des ailes a l'existence que je revais; mais c'est peut etre sur la terre, terre a terre, qu'est le bonheur possible en ce monde. Il croit que je pourrai le rendre heureux, je m'y appliquerai de tout mon coeur. La porte en s'ouvrant le tira de l'angoisse qui le serrait a la gorge et l'etouffait. C'etait Denizot qui rentrait, charge d'un immense panier. --Ah! colonel, dit-il en posant, son panier, ca ne se fait pas, ces choses-la; les grands cuisiniers veulent etre prevenus au moins vingt-quatre heures a l'avance, vous n'allez pas trouver un souper digne de vous. --Q'importe, mon bon Denizot? --Comment, qu'importe! et ma gloire? Puis, donnant une poignee de main au colonel: --Comme homme, je suis joliment content de vous voir; mais comme cuisinier, vous savez, je suis vexe. Avez-vous faim? --Pas trop. --Comme homme, j'en suis fache; mais, comme cuisinier, j'en suis bien aise. Et clopin-clopant, il s'occupa de tirer toutes les victuailles qui etaient entassees dans son panier. Pendant ce temps, Antoine rentra, puis Michel. Contrairement a ce qu'il etait d'ordinaire, le jeune ouvrier montra une physionomie ouverte et souriante; ses yeux semblaient moins enfonces et moins sombres. Il vint au colonel et s'informa poliment, presque affectueusement, de sa sante. Chose bizarre, ce fut celui-ci qui eut l'attitude roide et contrainte que Michel avait autrefois avec lui. Il dut se faire violence pour repondre convenablement quelques mots aux questions qui lui etaient adressees. Le souper etait servi sur la table. Antoine invita son neveu a s'asseoir. --Prenez la place de votre pere, mon neveu. A ce moment, Sorieul fit son entree. Sorti depuis le matin, il ignorait que le colonel dut souper avec eux; en l'apercevant, il poussa des exclamations joyeuses. Et apres avoir depose son chapeau sur le pupitre d'Antoine et vide les poches de son habit pleines de livres, de papiers, de journaux, de brochures, il accapara la conversation. --Il y avait vraiment des coincidences dans la vie; ainsi, sans se douter le moins du monde qu'il verrait le colonel le soir meme, il s'etait occupe de lui pendant toute la journee. --De moi? --De vous incidemment, c'est-a-dire de votre nouvelle famille, de celle dans laquelle vous allez entrer, des princes Mazzazoli et du role qu'ils ont joue dans l'histoire. Je me rappelais tres bien avoir vu leur nom dans Sismondi, mais je ne me rappelais pas au juste qu'elle avait ete leur role. Alors il se mit a parler de l'heritage de la comtesse Mathilde, de la guerre du sacerdoce et de l'empire, des Guelfes, des Gibelins, de la maison d'Este et de celle des Medicis, en citant Sismondi, Guicciardini. Pignotti, Quinet. Il etait ferre et pret a coller le contradicteur qui aurait voulu l'arreter. La soiree ne se prolongea pas tres avant, et, quand le colonel se retira, Michel voulut l'accompagner pour l'eclairer. Mais, arrive au bas de l'escalier, il posa sa petite lampe sur une marche; puis, tendant la main au colonel: --Monsieur Edouard, dit-il, voulez-vous me permettre de vous demander votre amitie? Vous ne m'avez peut-etre pas trouve toujours tres poli avec vous, et j'ai a me reprocher d'avoir mal accueilli vos bons procedes; je vous en fais mes excuses. J'avais alors du chagrin, et puis je ne vous connaissais pas. Aujourd'hui je vais devenir votre parent, puisque je serai le mari d'une femme a qui vous avez temoigne toujours une grande amitie. Je vous jure que je la rendrai heureuse. Et il s'en revint a pied, le long des boulevards, reflechissant. --La pauvre petite! Elle n'aimait pas le mari qu'elle acceptait, et cependant elle l'epousait. Quelle vie aurait-elle? Puis, abandonnant Therese, il fit un retour sur lui-meme. --Aimait-il Carmelita? cependant il l'epousait. Quelle vie serait la sienne? XI Le baron Lazarus n'etait pas homme a employer a l'etourdie l'arme que le hasard avait mise entre ses mains. Avant de se servir de Lorenzo Beio et de le lancer a travers le mariage de Carmelita, il etait sage de voir dans quelle mesure on pouvait user de son concours; et le mieux semblait-il etait de se concerter avec la marquise. Il l'alla donc trouver. Lorsqu'on annonca a madame de Lucilliere que M. le baron Lazarus demandait a la voir, le marquis etait avec elle. --Vous recevez cet homme? dit-il. --J'ai besoin de lui. --Ah! c'est une raison. --Vous avez pu constater quelles heureuses dispositions il a pour les recherches policieres; je desire l'employer conformement a son talent. --Des la que vous avez besoin de lui, c'est une raison suffisante; pour moi, qui n'ai rien a demeler avec lui, Dieu merci! je me prive volontiers de sa visite. Au revoir. Le marquis sortit par une porte, tandis que le baron entrait par une autre. --Vous n'avez pas perdu de temps, dit madame de Lucilliere en indiquant un siege au baron a une assez grande distance de celui qu'elle occupait. --En avons-nous beaucoup devant nous? --Beaucoup, non; cependant nous en avons assez pour ne rien risquer dans trop de hate. --Je n'ai rien risque et c'est pour avoir votre avis avant de rien entreprendre, que je viens vous soumettre quelques petits renseignements que j'ai eu la bonne fortune d'obtenir. Alors il raconta simplement, modestement, comme il convient a un homme qui a le sentiment de sa valeur, la conversation qu'il avait eu la chance de surprendre entre Carmelita et un inconnu. --Mais c'est le nom de cet inconnu qu'il nous faut, sans quoi cette conversation ne peut pas nous etre d'une grande utilite. --Precisement j'ai eu la bonne chance de l'obtenir: Lorenzo Beio. --Le maitre de chant de Carmelita! --Lui-meme. --Mais alors?... --Alors vous devinez quelles raisons il peut avoir pour empecher ce mariage? Ce sont ces raisons que je viens justement vous demander. --Il semble qu'il est maitre d'un secret qui peut perdre Carmelita dans l'esprit du colonel. Il ne veut pas que Carmelita epouse le colonel Chamberlain; nous, de notre cote, nous ne voulons pas que le colonel Chamberlain epouse Carmelita. Il est possible que Lorenzo Beio, agissant seul, empeche ce mariage; il est possible aussi que nous, sans son secours, nous l'empechions par un moyen different du sien. Mais il est bien certain que si, au lieu d'agir separement, nous agissions collectivement, nous aurions beaucoup plus de chances de reussir. Il faut donc avant tout chercher comment on peut obtenir ce secret de Lorenzo Beio. --On pourrait peut-etre le lui acheter. --La negociation serait aventureuse, tous les gens ne sont pas a vendre, et, en tout cas, elle serait pour celui qui s'en chargerait bien compromettante, surtout s'il y etait repondu par un refus. --En parlant ainsi, je pensais que ce Beio devait avoir aux mains quelque lettre significative qui, mise sous les yeux du colonel, pourrait l'eclairer. --Decidement vous etes pour les lettres, monsieur; sans doute, c'est une arme, mais elle n'est pas toujours sure, vous devez en savoir quelque chose. Dans le cas present, on peut aller a Beio franchement et lui dire: "Vous voulez empecher le mariage de mademoiselle Belmonte avec le colonel Chamberlain; moi, je veux aussi empecher ce mariage. Vous avez un moyen pour cela, je le sais; unissons-nous, aidez-moi, je vous aiderai." Comment accueillerait-il cette ouverture? Nous ne pouvons pas a l'avance le prevoir. Un refus est possible, une acceptation l'est aussi. S'il accepte, c'est bien, tout est fini; vous n'avez qu'a marcher d'accord. Mais, s'il refuse, car enfin il peut avoir des raisons pour refuser, supposons que ce soit la vengeance qui le pousse a rompre ce mariage,--souvent la vengeance est jalouse, elle veut agir seule, sans secours etranger; elle veut faire le mal, mais elle veut etre seule a le faire; si elle voit celui qu'elle poursuit entoure de plusieurs ennemis, elle lui vient souvent en aide contre ces ennemis, pour ne se retourner contre celui qu'elle a secouru que lorsqu'elle peut l'attaquer seule. Tel peut-etre le cas de Beio: il n'est pas impossible qu'il tienne a vider sa querelle avec Carmelita en tete a tete. --Peut-etre aime-t-il surtout le tete-a-tete, dit le baron en riant d'un gros rire. Mais la marquise ne partagea pas cette hilarite, elle continua: --Si Beio vous repousse, vous ne pourrez pas revenir a la charge pres de lui, et nous aurons le desagrement de voir un moyen qui pouvait nous etre utile nous echapper. Ce n'est pas ainsi que nous devons proceder. Vous interessez-vous toujours a la petite Flavie, du theatre des Bouffes? --Je ne vois pas en quoi cette question touche notre affaire. --Vous allez le voir, si vous voulez bien me repondre; soyez certain que je ne vous adresse pas cette demande pour savoir vos secrets, ni ceux de mademoiselle Flavie. --Il n'y a pas de secrets entre la petite Flavie et moi. Cette enfant etait la fille de mon caissier, elle restait orpheline sans fortune et sans metier; on disait qu'elle etait jolie. Je me suis occupe d'elle pour ne pas la laisser exposee aux tentations de la misere. --Et, pour cela, vous l'avez fait debuter aux Bouffes? --C'est bien naturel. --Oh! assurement, rien n'est plus naturel, cela se voit tous les jours, et je savais ce que vous venez de me raconter; seulement ce que je ne sais pas et ce que je vous demande, c'est si vous avez continue a vous occuper de cette jeune fille depuis, qu'ayant un metier, elle n'est plus, comme vous dites, exposee aux tentations de la misere. Car elle n'y est plus exposee, n'est-ce pas? Je l'ai vue hier au Bois dans un petit coupe, qui ne sent pas du tout la misere. --Je la vois quelquefois. --Et vous pouvez lui demander ce que vous desirez? --J'espere qu'elle a pour moi des sentiments de reconnaissance. --Il faut l'esperer ou bien alors ce serait a prendre en mepris l'humanite. Donc vous pouvez faire appel a ces sentiments de reconnaissance et vous serez ecoute? --Je le pense. --Eh bien! ce que vous aurez a lui demander devra accroitre encore cette reconnaissance deja si grande. --J'avoue que je ne comprends pas du tout ou vous voulez arriver. --Cela ne vous blesse pas, n'est-ce pas? que je dise que cette petite Flavie n'a aucun talent; je l'ai vue deux ou trois fois, et c'est ce que ces messieurs appellent une grue. Elle chante comme M. Jourdain faisait de la prose, sans s'en douter; elle chante avec ses yeux qui minaudent, son nez qui se retrousse, sa poitrine qu'elle montre tant qu'elle peut, sa taille qui se tortille, enfin elle chante avec tout ce que la nature lui a donne,--une seule chose exceptee, la voix;--il est vrai que de ce cote la nature lui a ete assez avare. Eh bien! il faut que vous lui donniez ce qui lui manque. --La voix? moi! --Pas la voix, mais le talent. Pas vous, car, malgre tous vos merites, vous n'avez peut-etre pas ceux d'un maitre de chant; mais Lorenzo Beio, qui les possede, lui, ces merites. Le baron joignit les mains dans un mouvement d'admiration, car bien qu'il professat le plus profond mepris pour madame de Lucilliere, il ne pouvait pas ne pas admirer une combinaison si bien trouvee, alors surtout que cette combinaison devait lui profiter. --Je comprends, s'ecria-t-il, je comprends. --Vous comprenez, n'est-ce pas, que vous donnez Lorenzo Beio pour professeur a Flavie? Sans doute vous pourriez tout aussi bien le donner a Ida? --Oh! ma fille! --Justement, je sens ce cri d'un pere qui ne veut pas meler une fille comme mademoiselle Ida.... --_Sie ist eine engel._ --_Ja, ja_, c'est un ange, et puis ce serait s'engager bien a fond que d'intervenir d'une facon si directe et si personnelle; tandis que, par l'entremise de Flavie, les choses se font sans que vous y mettiez la main. C'est Flavie qui demande des lecons a Beio, et rien n'est plus naturel. Beio a chante sur les grands theatres du monde, et c'est quand sa voix a ete perdue qu'il s'est fait professeur; les lecons qu'il donne ont pour but de former des chanteurs et des chanteuses de theatre. Flavie qui est une chanteuse de theatre,--au moins elle peut le croire,--ne veut pas rester aux Bouffes, elle veut passer a l'Opera-Comique ou a l'Opera,--on a vu des exemples de cette ambition chez de simples grues;--elle s'adresse a Beio pour lui demander des lecons. Vous allez la voir quelquefois chez elle, n'est-ce pas? --Quelquefois. --Plusieurs fois par semaine? --Oui, souvent. --Tous les jours? --Je la vois souvent, mais pas regulierement. -Je comprends cela; enfin vous la verrez plus souvent, tous les jours. Oh! bien entendu, devant Beio. Vous assisterez aux lecons. Rien n'est plus legitime. Vous vous interessez a cette petite fille de votre caissier, vous desirez qu'elle cultive son talent pour n'etre pas exposee aux tentations de la misere, et vous surveillez vous-meme ses lecons pour constater ses progres. C'est d'un pere, cette conduite; elle vous fera honneur. --Il est certain qu'il n'y aura rien a dire. --En assistant aux lecons, vous parlerez de temps en temps du colonel Chamberlain et de son prochain mariage. Cela encore est tout naturel puisque vous etes l'ami du marie et de la mariee. Je crois que tout d'abord il sera bon que vous ne manifestiez pas votre sentiment sur ce mariage, afin de ne pas eveiller les soupcons de cet Italien. Ce sera peu a peu que vous les manifesterez, ces sentiments, en insistant principalement sur la certitude ou vous etes que rien ne peut l'empecher. Sans doute, tout mariage qui n'est pas conclu peut se rompre; mais, pour que cette rupture s'accomplisse, il ne faut pas qu'il soit ardemment desire des deux cotes, et c'est precisement ce qui se rencontre dans celui-la: par interet, mademoiselle Belmonte le veut; par amour, le colonel le desire non moins vivement. --Parfaitement. --Vous voyez le theme, je n'ai donc pas besoin d'insister. Il arrive un moment,--ah! nous n'avons pas besoin de nous presser; la veille il sera temps encore;--il arrive un moment ou Beio doute de l'efficacite du moyen dont il dispose; il a peur, il croit que ce mariage se fera quand meme. Il a compris que vous desiriez qu'il ne se fasse pas et que vous pouvez l'empecher; il pense qu'en reunissant vos deux actions, la votre et la sienne, vous serez plus puissants: il vous livre son moyen. Naturellement vous ne livrez pas le votre, "qui ne vaut pas le sien"; on agit, et la rupture est accomplie, sans que nulle part votre main soit visible: ce que vous devez desirer... en vue de l'avenir. Le baron se retira en pensant que la marquise n'etait vraiment pas sotte. Mais quelle femme corrompue, bon Dieu! Il n'y avait qu'une Francaise au monde capable d'inventer une pareille combinaison, et encore sans paraitre y toucher. Quelle Babylone que ce Paris! XII Mademoiselle Flavie Schwerdtmann, connue au theatre sous le nom de Flavie Engel, plus facile a prononcer pour une bouche francaise, ou plus simplement sous celui de Flavie tout court, beaucoup plus facile encore, etait ce qu'on appelait alors dans un certain monde une jeune grue, et elle n'etait que cela. Dix-neuf ans, une beaute assez pale, pas le moindre talent, et cependant elle avait une certaine reputation. Elle la devait, cette reputation, a l'etrangete et a la bizarrerie qui se montraient en elle. C'etait une Allemande de la Pomeranie, nee d'un pere et d'une mere qui l'un et l'autre etaient deux types de pure race; cette purete de race, ils l'avaient transmise a leur fille, et celle-ci, au milieu de comediennes francaises, frappait le spectateur le moins attentif par ses yeux bleus, ses cheveux d'un blond pale, et tous les caracteres constitutifs de la "Germaine". C'est deja une raison de succes de ne pas ressembler aux autres. A Berlin ou a Stettin, on ne l'eut pas regardee; a Paris, on la remarquait. Mais a cette attraction, en realite assez legere, elle en joignait une autre, plus puissante: Allemande de naissance, elle avait cesse de l'etre par son education. De la en elle un curieux melange de qualites et de defauts disparates, jurant de se trouver ensemble, et qui, precisement par cela seul, la rendaient seduisante pour certains esprits blases, amoureux de ce qui sort du naturel. Elle etait enfant a son arrivee a Paris et orpheline de mere; son pere, qui etait un excellent employe, comme le sont souvent les Allemands, laborieux, exact, zele, l'avait livree aux soins d'une domestique par malheur richement douee de tous les vices; de sorte que l'education que la petite Flavie avait recue etait celle de la rue, et meme, pour tout dire, celle du ruisseau. Dans son roman des _Liaisons dangereuses_, Laclos a peint une jeune fille sage et innocente, que son amant prend plaisir a corrompre en apprenant a son ecoliere naive une espece de "catechisme de debauche." Sans savoir ce qu'elle dit, cette petite repete les monstruosites les plus etonnantes, et, dans la lettre ou il raconte cette histoire, cet homme, qui ne se plait plus qu'aux choses bizarres, dit que rien n'est plus drole que l'ingenuite avec laquelle sa maitresse se sert de la langue qu'il vient de lui apprendre, n'imaginant pas qu'on puisse parler autrement: le contraste de la candeur naive qui est en elle avec son langage plein d'effronterie est tout a fait seduisant. C'etait une education de ce genre que Flavie s'etait donnee, mais bien entendu en sachant tres bien "qu'on pouvait parler autrement," et, comme avec cela elle etait restee enfant pour le visage, gardant des yeux innocents, un sourire naif, une bouche mignonne et chaste, elle produisait justement un effet de seduction provoquante, qui resultait du contraste de son apparence naive avec son langage plein d'effronterie. Pour certaines gens, elle etait irresistible par la facon candide dont elle recitait "son catechisme de debauche." Tous ceux qui la connaissaient disaient d'elle: --Est-elle drole, cette Flavie! Et ce mot etait generalement accepte. Les jeunes beaux des avant-scenes et de l'orchestre etaient assez indifferents pour elle; mais, parmi les hommes qui avaient passe la soixantaine, elle avait de zeles partisans. Il est vrai qu'ils ne la defendaient pas ouvertement quand on l'attaquait, mais, a ces attaques, ils repondaient par des haussements d'epaules ou des sourires discrets qui en disaient long pour qui savait comprendre. Le baron Lazarus etait un de ces fideles, et de tous, celui qui lui temoignait publiquement le plus d'interet. --Elle etait la fille de son caissier, cet interet n'etait-il pas tout naturel? Si cette explication etait accueillie par des sourires, il ne se fachait pas et riait lui-meme. --Je voudrais bien, disait-il. En sortant de chez madame de Lucilliere, il se rendit directement chez Flavie, et, avec de longues circonlocutions, il lui expliqua ce qu'il desirait, c'est-a-dire qu'elle prit des lecons de Lorenzo Beio. A ce mot, Flavie se jeta a la renverse sur un canape en riant aux eclats. --Des lecons, dit-elle; moi a mon age, ah! zut! --Mais, ma chere petite.... Et le baron se mit a developper tous les avantages qu'il y avait pour elle a prendre de lecons de Beio. Cette idee lui etait venue la veille en l'entendant chanter. Evidemment, si elle voulait, elle pouvait devenir une grande artiste; elle avait tout ce qu'il fallait pour cela. Est-ce que madame Ugalde, madame Cabel, madame Sass, n'avaient pas debute dans des cafes-concerts? Et comme Flavie continuait a rire en secouant la tete: --C'est au nom de ton pere que je te parle, dit-il. Elle se leva vivement, et, se campant devant le baron, les bras croises: --Vous savez, dit-elle, ce n'est pas a moi qu'il faut la faire, celle-la; bonne pour la galerie, la balancoire de la paternite. Et puis la, franchement, est-ce que si mon pauvre bonhomme de pere etait encore de ce monde, il ne vous casserait pas les reins, o! monsieur la baron? J'ose esperer que oui; car enfin qu'avez-vous fait de la fille de mon pere? Soyez franc pendant cinq minutes, si vous pouvez. --Je veux en faire une grande artiste. --Il fallait commencer par la, c'etait peut-etre possible; maintenant il est trop tard; et a qui la faute? --Il n'est jamais trop tard. --Ne faites donc pas le naif avec moi, vous savez que je ne m'y laisse plus prendre. Pourquoi avez-vous eu l'idee de me faire donner des lecons par Beio? Dites-moi la raison vraie. --Pour que tu me donnes les nobles jouissances de l'art. Elle se jeta de nouveau sur son canape en riant de plus belle. --Non, non! criait-elle; impayable! Le baron vint s'asseoir pres d'elle: --Tu sais bien que je t'adore, dit-il, et je n'ai qu'un desir, qui est de t'aimer plus encore, si cela est possible. Une seule chose peut faire ce miracle: le talent. --Ah! ca! je n'ai donc pas de talent? --Si, si, tu en as beaucoup, et c'est justement pour que tu en aies davantage. Cela te sera facile avec Beio; tu iras a l'Opera-Comique, a l'Opera. Vois-tu l'affiche: _Debuts de mademoiselle Flavie Engel._ Cela ne te dit rien. --Apres tout, pourquoi pas? --Un peu de travail, et tu arrives; Beio est un excellent professeur, qui a fait des prodiges en ce genre. Jusqu'a present tu as eu les succes d'une petite fille, mais tu vas devenir une femme; avec l'age, il te faut d'autres succes, plus grands, plus beaux et, si tu le veux, tu les auras. Elle parut reflechir un moment; puis, s'appuyant sur son coude et regardant le baron dans les yeux: --Vous y tenez donc bien a ces lecons? --Beaucoup, je t'assure. --Alors, qu'est-ce que vous me les payez l'heure? --Comment! ce que je te les paye? --Qu'est-ce qui aura a s'ennuyer, a travailler, a s'exterminer? --Mais il me semble.... --Pour qui aurais-je tout ce mal? --Pour toi. --Pour vous donner les nobles jouissances de l'art, comme vous dites. --Sans doute, mais.... --Combien estimez-vous que ca vaut, ce genre de jouissance? Cher, n'est-ce pas? Alors, payez. Il fallut que le baron cedat; mais il se consola des exigences de Flavie en se disant que Beio ne serait probablement pas long a parler, et que par consequent il n'y aurait pas trop de lecons a payer. Ils tomberent d'accord a cent francs. Seulement, comme le baron n'aimait pas a jeter son argent par les fenetres, il voulut rattraper quelque chose sur ces cent francs. --Il est bien entendu, dit-il, que tu payeras Beio. Mais, si le baron savait compter, Flavie, de son cote, avait le sens du calcul tres developpe, et un craniologiste eut remarque chez elle une forte saillie a l'angle externe de l'orbite, autrement dit l'organe des nombres. Une nouvelle discussion s'engagea. --Tu comprends, dit le baron en tachant de la prendre par la persuasion, que si je demande moi-meme a Beio de te donner des lecons, il me les fera payer tres cher, sous le pretexte que je suis un financier; tandis que toi, tu es une artiste, il te fera un prix de faveur. --Eh bien! je traiterai moi-meme avec Beio comme si je payais de mon propre argent; mais vous me rembourserez ce que j'aurai avance. Cette combinaison, permettant au baron de ne pas trop s'avancer vis-a-vis de Beio, le decida a acceder a la demande de Flavie. --Je fais tout ce que tu veux, dit-il. --Ainsi vous payerez Beio? --Tous les jours; seulement, comme tu es une espiegle capable de me compter des lecons que tu ne prendrais pas, j'assisterai a ces lecons, et je jugerai par moi-meme de tes progres. Les choses etant ainsi convenues entre le baron et Flavie, celle-ci traita elle-meme avec Lorenzo Beio; mais, au premier mot, le maitre de chant l'arreta. Son temps etait pris. En realite, l'idee de donner des lecons a mademoiselle Engel, du theatre des Bouffes, n'avait rien d'attrayant pour lui. Que ferait-il d'une pareille eleve? Il choisissait ses lecons et n'acceptait pas toutes celles qu'on lui demandait, et puis, d'un autre cote, s'il n'etait pas en disposition de s'occuper de ses eleves anciens, ce n'etait pas pour en prendre une nouvelle. Mais, quand Flavie voulait une chose, elle la voulait bien, et les cent francs promis par le baron lui avaient inspire une ferme volonte: elle fit si bien qu'elle parvint a decider Beio. Bien entendu, le baron se trouva chez Flavie lorsque Beio y arriva pour donner sa lecon. Flavie avait ete prevenue, et elle savait ce qu'elle avait a faire. Le baron etait installe sur un canape, dans le salon. --A mon grand regret, dit-elle, il faut que je vous fausse compagnie. --Et pourquoi donc, petite fille? Petite fille etait un mot paternel dont il se servait en public. --Parce que je vais prendre une lecon avec monsieur. Alors, continuant son role, elle avait fait la presentation de Beio au baron, du baron a Beio. --Comment! s'ecria le baron, vous etes monsieur Lorenzo Beio? Mais j'ai l'honneur de vous connaitre; j'entends souvent parler de vous par la meilleure amie de ma fille, mademoiselle Carmelita Belmonte, dont vous etes le professeur. Beio, sans repondre, s'inclina. --Mes compliments, cher monsieur, continua le baron; vous avez dans Carmelita une eleve qui vous fait le plus grand honneur. Quel malheur, n'est-ce pas, qu'une organisation si splendide soit perdue pour l'art! Combien de fois en la faisant travailler, avez-vous du vous dire que sa place etait sur la scene? Elle y eut ete admirable, j'en suis certain: avec sa beaute, avec son talent, elle aurait obtenu des succes prodigieux. C'est, il me semble, un vif chagrin pour un professeur de se dire qu'un pareil talent est ignore; car qu'est-ce que la gloire des salons! Et puis, quand elle sera mariee, chantera-t-elle? Le monde, la famille, lui en laisseront-ils la possibilite? Lorenzo Beio se tourna vers Flavie et lui demanda si elle n'etait pas prete a commencer. --Commencez, dit le baron; ne vous troublez pas pour moi. J'ai bien souvent assiste aux lecons de cette petite fille; elle est habituee a moi. Dans un moment de repos, le baron revint au sujet qui le preoccupait. --Connaissez-vous le colonel Chamberlain, qui epouse mademoiselle Belmonte? C'est aussi un de mes bons amis, charmant garcon. Beio repondit qu'il ne connaissait pas le colonel. --Facheux, tres facheux. Je suis sur que quand vous aurez fait sa connaissance, vous regretterez moins de perdre votre eleve. Il me semble que ce soit l'homme destine par la Providence a devenir la mari de Carmelita, comme s'ils etaient faits l'un pour l'autre. L'Italien ecoutait ces paroles avec une figure sombre, en lancant de temps en temps des regards furieux au baron, que celui-ci paraissait ne pas voir, mais qu'il remarquait tres bien. --Cependant seront-ils heureux? continua le baron, ne craignant pas de mettre une certaine incoherence dans son discours; c'est ce que je me demande. L'apparence est pour le bonheur. Mais, en regardant au fond des choses, on apercoit des causes de trouble. Comme Beio, a ce mot, avait fait un mouvement, le baron insista. --Parfaitement, des causes de trouble, on peut meme dire de division. Cela est sensible pour qui connait la vie. Aussi ce mariage m'inquiete-t-il jusqu'a un certain point. J'aurais su qu'il devait se faire, que j'aurais assurement presente mes doutes et mes observations, avant qu'il fut decide, au prince Mazzazoli aussi bien qu'au colonel. Mais a quoi bon des observations qui ne doivent servir a rien? Ce mariage est arrete; ce ne sont pas des observations qui maintenant pourront l'empecher, d'autant mieux qu'il est vivement desire des deux cotes. Beio s'etait rapproche du baron, montrant pour la premiere fois qu'il s'interessait a ce qu'il entendait; mais ces derniers mots le firent se retourner vers Flavie, qui, elle, ecoutait attentivement le baron, se demandant ce que signifiaient ces paroles et a quel but elles tendaient, car ce n'etait assurement pas un simple bavardage. --Je dis que ce mariage est vivement desire des deux cotes, poursuivit le baron, et c'est la ce qui me ferme la bouche. Le colonel aime passionnement Carmelita, et cette passion s'explique: Carmelita est si belle! D'autre part, le prince Mazzazoli est ebloui par la fortune du colonel, et cet eblouissement se comprend, le colonel est si riche! Le prince voulait un roi pour sa niece: il a trouve mieux, car le royaume du colonel Chamberlain n'a rien a craindre des revolutions. Le baron s'arrete, et s'adressant a Flavie: --Excusez-moi, chere petite fille; je vous fais perdre votre temps, je bavarde, et j'oublie que ce temps est precieux. Travaillez, mon enfant, je vous prie; si je vous interromps encore, mettez-moi a la porte. Et le baron n'interrompit plus, en effet, que par quelques paroles qui se rapportaient a la lecon meme. --Tres bien, cela ira, n'est-ce pas votre avis, monsieur Beio! Je n'en dirais pas autant pour une Francaise; mais cette petite fille est Allemande, et, grace a Dieu, les Allemands sont autrement organises pour la musique que les Francais. Cette observation arriva a propos pour rendre un peu d'esperance au professeur, qui se disait deja qu'il n'avait rien a faire avec une pareille eleve. Le baron avait peut-etre raison, c'etait une Allemande, et, comme il partageait pleinement l'avis du baron sur le sentiment musical des Francais, il se raccrocha a cette branche: il fallait voir, et ne pas renoncer des la premiere lecon. Quand Beio se disposa a partir, le baron se leva en meme temps que lui et l'accompagna jusque dans la rue. Precisement sa voiture etait a la porte, l'attendant. -De quel cote allait M. Beio? Justement le baron avait besoin dans ce meme quartier, et il forca le professeur a prendre place dans sa voiture. En chemin, il ne parlat que musique, et il en parla bien, en homme qui sait et qui sent. Ce fut seulement quelques instants avant d'arriver, qu'il glissa quelques mots personnels dans cet entretien. --Si vous voyez le prince Mazzazoli, dit-il, je vous demande de ne pas lui dire que j'assiste aux lecons de Flavie; le monde est si mechant et si facile a tout mal interpreter! Le prince ferait des plaisanteries sur mon assiduite, il pourrait en parler devant ma fille, et je ne veux pas qu'un soupcon, si leger qu'il soit, puisse effleurer l'esprit de ma fille, une ange, monsieur, une ange. Beio repondit qu'il n'avait pas l'habitude de parler de ses lecons au prince Mazzazoli. Les lecons se continuerent, et chaque fois le baron Lazarus y assista, trouvant toujours moyen de parler de son cher ami le prince Mazzazoli et de son autre ami, non moins cher, non moins excellent, le colonel Chamberlain. Ses discours n'etaient guere que des repetitions, de celui qu'il avait tenu au maitre de chant, la premiere fois qu'il l'avait rencontre; seulement il mettait un peu plus de precision dans ses paroles, surtout en ce qui touchait la rupture de ce mariage. --Ah! si on pouvait l'empecher. Bien certainement ce serait pour le bonheur de l'un comme de l'autre. Mais comment? Et alors, se conformant aux instructions de madame de Lucilliere, il insistait sur les impossibilites qu'il y avait a cette rupture: l'interet du prince, l'amour du colonel. Personne ne les connaissait mieux que lui, ces impossibilites, voyant chaque jour, comme il le voyait, l'empressement que de part et d'autre on mettait a accomplir ce mariage. Et, en parlant ainsi, il n'avait pas besoin de se livrer a de grands efforts d'imagination; il lui suffisait de rapporter ce qu'il remarquait et chez le prince et chez le colonel. Car jamais il n'avait ete plus assidu dans l'une et dans l'autre maison. Ida voyait Carmelita tous les jours, souvent meme plusieurs fois par jour. Et le baron voyait lui-meme le colonel tout aussi souvent. C'etait ainsi qu'il savait par le detail les cadeaux que le colonel preparait pour sa fiancee, avec une generosite qui rappelait la prodigalite orientale. C'etait ainsi qu'il savait aussi que la date primitivement fixee pour le mariage serait forcement retardee pour l'accomplissement de certaines formalites. Le pere de Carmelita, le comte Belmonte, etait mort en Syrie, ou il avait eu l'idee d'aller chercher fortune, et ou il n'avait trouve que le cholera; son acte de deces n'etait pas regulier, et il fallait le faire regulariser, ce qui, a cause de la distance, demandait des delais, et, d'un autre cote, par suite du bon ordre qui regne dans les pays administres par les Turcs, presentait des difficultes. En meme temps qu'il frequentait le prince et le colonel, le baron, ne s'en tenant pas au seul Lorenzo Beio, poursuivait, aupres des uns et des autres, les recherches qui pouvaient lui fournir des armes nouvelles. Il n'avait plus qu'un seul sujet de conversation: le mariage de mademoiselle Belmonte et du colonel Chamberlain. Par malheur pour lui, il ne trouvait rien. Tous les creanciers du prince, et ils etaient nombreux, etaient remplis de joie par ce mariage, et, bien entendu, ils n'auraient rien fait, rien dit pour l'empecher. Quant aux quelques amis que le colonel avait en France, ils blamaient bien ce mariage, ils en riaient bien, mais c'etait tout. Encore, tous ne lui etaient pas hostiles, et plusieurs trouvaient que Carmelita etait assez belle pour qu'on fit la folie de l'epouser. Parmi ceux qui raisonnaient ainsi sa trouvait Gaston de Pomperan. Comme le baron s'etonnait un jour de le voir appuyer ce mariage: --C'est que j'aime mieux Carmelita que Therese, repondit Gaston; au moins Carmelita est du monde. Je vous avoue que j'ai eu une belle peur quand le colonel a rompu avec la marquise; j'ai cru qu'il allait retourner a sa petite cousine, ce qui etait indique, et la prendre pour femme. C'est un miracle qu'il ne l'ait pas fait, et je suis reconnaissant a Carmelita de l'avoir empeche. Voyez-vous le colonel Chamberlain marie a une ouvriere du faubourg Saint-Antoine! Non, vraiment; non, le baron Lazarus ne voyait pas cela. XIII Cependant ces paroles de Gaston de Pomperan lui donnerent a reflechir. Si le colonel Chamberlain avait du, au dire de son ami, revenir a sa petite cousine apres sa rupture avec madame de Lucilliere, n'y reviendrait-il pas apres sa rupture avec Carmelita? Il devait donc prendre des precautions contre cette faubourienne, mais quelles precautions? Il se mit a etudier cette question et a chercher un moyen de la resoudre, qui, tout en etant sur, ne le compromit pas; car il ne fallait pas s'avancer a l'etourdie en cette affaire, ni s'exposer a blesser le colonel en agissant d'une facon brutale et surtout directe contre un membre de sa famille. Le premier point a obtenir, c'etait de savoir ce qu'etait cette petite Therese, et de reunir sur elle autant de renseignements qu'il etait possible, afin de chercher dans ces renseignements un moyen d'action. Mais c'etait la une tache peu commode, au moins pour le baron, qui ne pouvait pas aller entreprendre une enquete de ce genre en plein faubourg Saint-Antoine. Heureusement cette enquete pouvait etre faite par des tiers, et le baron n'avait pas besoin de la poursuivre lui-meme; restant soigneusement dans la coulisse, sans meme laisser voir son ombre, il devait se contenter de faire jouer cette piece par des marionnettes qu'il ferait agir et dont il tiendrait les fils dans sa main; il n'avait qu'a reprendre et a repeter la tactique qui lui avait si bien reussi, lorsqu'il avait voulu savoir comment la marquise de Lucilliere s'introduisait la nuit chez le colonel. Seulement cette fois ce n'etait pas d'une balayeuse qu'il devait se servir. Ce n'etait pas ce que Therese faisait dans la rue qui l'inquietait, c'etait ce qui se passait chez elle. C'etait donc quelqu'un qui penetrat journellement dans l'interieur d'Antoine Chamberlain, et qui fut en relations suivies avec celui-ci, qu'il devait employer. Pour tout autre que le baron, un agent reunissant ces conditions, et de plus etant assez intelligent pour s'acquitter de sa mission, assez fin pour tout voir, assez discret pour ne rien dire, eut ete difficile a trouver, les financiers, en effet, n'entretenant pas ordinairement des rapports intimes avec les menuisiers ou les ebenistes. Mais ce qui eut ete a peu pres impraticable pour un financier francais, anglais ou russe, ne l'etait pas pour un financier allemand, ayant, comme le baron Lazarus, des relations avec la colonie allemande etablie a Paris, dans celle qui habite les hotels de la Chaussee-d'Autin, aussi bien que dans celle qui grouille dans les bouges de "la colline", ce quartier central des balayeurs Hessois, ou dans ceux du quartier Saint-Marcel. Ce n'etait pas seulement sur les riches etrangers que Paris, a cette epoque, exercait une toute-puissante attraction; de tous les coins du monde, l'ancien comme le nouveau, on accourait a Paris. Mais ce n'etait pas uniquement pour y mener la vie de plaisir; on y venait encore pour mener la dure vie du travail, pour s'enrichir ou pour gagner le morceau de pain qu'on ne trouvait pas dans son pays, trop pauvre. A tous riches ou miserables, Paris ouvrait ses portes. --Soyez les bienvenus, amusez-vous, travaillez; vous etes chez vous, nous n'avons de defiance ou de jalousie contre personne. C'est a l'entree de Paris que devait etre accrochee cette enseigne, qu'on ne trouve plus que dans les villages perdus: _Au soleil d'or, il luit pour tout le monde_; cela vaudra bien le _Fluctuat nec mergitur_. De tous les etrangers, ceux qui avaient le plus largement profite de cette hospitalite etaient les Allemands. Combien y avait-il d'Allemands a Paris. On ne le savait pas. Les uns disaient quarante mille; les autres, plus de deux cent mille, Et ce qui rendait la statistique a peu pres impossible, c'etait que les Allemands, contrairement a ce qui se produit generalement, cachaient souvent leur nationalite. A ce moment, ils n'etaient pas encore fiers de la grande patrie allemande, et bien souvent, quand on demandait quel etait leur pays a des gens qui prononcaient d'une etrange facon les _p_, les _b_ et les _v_, ils vous faisaient des histoires invraisemblables. Si l'on avait inscrit au compte de l'Alsace tous ceux qui se disaient Alsaciens, on aurait trouve qu'il y avait plus d'Alsaciens a Paris que dans le Haut-Rhin et dans le Bas-Rhin. Quoi qu'il en fut du chiffre exact, il y avait un fait certain, qui etait que ce chiffre etait considerable: partout des Allemands. Dans la finance, des Allemands: dans le commerce d'exportation et de commission, des Allemands; chez les tailleurs, des Allemands; chez les bottiers, des Allemands; dans les hotels, comme _kellner_ et comme _oberkellner_, des Allemands; pour balayer nos rues, des Allemands; dans le charronnage, la carrosserie, l'ebenisterie, des Allemands. Il y avait dans Paris des quartiers exclusivement occupes par des Allemands "la colline" a la Villette; d'autres sans nom particulier, aux Batignolles, a la barriere de Fontainebleau, au boulevard Richard-Lenoir, et dans ces quartiers de grandes cours allemandes _(deutsche hoefe)._ Nulle part, si ce n'est dans les villes du nord des Etats-Unis on n'aurait trouve une pareille agglomeration d'Allemands. Le baron Lazarus, bien qu'il n'occupat a Paris aucune position officielle et qu'il ne fut ni consul ni charge d'affaires d'aucun petit prince allemand, etait en relations avec le plus grand nombre de ses compatriotes: avec les uns, ceux qui formaient la tete de la colonie allemande, par les affaires; avec les autres, ceux qui se trouvaient au bas de l'echelle, par des oeuvres de bienfaisance ou de propagande religieuse; les financiers de la Chaussee-d'Antin lui serraient la main; les carriers de la barriere de Fontainebleau, les balayeurs de la Villette, les ouvriers du quartier Saint-Antoine, le connaissaient. Plusieurs de ces derniers venaient meme quelquefois rue du Colisee, et lorsqu'ils etaient enfermes dans son cabinet, ou il les recevait seuls, son secretaire veillait sur sa porte pour la defendre. Lorsqu'ils parlaient de lui, ils le faisaient d'une facon mysterieuse, et lorsqu'on les interrogeait sur leurs relations assez etranges avec un homme occupant une haute position sociale comme le baron, ils repondaient contradictoirement. Pour les uns, le baron etait simplement un banquier qui voulait bien faire passer, genereusement et sans frais, a leur famille, l'argent qu'ils lui remettaient; pour les autres, un peu plus francs, c'etait le correspondant d'associations etablies dans la mere-patrie. Avec ces relations parmi les ouvriers parisiens, le baron pouvait organiser les recherches qu'il desirait, car plusieurs de ces ouvriers etaient les camarades et les amis d'Antoine. Il n'eut qu'un mot a dire pour qu'on lui indiquat a qui il devait s'adresser: --Hermann est l'ami d'Antoine Chamberlain, il le connait bien; ils se voient tous les jours. Hermann etait precisement un de ces ouvriers que le baron recevait mysterieusement ou tout au moins avec lesquels il s'enfermait. Mande par un mot pressant, il arriva le soir meme rue du Colisee. Et, en moins d'une heure, le baron connut Antoine Chamberlain, comme s'il avait ete en relations avec lui depuis plusieurs annees; il comprit quel etait le role qu'il avait joue, et il sentit quelle etait son influence. Mais Therese? Les reponses d'Hermann ne pouvaient etre que plus vagues sur cette petite fille, qu'il avait bien souvent vue, mais sans jamais la regarder, et qui pour lui etait sans importance. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il etait question d'un mariage entre cette jeune fille et l'associe d'Antoine, un jeune sculpteur sur bois, nomme Michel, un brave garcon aussi, et qui, comme homme, valait Antoine. Le baron respira: si Therese epousait ce jeune sculpteur, cet associe de son pere, elle n'etait pas a craindre, et l'on pouvait ne pas s'occuper d'elle davantage. --Quand doit se faire ce mariage? Il faut savoir cela, mon brave Hermann, et discretement. Et le brave Hermann, qui, lui aussi, avait recu du ciel d'heureuses dispositions pour faire des recherches et des enquetes, s'occupa d'apprendre quand Therese devait epouser Michel. Au reste, cela ne lui donna pas beaucoup de peine, et apres avoir interroge adroitement Antoine, qui se livra peu, Michel, qui se livra moins encore, et enfin Denizot, qui parla tant qu'on voulut l'ecouter et emplir son verre, il apprit que la date de ce mariage etait fixee a la fin de l'annee 1870. --Et pourquoi cette date eloignee? demanda la baron lorsqu'Hermann, tout fier de sa decouverte, lui reporta cette nouvelle. --Une idee de la jeune fille; son pere voudrait avancer le mariage. --C'est un brave homme. --Il est expose a etre renvoye un de ces jours en prison, et il voudrait marier sa fille avant; mais la petite ne veut pas. --Pourquoi ne veut-elle pas? --On ne sait pas: idee de jeune fille, sans doute, elle ne donne pas ses raisons. Cela n'etait pas pour rassurer le baron; avant la fin de 1870, il pouvait se passer tant de choses! En tout cas, ce qui se passerait certainement ce serait la rupture du mariage du colonel et de Carmelita. Or, a ce moment, Therese n'etant pas la femme de l'ouvrier Michel, le colonel pouvait tres bien revenir a elle et l'epouser lui-meme. Il fallait donc que Therese quittat Paris et c'etait a ce depart qu'il devait employer les ressources de son esprit, son energie, ses relations. Sans perdre de temps il appela Hermann a son aide. --Ce que vous m'avez dit d'Antoine Chamberlain est malheureusement vrai, j'ai appris confidentiellement qu'il allait etre arrete sous l'inculpation de societe secrete. Prevenez-le qu'il ne se laisse pas prendre, mais ne lui dites pas de qui vous tenez ce renseignement. --Antoine ne voudra pas se sauver. --Il aura tort, et je ne saurais trop vous engager a user de tous les moyens pour l'y decider. Si votre association est d'avis qu'Antoine Chamberlain peut vous mieux servir en restant libre qu'en se laissant mettre en prison, il me semble qu'il n'aura qu'a obeir. Et cela est facile a demontrer, c'est votre affaire, mon brave Hermann. Antoine a de mauvais antecedents judiciaires; la justice le condamnera severement, il aura au moins trois ans de prison et peut-etre plus. Croyez-vous qu'il ne vous manquera pas pendant ces trois ans? Assez d'autres seront pris, qui affirmeront hautement vos droits. Antoine a trop de valeur pour etre reduit a ce role de martyr. --Il ne voudra jamais partir. --Il le voudra, s'il ne peut pas refuser et surtout s'il voit qu'il peut etre utile. C'est precisement ce qui aura lieu. Vous rappelez-vous ce qui s'est passe en 1867, au moment ou l'on a pu craindre une guerre entre la France et la Prusse? --Les ouvriers ont ecrit et signe des adresses fraternelles qui se sont echangees entre Allemands et Francais. --Eh bien, nous sommes peut-etre a la veille d'evenements plus menacants qu'en 1867; la guerre est dans l'air, tout le monde la sent. C'est le moment plus que jamais de revenir a ces adresses fraternelles. Antoine Chamberlain est connu des chefs de votre association en Allemagne; il pourra exercer une utile influence et entrainer une vigoureuse pression sur l'opinion publique, et quoi qu'on dise, on compte toujours avec l'opinion publique. Je vous marque cela en deux mots, et laisse votre intelligence tirer les consequences de cette indication, Antoine Chamberlain n'a aucun role utile a remplir a Paris, il en a un d'une importance capitale a prendre en Allemagne. Il me semble que vous devez le decider a partir. Commencez par mettre vos archives en surete, et vous-memes, mettez-vous-y aussi; au moins ceux qui le peuvent et qui le doivent. XIV C'etait un systeme dont le baron s'etait toujours bien trouve de donner, dans des circonstances graves, ses instructions d'une facon assez vague. Il s'en rapportait a l'intelligence de ceux qu'il employait. Si l'affaire reussissait, il en avait tout le merite, puisqu'il l'avait inspiree; Si elle echouait, son agent avait toute la responsabilite de cet echec: c'etait sa faute, il avait mal compris ce qui lui avait ete explique. On ne lui avait pas note le detail. Mais qu'importe le detail pour qui est intelligent? En tous cas le baron trouvait a ce systeme l'avantage de ne s'engager qu'autant qu'il lui convenait. Avec Hermann, qu'il avait plus d'une fois employe, il etait pleinement tranquille, et il savait que les quelques indications qu'il n'avait pas voulu preciser seraient intelligemment developpees: si Antoine Chamberlain pouvait etre pousse a quitter Paris et la France, il le serait surement par Hermann, qui s'emploierait avec zele et devouement a cette tache. Depuis longtemps le baron savait par experience que ce sont les gens de bonne foi, qui peuvent rendre les plus grands services. Hermann avait la foi, il etait de plus attache a Antoine; il agirait sans qu'il fut besoin de le relancer. Et de fait il aurait agi, mais Antoine avait refuse de quitter Paris. --On devait l'arreter? eh bien! on l'arreterait; il ne lui convenait pas de fuir comme un coupable. On lui avait montre qu'il ne s'agissait pas en cette question de ce qui lui convenait ou ne lui convenait pas; il fallait avoir souci de ce qui pouvait etre utile a la cause et a l'association, rien de plus. L'avis unanime avait ete qu'il ne devait pas se laisser arreter. Antoine aven cede, mais sur un point il avait ete inebranlable: il attendrait qu'on eut lance contre lui un ordre d'arrestation. Huit jours apres que le baron Lazarus avait annonce a Hermann qu'Antoine Chamberlain devait etre prochainement arrete, un commissaire de police, accompagne de trois agents en petite tenue et de six agents en bourgeois, la canne a la main, se presenta rue de Charonne a cinq heures du matin: la grande porte etait fermee. Elle ne s'ouvrit pas aussitot que la sonnette eut ete tiree, et cependant le concierge s'etait reveille: un agent, qui avait colle son oreille contre la porte, entendit un bruit qui ressemblait a des pas legers courant sur le pave de la cour. Enfin le concierge, sans ouvrir la porte, demanda qui etait la. --Au nom de la loi, ouvrez! --C'est bon, dit-il sans s'emouvoir, on va vous ouvrir. Instantanement cinq agents se jeterent dans la cour; mais elle etait sombre et de plus encombree, comme a l'ordinaire, de ferraille et de pieces de bois, il y eut une chute et des jurons. Un agent avait une lanterne sourde, il en ouvrit les volets et la lumiere se fit. Sans rien demander au concierge, cet agent, suivi du commissaire de police, se dirigea vers l'escalier qui conduisait au logement d'Antoine. Un agent intima au concierge l'ordre de rentrer dans sa loge et se placa devant la porte; d'autres agents suivirent leur chef, marchant en evitant autant que possible de faire du bruit. Ils arriverent au quatrieme etage, devant une porte sur laquelle se lisait, grave dans le bois, _Chamberlain._ Le commissaire frappa, on ne repondit pas; il frappa de nouveau plus fort, un agent frappa a son tour avec sa canne. Enfin, au bout de plusieurs minutes, on entendit un bruit de pas a l'interieur. --Qui est la? demanda une voix d'homme. --Au nom de la loi, ouvrez! --Qui me dit que vous n'etes pas des voleurs! repondit une voix goguenarde, ca s'est vu. Gravement le commissaire declara qu'il avait un mandat de justice a faire executer. --La justice, on ne lui demande rien, repondit la meme voix goguenarde. --C'est elle qui va te demander quelque chose, mauvais gredin, dit un agent. --Des injures! c'est la police, dit la voix, et presque aussitot la porte s'ouvrit, tiree par Denizot, qui montra son visage narquois. Derriere lui, se tenait Sorieul, calme et digne. --De quel droit troublez-vous notre repos? demanda Sorieul. --J'ai un mandat d'amener contre Antoine Chamberlain, dit le commissaire, ouvrant son paletot et montrant son echarpe. --Faites voir, je vous prie, dit Sorieul. Pendant ces quelques paroles qui s'etaient echangees assez rapidement, les agents avaient envahi l'atelier et la cuisine. --Antoine Chamberlain n'est pas ici, dit Sorieul. --Allons donc! on a etabli une surveillance; depuis trois jours, il n'est pas sorti. --Dites qu'il n'est pas rentre. --C'est bien, nous allons voir. --Faut-il donner du feu a ces messieurs? demanda Denizot, ils auront besoin de voir clair. Comme un agent voulait ouvrir la porte de la chambre de Therese, Sorieul se placa devant lui. --C'est la chambre de ma niece, dit-il, et vous n'entrez pas dans la chambre d'une jeune fille, sans doute? --En v'la des manieres! dit l'agent, et il ecarta Sorieul. Mais, comme il mettait la main sur la clef, la porte s'ouvrit, tiree du dedans, et Therese parut, vetue d'une robe, passee a la hate. A ce moment, un agent qui avait disparu, revint et s'adressant au commissaire de police: --L'oiseau a deniche, dit-il; je viens de tater son lit, il est chaud encore. --Que personne ne bouge, dit le commissaire et qu'on fouille toutes les armoires. Puis, apres avoir place deux agents en faction devant la porte, il commenca ses recherches. Mais elles n'aboutirent a aucun resultat; on regarda sous les lits, on deplaca les panneaux de bois qui etaient entasses dans l'atelier, on fouilla les commodes et les armoires en jetant les habits au milieu de la chambre; on ne trouva pas celui qu'on venait arreter. --Vous n'y voyez peut-etre pas assez clair, disait Denizot; si ces messieurs veulent une autre lampe? Les agents le regardaient de travers, mais il conservait sa figure narquoise et il tournait autour d'eux en clopinant. Dans sa chambre, cache derriere son lit, se trouvait un grand placard pose contre la muraille, la clef n'etait pas sur la porte. --La clef? dit un agent en tirant le lit. Denizot prit une figure navree et leva son bras au ciel avec un geste desole, en homme desespere qu'on eut decouvert cette cachette. --La clef..., balbutia-t-il, la clef; je l'ai perdue... Je ne sais pas ou elle est... mais il n'y a rien, je vous assure, ma parole! --Voyons, la clef, repeta l'agent, et plus vite que ca. Denizot se fouilla, chercha dans une poche, dans une autre. --Enfoncez la porte, dit un agent. En voyant qu'on allait enfoncer cette porte, Denizot se decida a prendre la clef a un clou ou elle etait accrochee, mais il parut n'avoir pas la force d'ouvrir la porte lui-meme. La porte fut vivement ouverte, et Denizot partit d'un formidable eclat de rire. Ce placard, qui etait colle contre la muraille, n'avait pas dix centimetres de profondeur! il ne renfermait que de vieux habits accroches a des clous. C'etait une nouvelle farce que Denizot s'etait amuse a jouer aux agents. --Antoine n'est pas bien gros, dit-il, mais, c'est egal, il aurait ete aplati. Pourquoi n'avez-vous pas voulu me croire? Je vous avais donne ma parole qu'il n'y avait rien la-dedans. Il etait evident que, si ce boiteux plaisantait si tranquillement, cela tenait a ce qu'il savait celui qu'on recherchait en surete. Cette jeune fille aussi etait trop calme pour craindre quelque chose. L'arrestation avait ete mal combinee; pendant tout le temps qu'on avait perdu a se faire ouvrir les portes, celle de la rue comme celle du logement de l'ouvrier, celui-ci avait pu se sauver. On ouvrit les fenetres, on regarda dans le cheneau, on chercha sur le toit. On ne le trouva pas, mais un agent remarqua qu'il avait pu par ce toit gagner facilement la maison voisine. Ne pouvant saisir l'homme lui-meme, on n'eut pas la consolation de saisir ses papiers; son pupitre etait vide et ne contenait que du papier blanc: pas le moindre registre, pas la moindre lettre. Pendant qu'on procedait aux dernieres recherches, Denizot avait ete se placer a la porte et la il attendait au port d'armes, fredonnant entre ses dents une chanson dont les paroles arrivaient aux oreilles des agents: Zut au prefet, Mes respects aux mouchards; Oui, voila, oui, voila Balochard. Quand un agent passait devant lui pour sortir, il le saluait avec la demonstration de la joie la plus respectueuse. --Au revoir, disait-il, au plaisir de vous revoir; l'escalier est mauvais, faites attention a la soixante-treizieme marche. Enfin, le dernier agent sorti, Denizot put refermer la porte, et alors il se mit a danser dans l'atelier. --Enfoncee la police! Et les copeaux, meles a la sciure de bois, souleves par ses pieds, voltigeaient autour de lui. Mais Sorieul l'arreta, declarant cette joie intempestive. --Attends qu'Antoine soit sorti de France; s'ils n'ont pas pu le prendre ici, ils vont le chercher ailleurs. Tu n'aurais pas du les exasperer par tes plaisanteries. --Je les attendrirai par mes larmes quand ils viendront vous arreter, repondit Denizot; car on arretera tout le monde bientot. --Quand aurons-nous des nouvelles de mon pere? demanda Therese. --Il faut attendre, repondit Sorieul; le colonel trouvera moyen de nous faire savoir indirectement ce qui se sera passe. --Pourvu que mon cousin soit chez lui! Une heure environ apres que les gens de police eurent quitte la rue de Charonne, un commissionnaire sonna a la porte de l'hotel Chamberlain. Malgre l'heure matinale le concierge voulut bien ouvrir. Mais, quand il apprit qu'il s'agissait de porter une lettre a M. Horace et qu'on attendait la reponse, il poussa les hauts cris. --Ce n'est plus seulement le soir, c'est encore le matin maintenant; rentre a minuit, on le relance des le petit jour, on le tuera. Cependant il consentit a faire remettre la lettre, et dix minutes apres Horace descendit pour dire au commissionnaire qu'il allait porter lui-meme la reponse demandee. En effet, il se dirigea vers un petit cafe de la rue du Faubourg-Saint-Honore; la il trouva Antoine Chamberlain attable dans un coin et tournant le dos a la lumiere. Comme il allait pousser une exclamation, Antoine mit un doigt sur les levres. Alors Horace s'avanca discretement et s'assit en face d'Antoine. --Le colonel est-il chez lui? demanda celui-ci. --Oui. --Eh bien! je vous prie de l'eveiller et de lui dire de venir me trouver ici. On a voulu m'arreter pour affaires politiques, et j'ai besoin de le voir. Ne l'accompagnez pas, donnez-lui le numero de ce cafe, et qu'il ne vienne qu'apres avoir fait un detour, de peur d'etre suivi. Une demi-heure apres, le colonel entra a son tour dans le cafe et vint s'asseoir a la table de son oncle. Ils se serrerent la main affectueusement; puis, s'accoudant l'un et l'autre sur la table qui les separait, ils se mirent a parler a voix basse, de telle sorte que le garcon qui allait ca et la, tournant autour de ces deux consommateurs mysterieux, ne pouvait entendre ce qu'ils disaient. --Eh bien! mon oncle? --Eh bien! ce que je vous avais annonce s'est realise, on est venu ce matin pour m'arreter. Mais j'attendais cette descente de police et j'avais pris mes precautions en consequence, decide a ne pas me laisser arreter. On faisait bonne garde autour de moi, le concierge et des amis. Quand la police a frappe a la porte de la cour, on a attendu avant d'ouvrir et pendant ce temps on est venu me prevenir; je ne me suis pas amuse a faire ma barbe. Ce n'etait pas la premiere fois que les agents venaient dans l'atelier des Chamberlain, et je n'etais pas le premier de la famille qu'on tentait d'arreter. Nous avons une route par le toit qui, pour ainsi dire, nous appartient: notre pere l'a suivie, votre pere l'a prise en 1831; moi, je l'ai employee plusieurs fois. Je suis sorti par la fenetre. --A votre age, mon oncle! --A mon age, j'ai le pied sur encore, surtout quand je sais que les agents montent l'escalier. Et puis Michel avait voulu m'accompagner; il m'a tendu la main, et le voyage, qui n'est pas long d'ailleurs, s'est heureusement accompli. Pendant qu'on m'attendait rue de Charonne, je suis tranquillement sorti par la rue de la Roquette; j'ai dit adieu a Michel, et me voila. --Pourquoi n'etes-vous pas venu directement chez moi? --Par prudence; d'ailleurs ce n'est pas l'hospitalite que je vous demande, c'est plus que cela; mon intention n'est pas de rester a Paris ou je n'aurais rien a faire presentement; je veux quitter la France et passer en Allemagne, ou j'ai besoin, et je viens vous demander de m'aider a franchir la frontiere. --Je suis a votre disposition, mon oncle. --J'etais sur de votre reponse, mon neveu, et voila pourquoi je suis venu a vous. A Paris, je ne suis pas trop maladroit pour manoeuvrer; mais au dela des fortifications, je suis certain que je me ferais prendre tout de suite. Le gendarme me rend timide et bete. --Et ou voulez-vous aller? --En Allemagne, ou Therese me rejoindra, mais la route m'est indifferente, je prendrai celle que vous me conseillerez. Le colonel reflechit un moment. --Ici, dit-il, nous sommes mal pour combiner notre plan, nous n'avons pas d'indicateur; nous allons sortir. Moi, je vais rentrer a l'hotel par la grande porte; vous, vous allez prendre la rue de Valois, a cette heure deserte. En longeant le mur de mon jardin, vous apercevrez une petite porte: elle sera ouverte. Vous la pousserez, et vous serez chez moi, ou nous pourrons deliberer en paix. Les choses s'accomplirent ainsi, et le resultat de cette deliberation, tenue tranquillement dans l'appartement du colonel, fut qu'Antoine partirait le soir pour Bale; seulement, au lieu de prendre le train a Paris, ou une surveillance pouvait etre organisee, il le prendrait a Nogent. Le colonel l'accompagnerait jusqu'a Bale. Laissant son oncle dans son appartement, ou Horace seul le servit, le colonel, pour ecarter tous les soupcons, sortit comme il en avait l'habitude. A onze heures du soir, ils monterent ensemble en voiture, rue de Valois, et se firent conduire a l'entree de Nogent, ou ils renvoyerent leur voiture. Ils traverserent a pied le village et arriverent a la gare en temps pour prendre le train d'une heure. Mais le colonel ne demanda pas des billets directs pour Mulhouse ou pour Bale; il les prit pour Longueville; a Longueville, il en prit d'autres pour Troyes; a Troyes, d'autres pour Vesoul; a Vesoul, d'autres pour Mulhouse; a Mulhouse enfin, d'autres pour Bale. Si on les suivait, il serait bien difficile de se reconnaitre dans cette confusion. Ils passerent la frontiere sans difficulte. A Saint-Louis, Antoine crut, il est vrai, qu'on l'examinait avec attention, mais ce fut une fausse alerte. A Bale, le colonel embrassa son oncle et le quitta, ayant hate de revenir a Paris pour rassurer Therese. Il eut voulu faire pour elle ce qu'il avait fait pour Antoine, et l'accompagner jusqu'a Bale pour la remettre aux mains propres de son pere qui l'attendait; mais il n'osa pas se proposer pour ce voyage, par respect pour Michel, et ce fut Sorieul qui dut la conduire. Il se trouva seulement a la gare de l'Est, pour lui faire ses adieux avant qu'elle montat en wagon. Michel etait la aussi. Ces adieux furent tristes: elle partait pour l'exil. Quand se reverraient-ils? Quelle existence allait-elle mener? Antoine, il est vrai, lui avait dit et repete qu'il ne resterait pas longtemps en Allemagne, et qu'il rentrerait quand l'Empire serait renverse, ce qui devait arriver tres prochainement. Mais c'etaient la les paroles d'un fanatique qui croyait naivement ce qu'il esperait. Comme il temoignait ses craintes a Sorieul, tandis que Michel entretenait Therese: --Soyez sur que l'Empire n'en a pas pour longtemps, dit Sorieul; avec ma brochure je lui ai porte un rude coup dont il ne se relevera pas. XV Exactement et regulierement renseigne, le baron Lazarus fut informe jour par jour de ce qui se passait chez Antoine Chamberlain. Par Hermann, il apprit la descente de police rue de Charonne, la fuite d'Antoine par les toits, le sejour chez le colonel, la conduite faite par celui-ci a son oncle jusqu'a Bale, enfin le depart prochain de Therese pour aller rejoindre son pere. Il voulut meme assister a ce depart, pour voir comment le colonel se separait de sa petite cousine, et il se rendit a la gare de l'Est. Trois quarts d'heure avant le depart du train, il vit arriver le colonel, qui se promena en long et en large dans la salle des pas-perdus, insensible a ce qui l'entourait, n'ayant d'attention que pour les voitures qui apportaient des voyageurs. Il etait visible que ce depart le troublait; il marchait vite, il s'arretait tout a coup, et ses levres s'agitaient comme si elles prononcaient tout bas des paroles qui de temps en temps etaient accompagnees d'un geste energique de la main. Assis sur un banc dans l'ombre, et de plus cachant son visage derriere un numero de l'_Allgemeine Zeitung,_ qu'il ne pouvait pas lire, le baron ne perdit pas le colonel de vue, sans que celui-ci eut l'idee de regarder ce lecteur dont les yeux le suivaient. Une voiture s'arreta devant le perron et il en descendit deux hommes, un vieux et un jeune, puis une jeune fille. Le colonel se dirigea vers eux et tendit tout d'abord la main a la jeune fille. Le baron l'etudia: elle lui parut jolie avec quelque chose d'attrayant, de charmant dans toute sa personne qui la rendait veritablement dangereuse. Il etait heureux qu'elle quittat Paris; car, a la regarder, on comprenait tres bien que le colonel eprouvat pour elle de tendres sentiments. Pour le moment, il lui parlait avec un embarras qui se trahissait manifestement, et elle-meme en lui repondant paraissait assez contrainte. Chez tous deux, il y avait de l'emotion. Le baron eut voulu entendre ce qu'ils disaient, mais il n'osa les approcher. --De meme, il n'osa pas non plus les suivre dans le vestibule de la salle d'attente, lorsqu'ils eurent pris leurs billets: il y aurait trop a craindre que le colonel le reconnut. Il attendit qu'on fermat les portes, et, quand le colonel revint avec Michel dans la salle des pas-perdus, il l'apercut par hasard. --Vous ici, colonel? quelle heureuse rencontre! J'etais venu accompagner un ami qui repart pour l'Allemagne. Le colonel ne paraissait pas dispose aux longues conversations, mais il fallut, bon gre, mal gre, qu'il acceptat la compagnie du baron. Mais en chemin le baron n'en put rien tirer: c'etait a peine si le colonel repondait par un _oui_ ou par un _non_ aux questions qui lui etaient posees. Il ne dit pas un mot des personnes qu'il venait de quitter, et le baron ne laissa pas comprendre qu'il connaissait ces personnes. Le but qu'il s'etait propose en venant a la gare etait atteint: il avait vu partir cette petite cousine qu'il redoutait tant, et l'effet produit par ce depart sur le colonel lui avait montre le bien fonde de ses craintes. Maintenant il pouvait agir plus librement, et tourner toutes ses forces du cote de Beio. Il etait inutile de laisser les choses trainer en longueur mieux valait frapper le coup aussitot que possible. Ce jour-la il etait arrive a la lecon avec un retard assez long, et, pendant que Flavie travaillait, il avait donne des marques de preoccupation assez fortes pour que Beio dut les remarquer. Comme a l'ordinaire, la lecon finie, ils sortirent ensemble. Le baron paraissait si mal a l'aise, que Beio s'informa de sa sante. --Ce n'est pas la sante qui va mal, c'est l'esprit. Je suis sous l'impression d'une grave contrariete et je crains bien d'avoir fait une double sottise. Le maitre de chant n'etait pas questionneur, mais le baron n'avait pas besoin d'etre interroge pour parler. --J'ai risque un grand coup aujourd'hui; je me suis franchement explique avec le prince Mazzazoli d'une part, et d'autre part, avec le colonel Chamberlain, a propos de ce mariage qui me tourmente de plus en plus. En face, je leur ai dit ce que j'en pensais; tout ce que j'en pensais, c'est-a-dire tout ce que je vous ai souvent raconte. --Et le prince s'est fache? demanda Beio, qui arrivait toujours a lacher une question quand le baron avait fouette sa curiosite. --Fache, n'est pas le mot, mais il est vivement contrarie, et il m'a donne a comprendre que je me melais de ce qui ne me regardait pas. Nous avons echange quelques paroles malsonnantes. Avec le colonel, la scene a ete moins vive, mais elle n'a pas produit un meilleur resultat! D'un cote comme de l'autre, il y a parti pris, et le mariage se fera. Pour moi, je ne m'en melerai plus. C'est leur affaire apres tout, ce n'est pas la mienne. Je ne vais pas, par simple bonte d'ame, me jeter ainsi entre eux. Qu'ils s'arrangent! S'ils sont malheureux et ils le seront, ils ne diront pas qu'ils n'ont pas ete prevenus. D'ailleurs il n'y a plus rien a faire. Il parait que les formalites sont accomplies, et l'on va pouvoir fixer la date precise du mariage. J'avais toujours espere qu'au dernier moment, le bienheureux hasard me fournirait un empechement, et je vous donne ma parole que je ne l'aurais pas laisse passer sans m'en servir; mais je vois qu'il faut renoncer a cette esperance et j'y renonce. Beio hesita un moment, le baron crut qu'il allait enfin parler, bien certainement un combat se livrait en lui. Mais, apres quelques secondes, le maitre de chant salua le baron et s'eloigna. --Quel imbecile! se dit le baron; il est capable de me trainer ainsi et de me faire depenser mon argent. J'en ai assez de ses lecons! Deux jours apres, il revint a la charge, mais cette fois en employant une autre tactique. --Puisque les allusions et les insinuations ne reussissent pas, se dit-il, essayons d'un moyen plus direct. Et il mit ce moyen en oeuvre en sortant de chez Flavie. Au lieu de monter en voiture, il prit le professeur par le bras, comme il l'aurait fait avec un intime. --Vous voyez en moi, dit-il de sa voix la plus insinuante, un homme qui a pris une grande resolution: c'est celle de vous faire violence. Comme Beio le regardait avec surprise, le baron se mit a rire d'un air bon enfant, plein de franche cordialite. --Rassurez-vous, n'ayez aucune peur; je ne veux pas vous faire de mal, au contraire. Quels sentiments croyez-vous que je ressens pour vous, monsieur Beio? demanda-t-il en regardant le maitre de chant en face. --Mais, monsieur le baron, je ne sais en verite que vous repondre. --Comment, vous ne savez pas que j'eprouve pour vous une vive, une tres vive sympathie? Je suis donc bien dissimule, ou bien vous, vous etes donc aveugle? Il faut que je vous dise en plein visage que j'ai pour vous, nonseulement pour votre talent, que j'admire, mais encore pour votre personne, une grande estime? Elle est si vive qu'elle m'a inspire une idee qui a germe dans mon esprit en pensant a ce maudit mariage. Savez-vous ce que je me suis dit souvent en vous regardant pendant que vous faisiez travailler Flavie? Je vais vous le repeter, parce que j'ai pour habitude de ne rien cacher; tout ce qui me passe par l'esprit, tout ce que je pense des gens, je le dis. Voila comme je suis fait. Est-ce bien? est-ce mal? ce n'est pas la question. Je suis ainsi. Eh bien! ce que je me suis dit souvent, c'est que le mari qui convenait a Carmelita, c'etait.... Le baron fit une pause, en s'arretant et en forcant Beio a s'arreter aussi et a le regarder en face. --Je me suis dit que c'etait... vous. --Moi? --Oui, vous, vous-meme, et je vais vous expliquer comment cette idee m'est venue et sur quoi elle repose. Cela ne vous ennuie point, n'est-ce pas? Les yeux, les levres, les mains tremblantes de Beio, son attitude, toute sa personne, repondirent pour lui. --Qu'est-ce en realite que Carmelita? continua le baron. Une creature placee par la Providence dans une classe a part et au-dessus des autres; en un mot et pour tout dire, une artiste, creee, nee artiste, Qu'etes vous vous-meme? Aussi un artiste, et des plus remarquables; mais bien different de Carmelita, qui a recu tous les dons dont elle est si riche, de la nature, tandis que vous devez beaucoup au travail et a l'art. Mais cela importe peu, et le point de depart est l'essentiel. Ce point vous est donc commun et vous rapproche l'un de l'autre, sympathiquement il vous unit. Vous me direz que d'un autre cote des choses vous separent. C'est juste et je n'en disconviens pas. Cependant il ne faut pas s'exagerer leur importance, au contraire, il faut reconnaitre ce qu'elles ont de factice. Ainsi ne pensez pas que pour moi j'aie ete dupe des raisons mises ostensiblement en avant par le prince pour expliquer le travail de Carmelita; j'ai vu clair sous ces raisons. Le prince, desesperant de realiser le beau mariage qu'il poursuivait depuis longtemps pour sa niece, pensait a la faire debuter au theatre. Est-ce vrai? Beio ne repondit rien a cette interrogation directe. --Vous ne voulez pas livrer un secret qui vous a ete confie, j'approuve cette discretion; mais, que cous confirmiez ou ne confirmiez pas ce que je vous dis la, il n'en est pas moins certain que c'est la verite. Alors rien d'etonnant a penser, n'est-ce pas? que Carmelita, entrant au theatre, vous prenait pour guide et pour soutien. Toutes les raisons de famille et de noblesse, ecartees de fait pour le theatre, l'etaient naturellement pour le mariage. Vous avez vu, vous voyez en ce moment que mon besoin de tout dire m'entraine parfois a d'etranges confidences. Cette idee de mariage entre vous et Carmelita ayant pousse dans ma tete, je n'ai pu m'empecher d'en parler a Carmelita en cherchant a decouvrir son sentiment a ce sujet. --Et.... --Vous connaissez Carmelita mieux que moi, vous savez comme elle est reservee, meme mysterieuse: c'est un sphinx. Elle ne m'a pas repondu franchement que j'avais raison, et je dois meme, pour etre sincere, vous avouer qu'elle n'est nullement desesperee de ce beau mariage. --Elle aime la fortune. --Sans doute. Cependant, apres avoir reconnu le mauvais, je dois constater aussi le bon; c'est que ce n'est pas seulement la fortune qu'elle aime; elle n'est pas uniquement une femme d'argent. Il y a en elle d'autres sentiments, plus nobles, plus desinteresses. Sans doute cette immense fortune du colonel Chamberlain l'eblouit, et, placee dans le milieu ou elle est, avec son entourage, son oncle, sa mere, le monde qui, tous, s'occupent a faire miroiter cette fortune, il n'est pas etonnant qu'elle subisse cette influence. Mais il n'en est pas moins vrai qu'au fond, malgre cet eblouissement qui la trouble, elle jette des regards en arriere. Me croyez-vous sincere? Assurement Beio ainsi interroge, croyait le baron Lazarus sincere. --Eh bien, je suis convaincu que si on avait fait une tentative serieuse, ce mariage aurait ete rompu, et il l'aurait ete par Carmelita. Quand je dis "on" vous comprenez de qui je parle; c'est de vous, monsieur Beio. Moi, je l'ai faite, cette tentative, mais d'une facon indirects, indecise, qui ne pouvait aboutir, puisque je parlais en l'air sans pouvoir donner une conclusion a mes paroles; et cependant l'effet que j'ai produit a ete si grand que j'ai eu la conviction que le succes etait encore possible. Et voila pourquoi j'ai eu avec vous cet entretien, qui a du vous surprendre mais dont vous voyez maintenant le but. J'aime le colonel Chamberlain, j'aime tendrement Carmelita; je crois qu'ils seront malheureux s'ils se marient. D'un autre cote, j'ai pour vous une haute estime, une vive sympathie, je crois que vous etes le mari qui peut donner le bonheur a Carmelita, je me mets a votre disposition pour rompre le premier mariage et conclure le second. Arrive a cette conclusion, le baron s'arreta de nouveau, et abandonnant le bras du chanteur, il lui tendit la main. Beio mit sa main dans celle du baron. --Monsieur le baron, dit-il, j'aurai l'honneur de vous revoir. --Est-ce qu'il est fou? se demanda le baron. Mais non, il n'etait pas fou; trouble, bouleverse, affole par ce qu'il venait d'entendre. Decidement le baron avait bien fait de risquer cette tentative hardie, et qui pouvait meme paraitre au premier abord desesperee. Il ne s'etait pas trompe dans ses observations. Beio aimait Carmelita et il avait entretenu l'esperance de l'obtenir pour femme. Et le baron, rentrant chez lui satisfait de sa journee, alla embrasser tendrement sa fille. --Cette chere enfant, c'etait pour elle qu'il travaillait, et l'esperance de la voir heureuse lui donnait des idees. Elle aurait la fortune du Colonel Chamberlain et il administrerait cette fortune. S'appuyant, se haussant sur elle, ou ne parviendrait-il pas? Et le prince Mazzazoli, qui se flattait d'avoir cette fortune! Qu'en aurait-il fait, le pauvre homme! Et puis franchement, est-ce que ce brave colonel Chamberlain meritait d'avoir pour femme une Carmelita, une chanteuse! Allons donc! C'etait venir en aide a la Providence que d'empecher ce mariage. Avec Ida le colonel serait l'homme le plus heureux du monde: c'etait pour le bonheur de tous qu'il agissait, au moins de ceux qui meritent le bonheur. Il pria sa fille de se mettre au piano: --Joue-moi du Mozart, dit-il; j'ai besoin d'entendre une musique simple et pure. Et, pendant une heure, il resta a ecouter cette musique qui accompagnait delicieusement sa reverie. Le lendemain matin, a son lever, on lui annonca qu'un monsieur, dont on lui remit la carte, l'attendait depuis longtemps deja. Ce monsieur, c'etait Lorenzo Beio. Le baron n'avait pas l'habitude de se livrer a des mouvements de joie intempestifs, cependant il ne put pas s'empecher de se frotter les mains. Il avait reussi. Beio, de qui il avait si longtemps attendu une parole, etait la pret a parler. --A mon tour maintenant, se dit le baron, de le voir venir. XVI Malgre le desir qu'il avait d'entendre ce que Lorenzo venait lui dire, il ne le recut pas aussitot. Il y avait toutes sortes d'avantages a lui donner la fievre par l'impatience de l'attente; il parlerait avec moins de retenue et se livrerait plus facilement. Il se mit a decacheter son courrier, mais sans le lire, classant seulement les lettres devant lui. Lorsqu'il eut forme des liasses assez grosses pour bien montrer qu'il avait ete absorbe par le travail, il sonna. On introduisit Beio, grave et solennel. Se levant vivement, le baron alla au-devant de lui, et s'excusa de l'avoir fait si longtemps attendre: Des affaires qui ne souffraient aucun retard et qu'il m'a fallu expedier tout de suite, mais au moins j'ai gagne ainsi la liberte d'etre tout a vous. --Monsieur le baron, dit Beio, j'ai tout d'abord des excuses a vous faire pour la facon inconvenante dont j'ai recu hier la proposition que vous avez bien voulu m'adresser. --Ne parlons pas de cela, je vous prie. --J'etais en proie a une profonde emotion, a un trouble qui m'avait bouleverse; je ne me sentais pas maitre de moi, et, dans une affaire aussi grave, je ne voulais pas ceder a un entrainement. --Tres-bien! s'ecria le baron en frappant plusieurs fois son bureau du plat de sa main; vous etes un homme de raison, monsieur Beio, et j'aime la raison par-dessus tout. Ou va-t-on avec l'entrainement? Beio resta un moment sans prendre la parole, cherchant evidemment par ou commencer cet entretien. Enfin, il se decida; mais ses premiers mots furent prononces d'une voix si basse, que ce fut a peine si le baron les entendit. --Hier vous m'avez fait part de certaines observations et de certaines suppositions s'appliquant a mademoiselle Belmonte et a moi. Pour repondre a l'appel a la franchise que vous venez de m'adresser, je dois declarer que ces observations et ces suppositions sont fondees... au moins jusqu'a un certain point. Je veux dire qu'en supposant que j'avais pu m'eprendre d'un tendre sentiment pour mademoiselle Belmonte, vous ne vous etes pas trompe. J'ai aime, j'aime en effet mademoiselle Belmonte d'une passion profonde, absolue, folle. Il n'avait pas besoin d'entasser ces qualificatifs les uns sur les autres; a la facon dont il avait dit: "J'ai aime, j'aime mademoiselle Belmonte," on sentait combien grand etait cet amour. Jamais le baron n'avait entendu prononcer ces mots avec un accent si passionne. --Bien, se dit-il, si malgre tout le mariage s'accomplit, le colonel ne tardera pas a etre veuf; les Italiens ont du bon. Beio continua: --Ce qui doit vous faire comprendre comment cet amour s'est developpe, c'est cette autre remarque de votre part, qui, elle aussi, est juste, que mademoiselle Belmonte se destinait au theatre. Il est certain que l'amour nait souvent sans raison; mais enfin ce n'est point une jeune fille destinee a prendre une haute position dans le monde que j'ai aimee, c'est une camarade. Ceci expliquera pour vous comment j'ai pu penser que mademoiselle Belmonte serait ma femme un jour, et aussi comment, sous l'influence de cette esperance, mon amour s'est developpe. N'avait-il pas un but legitime? Sans doute mademoiselle Belmonte pouvait arriver sans moi au theatre, mais combien je lui rendais la route plus facile, combien je lui ouvrais de portes! En realite, elle etait mon eleve; pour tout dire, elle est mon ouvrage. Vous connaissez trop les choses du theatre.... --Oh! bien peu. --Enfin, vous les connaissez assez pour savoir qu'on n'obtient pas de grands succes seulement avec la beaute et des dons heureux; il faut plus, beaucoup plus. Ce plus, je le donnais a Carmelita; je la soutenais et elle devenait une grande artiste. Cela valait bien un beau mariage, peut-etre. En tout cas, Carmelita le comprit ainsi, et je pus croire qu'elle serait ma femme. --Pardon, mon cher monsieur, mais je vous ai demande de preciser autant que possible; je ne veux pas vous obliger a entrer dans des details, un mot seul me suffira: y eut-il engagement formel de la part de Carmelita envers vous? Beio hesita un moment, puis il se decida: --Il y eut un engagement formel entre nous, dit-il d'une voix ferme. Vous devez comprendre alors quelle fut ma stupefaction en entendant parler de ce mariage. Je ne crus pas a cette nouvelle. Cependant je courus chez mademoiselle Belmonte pour avoir une explication avec elle; je la trouvai seule, et cette explication fut terrible. A mes reproches, elle ne repondit que par un mot: elle etait obligee d'obeir a son oncle. Tout ce que peut inspirer la passion et la fureur, je le lui dis. Elle s'enferma dans cette reponse; pendant une heure, il me fut impossible d'obtenir d'elle autre chose. Je la quittai fou de colere. Mais, pret a sortir, je rentrai et lui dis que puisqu'elle etait insensible a la passion, je n'avais aucun menagement a garder envers elle et que, n'importe comment, j'empecherais ce mariage, si elle ne le rompait pas elle-meme. Puis, je la quittai, et depuis ce jour je ne l'ai pas revue. Toutes mes tentatives pour arriver pres d'elle ont ete inutiles; on faisait bonne garde. Je lui ai ecrit, mais j'ai la certitude que mes lettres ne lui sont pas parvenues. --Alors, vous avez renonce a demander l'accomplissement de l'engagement pris par Carmelita? --Non, certes; mais, avant d'en venir a l'execution des moyens desesperes dont je l'ai menacee, j'ai voulu attendre encore et faire une derniere tentative: c'est dans ce but que je viens vous demander votre concours. --Que faut-il faire? Je suis a vous. Beio tira lentement une lettre de sa poche, et il la tint un moment avec embarras dans sa main, avant de pouvoir se decider a repondre. --Je n'ose vraiment, dit-il enfin. --Vous n'osez me demander de remettre cette lettre a Carmelita? dit le baron. Beio inclina la tete et avanca la main qui tenait la lettre. Le baron eut un frisson de joie, cependant il ne prit pas la lettre. --Vous me refusez? dit Beio. --Non, certes, et c'est me faire injure de croire que je puis reprendre ma parole. Je vous ai promis mon concours, je suis a vous. Si vous me voyez hesitant, c'est que je me demande si cette lettre produira l'effet que vous attendez, si elle rompra ce mariage et vous rendra Carmelita. Ecrire est bien, mais parler est mieux. --Et comment voulez-vous que je parle? ou le voulez-vous? -Ou? ici. Que diriez-vous, si je vous menageais une entrevue avec Carmelita? --Vous feriez cela? --Oui, je le ferai. Ce n'est pas une lettre qui vous rendra celle que vous aimez et qui vous aime: il faut que vous lui parliez; il faut qu'elle vous voie, qu'elle vous entende. Que ne peut obtenir la voix de celui qu'on aime? Vous lui parlerez donc ici meme. Comment? je n'en sais rien encore; mais je trouverai un moyen, soyez-en certain. Quand je l'aurai trouve, le vous previendrai. Jusque-la, tout ce que je vous demande, c'est de vous tenir en paix et de rester a ma disposition. --Ah! monsieur le baron, s'ecria Beio tremblant d'emotion; comment reconnaitrai-je jamais ce que vous faites pour moi? Le baron lui prit les deux mains, et les lui serrant affectueusement: --Mon Dieu, mon ami, qu'est-ce que je veux? Le bonheur de tous: le votre, celui de Carmelita et aussi celui de mon brave et cher colonel. Que je vous voie heureux, et je serai paye de ma peine. A bientot! XVII Beio parti, le baron se demanda s'il avait eu raison de ne pas prendre la lettre que celui-ci voulait lui confier. Assurement il y avait des avantages a la tenir entre ses mains; car, sans savoir ce qu'elle contenait, il etait bien certain que ce n'etait point une lettre innocente. Beio parlait de son amour et de l'engagement pris par Carmelita; assure que Carmelita serait seule a lire cette lettre, il s'exprimait en toute franchise, entraine par la passion. Remise au colonel, elle serait plus que suffisante pour l'eclairer. Et cependant il ne l'avait pas prise. Pour chercher le mieux, n'avait-il pas laisse echapper l'occasion qui se presentait si belle? Mais cette determination, prise a l'improviste et sans avoir pu la peser, sans l'examiner lentement, comme il avait coutume de faire dans les circonstances graves, n'etait pas sans le jeter dans le doute et l'inquietude. Si le plan qu'il avait adopte si vite, sans l'avoir etudie, allait ne pas reussir? Il etait bien hardi, ce plan, et bien aventureux. Car il ne s'agissait de rien moins que de rendre le colonel temoin de l'entrevue qui aurait lieu entre Carmelita et Beio. A coup sur, cela etait audacieux. Mais aussi quel resultat decisif et triomphant! Bien que Beio n'eut point explique de quelle facon il avait obtenu l'engagement de Carmelita, le baron etait fixe a ce sujet. Carmelita etait une fille passionnee, cela se lisait dans ses yeux noirs, dans sa bouche charnue, dans ses levres sensuelles; elle avait la chaleur du Midi dans le sang; elle etait de race latine, et qui plus est encore, de race italienne. Les principes ethnographiques, auxquels il croyait fermement, indiquaient qu'elle n'avait pas du aimer Beio d'un amour ideal; c'etait sur un fait materiel que cet engagement reposait. Il etait donc bien certain que dans une explication comme celle qui s'engagerait entre Beio et Carmelita se croyant seuls, il se dirait des choses suffisantes pour eclairer le colonel sur le passe de sa fiancee. Mais pour cela il fallait reunir chez lui, en meme temps, Carmelita, Beio et le colonel. Puis il fallait que Beio et Carmelita se crussent assures contre toute surprise, de telle sorte qu'ils se laissassent entrainer a parler en toute franchise, a agir en toute liberte. Enfin il fallait placer le colonel dans des conditions ou ce serait le hasard seul qui lui ferait surprendre cet entretien. Il y avait la un ensemble qui presentait de serieuses difficultes, car rien ne devait manquer: au meme moment, ces trois acteurs devaient se trouver necessairement en face les uns des autres. Mais le baron n'etait pas homme a s'embarrasser des difficultes. Une serre occupait le milieu du jardin et s'appuyait sur l'hotel, communiquant avec le grand salon par deux larges baies qu'on tenait ouvertes ou fermees a volonte avec des portes-fenetres ou avec des stores. Ce fut cette serre que le baron choisit pour le lieu de la scene entre Beio et Carmelita, et ce salon pour y aposter le colonel; quant a Beio, il se tiendrait dans le jardin, cache n'importe ou. On ferait tout d'abord entrer le colonel dans le salon, dont les fenetres en communication avec la serre seraient fermees par les stores. Ensuite on introduirait Carmelita dans la serre, ou on la laisserait seule, et ou Beio viendrait aussitot la rejoindre. Du salon, le colonel entendrait tout ce qui se dirait dans la serre, et il arriverait certes un moment ou, si peu curieux qu'il fut, il voudrait voir ce qui s'y passerait. Mais, pour mener a bien ce plan ainsi dispose, le baron avait besoin d'un aide. Il prit sa fille. Seulement il ne jugea pas utile de lui expliquer a quoi il l'employait. --Ma chere enfant, lui dit-il quand tout fut pret, nous avons une surprise a faire a Carmelita; quand je dis nous, il faut entendre le colonel Chamberlain, qui a besoin de lui parler en particulier et qui ne veut pas lui demander cet entretien. Il faudra donc qu'un de ces jours tu amenes Carmelita avec toi, ici; tu la feras entrer dans la serre, et, sous un pretexte quelconque, tu la laisseras seule. Le colonel, qui sera dans le salon, ira la surprendre. C'est un service qu'il m'a demande et que je puis d'autant moins lui refuser, que je crois qu'il s'agit de choses serieuses. J'ai comme un pressentiment que le mariage de Carmelita avec le colonel n'est pas encore fait. --Oh! papa. --Chut! Et le baron, mettant un doigt sur ses levres, se retira discretement: il en avait dit assez. Cela fait, il se retourna vers Beio et l'alla trouver chez lui; car, en pareille affaire, il ne lui convenait pas d'ecrire: les lettres se gardent. --J'ai arrange les choses, dit-il, ou plutot je les ai preparees. Voici ce que j'ai imagine (cela n'est peut-etre pas tres habile, car je reconnais que je n'entends rien a l'intrigue, mais il me semble que ce que j'ai en vue peut neanmoins reussir): je fais venir Carmelita chez moi, et on l'introduit dans la serre, ou on la laisse seule; aussitot vous, qui vous promeniez dans le jardin en prenant la precaution de ne pas vous laisser voir, vous vous glissez derriere elle, et, la porte de la serre refermee par vous au verrou, vous vous expliquez, sans craindre d'etre entendu ou derange par personne. Vous trouverez dans cette serre un coin ou vous serez caches comme dans un bois: c'est aupres de la grotte, dans le fond, contre le mur de la maison. Amenez-la dans ce coin et ne craignez rien, vous y serez chez vous. Beio trouva cet arrangement tres heureux, cependant il proposa au baron une legere modification: --Si, au lieu d'attendre l'arrivee de Carmelita dans le jardin, il l'attendait dans la serre meme, cache dans la grotte ou derriere un arbuste? Mais le baron n'adopta pas cette combinaison, qui pouvait faire echouer son plan: en effet, Beio s'introduisant le premier dans la serre, pouvait appeler l'attention du colonel, tandis que c'etait la voix de Carmelita qui devait frapper cette attention. --Non, dit-il, j'aime mieux le jardin; dans la serre il y aurait premeditation de votre part et complicite de la mienne. Il vaut mieux que cette rencontre arrive par hasard; vous voyez Carmelita entrer dans la serre, vous la suivez: rien de plus naturel. Enfin le baron s'adressa au colonel pour un service a lui demander, un renseignement sur l'Amerique, qui ne pouvait etre precis qu'en ayant sous les yeux une masse de lettres. Le colonel promit de se rendre le lendemain a l'hotel de la rue du Colisee. Mais ce n'etait pas assez, il fallait preciser l'heure. Le colonel indiqua trois heures de l'apres-midi. Aussitot le baron previent Beio de se tenir pret pour le lendemain, et en meme temps il envoya Ida chez Carmelita pour l'avertir que le lendemain, vers deux heures et demie, elle viendrait la chercher pour sortir en voiture. Tout etait pret. XVIII Alors il s'endormit avec le calme qui n'appartient qu'aux grands capitaines. Il avait fait pour le succes ce qui etait humainement possible, le reste etait aux mains de la Providence. Aussi, avant de se laisser aller au sommeil, l'invoqua-t-il dans une devote priere, pour qu'elle lui donnat une victoire qu'il croyait avoir bien meritee. C'etait pour sa fille cherie qu'il se donnait tant de peine; Dieu ne benirait-il pas ses efforts? Le lendemain, avant que la bataille s'engageat, il voulut veiller lui-meme aux dernieres dispositions a prendre et ne rien laisser au hasard. Tout d'abord il alla dans la serre voir si le verrou n'etait pas tirer interieurement, puis il disposa les chaises devant la grotte et tira le tete-a-tete de maniere a le bien placer vis-a-vis les baies du salon. Cela fait, il arrangea lui-meme les stores du salon et les tira jusqu'en bas. Enfin il donna des ordres pour qu'en son absence, personne ne penetrat dans le salon ou dans la serre, afin que tout restat bien tel qu'il l'avait dispose. A deux heures, il envoya Ida en voiture aux Champs-Elysees, en lui recommandant de rester avec Carmelita jusqu'a deux heures cinquante-cinq minutes, de maniere a ne revenir avec elle, rue du Colisee, qu'a trois heures precises. Pousse par l'impatience et la fievre, Beio arriva un peu avant l'heure qui lui avait ete fixee; mais cela ne derangeait en rien le plan du baron, mieux valait cette avance qu'un retard. Par quelques paroles adroites, le baron exaspera cette impatience du maitre de chant, en meme temps qu'il s'efforca d'enflammer son esperance. --Il etait certain que Carmelita serait vaincue; c'etait une affaire d'entrainement, de passion. Non, jamais il ne croirait, lui, baron Lazarus, que cette charmante fille serait sourde a la voix de son coeur et n'ecouterait que le tintement de l'argent. Son oncle et sa mere avaient pu la dominer; mais, dans les bras de celui qu'elle avait aime, qu'elle aimait, elle redeviendrait elle-meme. Que fallait-il pour cela? Assurement il n'avait pas la pretention, lui vieux bonhomme, n'ayant jamais ete entraine par la passion, de l'indiquer. Mais, dans son coeur, M. Beio trouverait certainement des elans irresistibles. Personne a craindre, liberte absolue. A son grand regret, le baron dut quitter M. Beio. Un rendez-vous d'une importance considerable l'appelait au dehors. --Allons, mon cher monsieur, bon courage et bon espoir! Avant de partir, le baron voulut indiquer a Beio l'endroit ou il pourrait attendre dans le jardin l'arrivee de Carmelita, sans craindre d'etre apercu par celle-ci. --A trois heures! Prenez patience, et, aussitot qu'elle sera entree dans la serre, glissez-vous derriere elle, franchement, et ne craignez rien. L'affaire qui appelait le baron dehors etait en effet pour lui d'une importance considerable: il ne s'agissait de rien moins que d'aller chercher le colonel. Il ne fallait pas que celui-ci fut en retard. Le succes tenait uniquement a une concordance parfaite dans les heures. Au moment ou le baron arriva chez le colonel, celui-ci allait sortir pour se rendre rue du Colisee. --Passant devant votre hotel, j'ai voulu voir si vous etiez encore chez vous, dit le baron. Quelques minutes apres, ils arrivaient rue du Colisee. Il etait deux heures cinquante minutes. Le colonel en entrant se dirigea vers le cabinet du baron, mais celui-ci l'arreta par le bras: --J'ai installe deux comptables dans mon cabinet pour une verification importante, dit-il; nous ne pourrions pas parler librement devant eux. Entrons dans le salon, je vous prie; je donnerai des ordres pour que nous ne soyons pas deranges. Au reste, a ce moment de la journee, je ne suis visible pour personne, et Ida est sortie. Ils entrerent dans le salon, ou, sur une table devant la cheminee, entre les deux baies communiquant avec la serre, etaient disposees des liasses de lettres. C'etaient quelques-unes de ces lettres que le baron voulait soumettre au colonel, pour avoir son sentiment sur la solvabilite et surtout la valeur morale de ceux qui les avaient ecrites. En plus de la parfaite concordance dans l'heure, il y avait encore un point decisif dans le plan du baron: il fallait qu'au moment ou Carmelita entrerait dans la serre, le colonel et lui gardassent le silence dans le salon; car, si Carmelita entendait la voix du colonel, il etait bien certain que, malgre la surprise que lui causerait la brusque arrivee de Beio, elle ne parlerait pas. Quand on se poste pour surprendre les gens, il est facile de garder le silence; mais ce n'etait point la le cas du colonel, et il etait impossible de lui dire franchement: Taisez-vous. Le baron avait prevu cette difficulte et il avait trouve un moyen pour la tourner. Tout d'abord, apres avoir fait asseoir le colonel devant la table chargee de lettres et de maniere a faire face a la serre, il prit ces lettres et d'une voix forte il adressa ses questions au colonel en lui nommant les personnes sur lesquelles il desirait etre renseigne. Il suivait l'aiguille sur le cadran de la pendule, il avait encore six minutes pour etre bruyant. Ce qui devait arriver se realisa: le colonel repondit que parmi les noms qu'on lui citait, il y en avait plusieurs qu'il ne connaissait pas. Le baron se montra vivement contrarie. --Je suis un bien mauvais negociant, dit le colonel en riant, et puis ces personnes habitent Cincinnati, et mes relations avec cette ville n'ont jamais ete bien frequentes. --Cependant vous connaissez M. Wright, le pere de cette delicieuse jeune fille avec laquelle j'ai dine chez vous. --Sans doute, mais.... --Est-ce que M. Wright ne pourrait pas vous renseigner a ce sujet? interrompit le baron, presse par l'heure. --Ah! assurement, et je lui demanderai volontiers ce que vous desirez savoir. --Si vous vouliez.... --Quoi donc? --Me donner une lettre d'introduction aupres de M. Wright, je lui demanderais moi-meme ces renseignements. --Vous n'avez pas besoin d'une lettre d'introduction, il me semble. --Si, je prefere une lettre non-seulement d'introduction, mais encore de recommandation; cette affaire est pour moi capitale, ma fortune est en jeu. --Alors je vous ferai cette lettre. --Voulez-vous la faire tout de suite? dit le baron, tendant une plume pleine d'encre. --Volontiers. Il etait deux heures cinquante-huit minutes. Le baron tenait ses yeux attaches sur la pendule, et, malgre son flegme ordinaire, il etait agite par des mouvements impatients. Trois heures sonnerent, le colonel ecrivait toujours. A ce moment, le baron entendit un bruit de pas sur le gravier de la serre, puis presqu'aussitot une porte se referma dans un chassis en fer et un verrou glissa dans une gache. Beio etait entre derriere Carmelita. Instantanement un cri retentit: --Lorenzo! Le colonel leva brusquement la tete, la voix qui avait crie etait celle de Carmelita. --Oui, moi, repondit une voix que le baron reconnut pour celle de Beio. --Ici! --Vous n'avez pas voulu me recevoir chez vous, vous n'avez pas repondu a mes lettres; je vous ai suivie, et me voila. Maintenant nous allons nous expliquer. --Et quelle explication voulez-vous? --Une seule: que vous me disiez pourquoi vous ne voulez pas pour votre mari celui que vous avez bien voulu pour votre amant. Le colonel s'etait leve et il se dirigeait vers la serre. Le baron le retint par le bras: --Ecoutez, dit-il. Mais le colonel se degagea. --Je vous ai dit que j'empecherais ce mariage, continuait la voix de Beio, et je l'empecherai, dusse-je aller dire au colonel Chamberlain que vous etes ma maitresse? Le colonel etait arrive contre le store; d'un brusque mouvement, il le remonta. Devant lui, se tenaient Beio et Carmelita en face l'un de l'autre. A la vue du colonel, ils reculerent tous deux de quelques pas, et Carmelita se cacha le visage entre ses mains. Le colonel, l'ayant regardee durant quelques secondes, se tourna vers Beio. --Le colonel Chamberlain vous a entendu, dit-il; vous n'aurez pas besoin d'aller a lui pour accomplir votre lache menace. Puis, revenant a Carmelita: --Vous donnerez a votre oncle, dit-il, les raisons que vous voudrez pour expliquer que vous refusez d'etre ma femme. Sans un mot de plus, sans un regard pour Carmelita, il rentra dans le salon. Alors, s'adressant au baron. --Nous reprendrons cet entretien plus tard, dit-il. Le baron courut a lui, les deux bras tendus; mais deja le colonel avait ouvert la porte. XVIII Carmelita et Beio etaient restes en face l'un de l'autre, sans bouger, sans parler, comme s'ils avaient ete petrifies par cette apparition du colonel, ses paroles et son depart. Le baron s'avanca vers Carmelita; elle le regarda venir en attachant sur lui des yeux qui jetaient des flammes. --Vous plait-il que je vous reconduise chez vous? dit-il. Sans lui repondre, Carmelita resta les yeux poses sur lui avec une fixite si grande que malgre son assurance, il se sentit trouble. --Quel guet-apens infame! dit-elle enfin en etendant son bras vers le baron par un geste tragique. Puis, detournant la tete avec degout: --Lorenzo! dit-elle. A cet appel, le maitre de chant eut un frisson, car la facon dont elle avait prononce ce nom lui rappelait sans doute d'heureux souvenirs. Cette fois elle mit encore plus de douceur dans son intonation. Il s'avanca d'un pas vers elle. --Voulez-vous me reconduire chez ma mere? dit-elle. Et elle passa devant le baron en detournant la tete et le corps tout entier, avec un mouvement d'epaules qui manifestait le dedain et le mepris le plus profonds. Lorsqu'elle fut sortie de la serre, elle prit le bras de Beio, et le baron les vit s'eloigner, marchant d'un meme pas. --Eh bien! elle n'a pas ete longue a prendre son parti, se dit-il; le prince prendra-t-il le sien aussi facilement? Mais cette pensee ne l'occupa pas longtemps, il avait un devoir a remplir envers sa fille et il n'oubliait jamais ses devoirs. Ne lui avait-il pas promis de l'avertir de ce qui se serait passe dans cette entrevue? Il entra chez elle. Ida se tenait, le front appuye contre une fenetre de son appartement qui donnait sur le jardin. --Le colonel parti seul! s'ecria-t-elle; Carmelita partie avec M. Beio! Qu'est-ce que cela signifie? Le colonel a-t-il vu Carmelita? l'a-t-il entretenue comme il le desirait? sommes-nous arrives trop tard! --N'anticipons pas, dit le baron en riant, et avant tout, chere fille, parle-moi franchement? Que penses-tu du colonel? --C'est la troisieme fois que tu me poses cette question: la premiere fois, tu me l'as adressee lors de l'arrivee du colonel a Paris; la seconde, un peu avant le depart du colonel pour la Suisse; enfin voici maintenant que tu veux que je te repete ce que je t'ai deja dit. A quoi bon? --Dis toujours. Si le colonel me demande ta main un de ces jours, dois-je repondre oui ou non? Il faut que je sois fixe. --Que s'est-il donc passe? --Il s'est passe que le colonel vient de rompre avec mademoiselle Belmonte. --Rompre! en si peu de temps! --Quelques paroles ont suffi. --Le colonel avait donc bien peu d'affection pour Carmelita? --Je crois, en effet, qu'il ne l'a jamais aimee, et qu'il avait ete amene malgre lui a ce mariage par les intrigues de Mazzazoli. Voila pourquoi je desire savoir ce que je dois repondre au colonel, si un jour ou l'autre il me demande ta main; car j'ai de bonnes raisons pour croire qu'il m'adressera cette demande. --Quelles raisons, cher papa? --Nous parlerons de cela plus tard, le moment n'est pas venu. Sache seulement que si le colonel n'avait pas pense a toi, il n'aurait pas rompu avec Carmelita. --Ah! papa! --J'ai vecu en ces derniers temps, assez intimement avec le colonel pour connaitre l'etat de son coeur; ne doute pas de ce que je dis et reponds-moi franchement. --La reponse d'aujourd'hui sera celle que je t'ai deja faite deux fois; je n'ai pas change. Le baron prit sa fille dans ses bras et l'embrassa tendrement. Puis, ayant essuye ses yeux mouilles de larmes, il la quitta; car il n'avait pas le loisir, helas! de se donner tout entier aux douces joies de la tendresse paternelle. Il lui fallait voir le colonel. A ses questions, le concierge repondit que le colonel venait de rentrer. Alors, sans en demander davantage et sans parler a aucun domestique, le baron, en habitue, en ami de la maison, se dirigea vers l'appartement du colonel et, apres avoir frappe deux petits coups, il entra dans la bibliotheque. Le colonel etait assis devant son bureau, la tete appuyee dans ses deux mains. Ce fut seulement lorsque le baron fut a quelques pas de lui, qu'il abaissa ses mains et releva la tete. --J'ai cru, dit le baron, que vous seriez curieux de savoir ce qui s'est passe apres votre depart. Le colonel le regarda un moment, comme s'il ne comprenait pas; puis levant la main: --Avant tout une question, je vous prie, monsieur. --Dites, mon ami, dites. --Vous avez voulu me faire assister a, l'entretien de mademoiselle Belmonte et de cet homme? --Je pourrais, dit-il d'une voix que l'emotion rendait tremblante, je pourrais vous repondre categoriquement; mais j'aime mieux que cette reponse vous vous la fassiez vous-meme. Vous savez quelle est ma tendresse pour ma fille, n'est-ce pas? Vous savez dans quels sentiments d'honnetete et de purete je l'eleve? Pensez-vous que si j'avais su que mademoiselle Belmonte etait... mon Dieu! il faut bien appeler les choses par leur nom, si vilain que soit ce nom; pensez-vous que si j'avais su que mademoiselle Belmonte etait la maitresse de son professeur de chant, j'aurais tolere qu'elle fut la compagne, l'amie de me fille? Dites, le pensez-vous? Non, n'est-ce pas? Alors, si je ne savais pas cela, comment voulez-vous que j'aie eu l'idee de vous faire assister a l'entretien de mademoiselle Belmonte avec ce professeur de chant? Dans quel but aurais-je agi ainsi? Le colonel ne repondit pas. --Voici comment cet entretien a ete amene, continua le baron,--au moins ce que je vous dis la resulte de ce que j'ai entendu apres votre depart:--ce professeur de chant, nomme Lorenzo Beio, un ancien chanteur, un comedien, ce Beio etait desespere du mariage de celle qu'il avait cru epouser; il la poursuivait partout, mais le prince faisait bonne garde et l'empechait d'arriver jusqu'a Carmelita. Tantot il l'a vue sortir avec Ida, et l'a suivie, et, quand Carmelita est entree dans la serre, tandis que ma fille allait changer de toilette dans son appartement, il est entre avec elle: de la cette surprise chez Carmelita; mais, pour etre complet, je dois dire que cette surprise s'est bien vite calmee. Apres votre depart, je suis alle dans la serre pour offrir a mademoiselle Belmonte de la reconduire chez elle. Elle ne m'a pas repondu; mais detournant la tete, elle a pris le bras de ce... comedien et elle est partie avec lui: la paix etait faite. Soyez donc rassure sur celle que vous vouliez elever jusqu'a vous. Voila ce que j'ai voulu vous apprendre, afin de n'avoir plus a revenir sur ce triste sujet. Maintenant un mot encore, un seul; si vous avez quelque affaire a traiter avec le prince Mazzazoli, je me mets a votre disposition et vous demande d'user de moi; c'est un droit que mon amitie reclame, et puis, pour cette pauvre fille, il vaut mieux que personne autre que moi ne sache la verite. Pour le monde, nous verrons a arranger les choses de maniere a la menager autant que possible. XIX Malgre les menagements que le baron avait promis d'apporter "dans l'arrangement des choses," la rupture du mariage arrete entre le colonel Chamberlain et mademoiselle Carmelita Belmonte produisit une veritable explosion dans Paris, lorsque la nouvelle s'en repandit. Il est vrai que le premier qui la divulgua fut le baron Lazarus, et il le fit de telle facon qu'une sorte de curiosite de scandale se joignit a l'interet que cette nouvelle portait en elle-meme. Quand on lui demanda pourquoi cette rupture avait lieu, il refusa de repondre, et persista dans son refus avec fermete; mais cependant de maniere a laisser entendre que, s'il ne parlait pas, ce n'etait point par ignorance, mais que c'etait par discretion. --Vous savez, moi, je n'aime pas les propos du monde, et d'ailleurs je n'admets que ce que j'ai vu. J'ai vu le colonel rompre avec mademoiselle Belmonte et j'affirme cette rupture; mais les causes de cette rupture, c'est une autre affaire. De guerre lasse, il s'etait decide non a expliquer ces causes clairement et franchement, mais a les laisser adroitement entendre. Le colonel avait fait d'etranges decouvertes sur le compte de sa fiancee. Il y avait dans cette affaire un maitre de chant, Beio, l'ancien chanteur, dont le role n'etait pas beau; il est vrai qu'il ne fallait pas oublier que Carmelita etait Italienne, ce qui diminuait le role joue par Beio. Enfin le colonel avait cru devoir rompre, et, pour qui le connaissait, parfait gentleman comme il etait, incapable de se decider a la legere, cette rupture etait grave, alors surtout qu'il s'agissait d'un mariage aussi avance; encore quelques jours, et il etait conclu. Le baron n'avait pas pu se retenir d'aller a l'Opera le soir meme de la rupture, pour l'annoncer a madame de Lucilliere qu'il esperait rencontrer. En effet, la marquise etait dans sa loge, et, en voyant le baron entrer, elle avait devine, a son air diplomatique, qu'il avait quelque chose d'interessant a lui apprendre; malgre la gravite de sa tenue, le triomphe eclatait dans toute sa personne. Ce qu'il y avait de remarquable dans le pouvoir que madame de Lucilliere exercait sur ceux qui etaient de sa cour, c'est qu'elle se faisait obeir instantanement, sans la plus legere marque d'hesitation ou de revolte. Lors de l'entree du baron elle etait en compagnie de lord Fergusson et du duc de Mestosa; elle leur fit un signe imperceptible, aussitot ils sortirent. --Vous avez quelque chose a m'apprendre? dit-elle vivement. --Je viens vous dire que vos habiles combinaisons ont reussi. --Reussi? --C'est un devoir que j'accomplis pour la forme, car cette nouvelle est insignifiante; vous m'aviez si bien trace mon plan, que vous deviez attendre le succes pour un jour ou l'autre, sans avoir le moindre doute a son sujet; peut-etre meme trouvez-vous qu'il a beaucoup tarde. Sans doute c'est ma faute, mais je suis si maladroit en ces sortes d'affaires. --Ne soyez pas trop modeste. --Ce n'est pas modestie, c'est simple franchise; il y aurait outrecuidance de ma part a prendre pour moi un succes qui n'appartient qu'a vous: je n'ai ete qu'un instrument, vous avez ete la main; encore l'instrument a-t-il ete bien insuffisant. La marquise ne pouvait pas etre dupe de cette humilite dans le triomphe. --Vous avez donc bien peur d'etre responsable de ce succes devant le colonel? dit-elle en riant. Il faut vous rassurer, monsieur, et ne pas trembler ainsi; je ne trahis pas mes allies. Vous etes tellement trouble que vous ne pensez pas a me dire ce qui s'est passe. --Mon Dieu! rien que de simple et de naturel: il parait que mademoiselle Belmonte avait pris l'engagement de devenir la femme de son maitre de chant. --Ah! vraiment? --Mon Dieu! oui. --Et comment cela? --C'est justement ce que je vous demande, car pour moi je ne comprends pas qu'une jeune fille dans sa position se soit laissee ainsi entrainer. Mais je connais si peu les femmes, et puis Paris est si corrupteur! --Il me semble que mademoiselle Belmonte n'est pas Parisienne; elle est Italienne, comme mademoiselle Lazarus est Allemande. --Enfin ce Beio, qui n'est qu'un grossier personnage, a fait une scene violente a mademoiselle Belmonte, en lui reprochant de ne pas vouloir prendre pour mari l'homme qu'elle avait bien voulu prendre pour... amant. Il a dit le mot, et precisement, par un malheureux hasard,--en disant malheureux, je pense au prince Mazzazoli,--le colonel l'a entendu. Le colonel assistait a cette scene? --C'est-a-dire qu'il n'y assistait pas; seulement ce Beio, se croyant encore au theatre sans doute, dans une de ses scenes a effet des operas italiens, criait de telle sorte que sa voix est arrivee jusqu'aux oreilles du colonel. --Ces oreilles n'etaient pas bien loin, je suppose, de l'endroit ou se passait cette scene. --C'est-a-dire que le colonel etait avec moi dans mon salon, et Beio, qui, depuis plusieurs jours, poursuivait mademoiselle Belmonte, avait rejoint celle-ci dans ma serre, ou elle s'etait refugiee. --Je comprends: le colonel dans le salon; Carmelita dans la serre, et les stores baisses sans que les fenetres fussent fermees, n'est-ce pas? Mais cela etait adroitement combine. --Le hasard seul a ces adresses, et c'est a lui qu'il faut faire nos compliments. Quoi qu'il en soit, le colonel a entendu les paroles de Beio; je crois meme qu'il en aurait entendu bien d'autres, et de tres instructives, s'il avait ecoute quelques minutes encore; car ce comedien etait lance. Mais vous connaissez le colonel mieux que moi; vous savez comme il est delicat, chevaleresque meme. Il n'a pas voulu surprendre les secrets de M. Beio et de mademoiselle Belmonte, alors meme que ces secrets le touchaient si profondement; il a brusquement remonte le store... --Et qu'a dit mademoiselle Belmonte? --Ce n'est point elle qui a parle, c'est le colonel; il n'a dit que ces simples mots, les adressant a mademoiselle Belmonte: "Vous donnerez a votre oncle les raisons que vous voudrez pour expliquer que vous refusez d'etre ma femme." --Et il est sorti simplement, dignement. --Et qu'a dit mademoiselle Belmonte? --Mon Dieu! vous savez que mademoiselle Belmonte parle peu, elle agit. Comme je lui proposais de la reconduire chez elle, elle ne m'a pas repondu; mais, prenant le bras de son... Beio, elle est sortie avec lui. --Voila qui est assez crane. --Crane! je ne comprends pas bien; vous voulez dire, n'est-ce pas, que cela est scandaleux? C'est aussi mon sentiment. --Si mademoiselle Belmonte parle peu, son oncle parle, lui, et il agit. Qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? --Ce qu'il a dit lorsque sa niece est rentree, je n'en sais rien, et j'avoue meme que je le regrette, car cela a du etre original; mais ce qu'il a fait est beaucoup plus original encore. --Voyons. --C'est a trois heures aujourd'hui que cette scene s'est passee entre le colonel, Beio et mademoiselle Belmonte. Vers six heures, le hasard m'a conduit aux Champs-Eysees, et qu'est-ce que j'ai vu? Le prince Mazzazoli, la comtesse Belmonte, Carmelita et leur vieille servante, montant dans un omnibus du chemin de fer de Lyon, charge de bagages. --Ils partent? --Leur position eut ete assez embarrassante a Paris; il eut fallu repondre a bien des questions; et puis d'un autre cote, le prince eut ete oblige a regler des affaires penibles avec le colonel, car vous savez que celui-ci avait envoye la corbeille a sa fiancee: diamants, bijoux, cadeaux de toutes sortes. Alors le prince a prefere ne pas restituer lui-meme ces cadeaux; il les renverra d'Italie; c'est plus simple. La marquise voulut reiterer ses compliments au baron, mais celui-ci les refusa obstinement; il n'avait rien fait, a elle toute la gloire du succes; et il la quitta avec la meme physionomie discrete. Insinuee par le baron dans l'oreille de quelques intimes, repetee franchement par la marquise, la nouvelle de la rupture du mariage du colonel eut bientot fait le tour de la salle. Etait-ce possible? --Surtout etait-il possible que le prince eut ainsi quitte Paris? --Parbleu! avec les diamants du colonel. --Et en laissant ses creanciers derriere lui. Sans doute, cette rupture causait une grande joie a la marquise; mais tout n'etait pas dit pour elle. Pendant que le baron travaillait a cette rupture, la marquise avait eu la pensee d'aller voir Therese; mais, emportee dans son tourbillon, elle avait toujours retarde l'execution de ce projet, qui d'ailleurs etait assez aventureux. Elle avait attendu aussi en esperant qu'une bonne idee lui viendrait. Mais, la rupture accomplie, il n'y avait plus a attendre. Le lendemain de la communication du baron, elle se rendit rue de Charonne, bien qu'elle ne sut pas l'adresse precise d'Antoine Chamberlain. En passant sur le boulevard Beaumarchais, elle fit demander cette adresse par son valet de pied chez un fabricant de meubles, et bientot elle arriva devant la porte sur laquelle etait ecrit le nom de Chamberlain. Ce fut Denizot qui la recut dans l'atelier desert, et il est vrai de dire que tout d'abord il la recut assez mal; mais quand elle se fut nommee, il lui donna toutes les explications qu'elle pouvait desirer. Malheureusement ces explications venaient ruiner tout son plan: Therese etait en Allemagne avec son pere, et depuis son depart elle n'avait pas ecrit. La marquise se retira deconcertee. N'avait-elle aide a detruire Carmelita que pour assurer le triomphe d'Ida? XX Le colonel, qui avait longtemps hesite avant d'aller annoncer son mariage a Therese, se decida tout de suite a lui apprendre que ce mariage etait rompu. Et, comme Antoine ne lui avait point ecrit depuis le retour de Sorieul, et que par consequent il ignorait ou Therese pouvait se trouver en ce moment, il se rendit rue de Charonne pour avoir l'adresse de son oncle. Pendant deux jours, a la suite de la scene de la rue du Colisee, il etait reste enferme chez lui, ayant donne l'ordre de ne recevoir personne, a l'exception du prince Mazzazoli, qu'il attendait, mais qui n'etait pas venu. Il avait besoin de sortir, de marcher, de se secouer, pour echapper aux pensees qui, plus noires les unes que les autres, troublaient son esprit et son coeur. Cette maison, ou les ouvriers travaillaient a tout preparer pour ce mariage qui ne se ferait pas, lui pesait sur la poitrine, leurs coups de marteau l'exasperaient. Quand parfois il traversait les pieces ou ils achevaient leur besogne, il lui semblait qu'ils cessaient de chanter pour le regarder d'une facon etrange: les uns comme s'ils le plaignaient, les autres comme s'ils se moquaient de lui. Il etait parti de chez lui a pied, et, par le boulevard Haussmann et les boulevards, il s'etait mis en route pour le faubourg Saint-Antoine. C'etait l'heure ou le _tout Paris_ qui respecte les exigences de la tradition et les observe religieusement comme article de foi, se dirige vers le bois de Boulogne. Le colonel n'avait pas fait cinq cents pas, qu'il avait croise vingt voitures dans lesquelles se trouvaient des personnes qui l'avaient salue; car il faisait lui-meme partie de ce _tout Paris_, dont il etait une des individualites les plus connues, et les gens du monde qui n'avaient pas eu de relations intimes avec lui, savaient au moins qui il etait. Tout d'abord il avait rendu ces saluts, sans y apporter grande attention; mais bien vite il avait remarque qu'on le regardait avec une curiosite peu ordinaire; les yeux s'attachaient sur lui avec fixite; on se penchait vers son voisin pour l'entretenir a l'oreille, les femmes souriaient. En arrivant a la place de la Madeleine, un personnage pour lequel il avait fort peu de sympathie, malgre les protestations d'amitie dont celui-ci l'accablait en toute circonstances, le vicomte de Sainte-Austreberthe, lui barra le passage et l'aborda presque de force. --Eh bien! mon cher colonel! --Eh bien! monsieur le vicomte? repondit froidement le colonel. --Voyons ce n'est pas indiscret, n'est-ce pas? --Qui est indiscret? --De vous adresser une felicitation? --Et a propos de quoi, je vous prie? --A propos de votre mariage... qui ne se fait pas. Le colonel se redressa et regarda Sainte-Austreberthe de telle sorte que tout autre, a la place de celui-ci, eut ete deconcerte et peut-etre meme jusqu'a un certain point inquiete. Mais le vicomte ne s'etait jamais laisse deconcerter par rien ni par personne, et de plus il n'avait jamais pense qu'on pouvait avoir l'idee de l'intimider: l'herbe n'avait pas encore pousse sur la tombe du dernier adversaire, M. de Meriolle qu'il avait tue dans un duel celebre, et le moment eut ete mal choisi pour le faire reculer. Il se mit a rire, et prenant les deux mains du colonel en lui faisant presque violence: --Soyez convaincu, dit-il, que je ne parle pas a l'etourdie, pour le plaisir de bavarder. C'est sincerement que je vous felicite, sinon en me placant a votre point de vue, au moins en restant au mien. Faut-il vous dire que votre mariage avec mademoiselle Belmonte me desolait. --Et pourquoi cela, monsieur? --Parce que vous ne devez epouser qu'une Francaise. --Mais qui a dit que je voulais me marier, je vous prie. --Personne; seulement on a dit que si vous vous decidez maintenant, vous deviez prendre une Francaise; voila tout. Vous etes une puissance en ce monde, mon cher colonel; on doit compter avec vous. Eh bien! il est d'une bonne politique de vous attirer et de vous gagner; je vous assure qu'on est dispose a faire beaucoup pour cela. Ne resistez pas. Ce n'est pas officiellement que je parle c'est officieusement; mais cependant soyez assure que mes paroles sont serieuses on a pour vous de hautes visees. Puis-je dire que je vous ai sonde a ce sujet et que je n'ai pas trouve vos oreilles fermees? Je sais de source certaine qu'on desire vous adresser une invitation. Etes-vous presentement en disposition de l'accepter? Vous voyez que je parle net et sans detour. Que dois-je repondre? --Que vous avez trouve un homme tres touche de la sollicitude qu'on lui temoigne et tres reconnaissant qu'on pense a lui, mais en meme temps vous avez trouve aussi un homme incertain sur ce qu'il va faire, et qui ne sait pas en ce moment si demain il ne sera pas en Allemagne, ou une affaire importante l'appelle; dans ces conditions la reponse que vous demandez est impossible a formuler, aussi vous a-t-il prie d'attendre son retour. Et sur ce mot le colonel, ayant vivement degage son bras, salua Sainte-Austreberthe et le quitta. Quelle jeune fille plus ou moins compromise voulait-on lui faire prendre pour femme? Quelles influences voulait-on servir avec sa fortune? A cette pensee, il voulut retourner sur ses pas pour retrouver Sainte-Austreberthe et a son tour l'interroger. Le marche devait etre curieux a connaitre. Il apportait sa fortune; que lui apportait-on en echange? Ah! chere petite Therese, quelle difference entre toi et tous ces gens! Depuis trois ans qu'il etait en France, elle etait vraiment la seule qui n'eut point vise cette fortune que tant d'autres avaient poursuivie ou qu'ils poursuivaient encore par de honteux moyens. Et precisement parce qu'il avait bien conscience que maintenant elle etait a jamais perdue pour lui, il osa pour la premiere fois s'avouer en toute franchise le sentiment qu'elle lui avait inspire, et le reconnaitre pour ce qu'il etait. Reflechissant ainsi, et passant d'autant plus rapidement d'une idee a une autre, que celle qu'il abordait ne lui etait pas moins penible que celle qu'il venait de rejeter, il arriva rue de Charonne. En traversant la cour, il revit Therese marchant legerement, joyeusement, pres de lui, le jour ou il etait venu la prendre en voiture pour la conduire aux courses. Comme elle etait charmante alors! En arrivant devant la porte de son oncle, il entendit le bruit d'une voix qui paraissait lire dans l'atelier. Il poussa la porte. Denizot, perche sur l'etabli d'Antoine et portant son pierrot sur sa tete, faisait a hante voix la lecture d'un livre a Michel qui travaillait. --Ah! Monsieur Edouard, s'ecria Denizot en degringolant si vivement de son etabli, que l'oiseau, effraye, s'envola; en voila une surprise, et une bonne! Michel, non moins vivement, quitta son travail pour venir tendre la main au colonel; la surprise paraissait etre tout aussi heureuse pour lui que pour Denizot. --Ma foi! dit Denizot, il etait ecrit que nous devions nous voir aujourd'hui, car je devais aller chez vous ce soir; j'y serais meme alle dans la journee, si je n'etais pas reste pour faire la lecture a Michel pendant qu'il travaille. Voyez-vous, le temps nous est long maintenant, et les livres nous aident a le passer moins tristement. Nous avons des nouvelles d'Antoine. --C'etait precisement pour vous demander des nouvelles de mon oncle et... (il s'arreta) que je venais vous voir. --Voici la lettre, dit Michel. Mon cher Michel, Je voulais t'ecrire par une occasion sure, ce qui m'aurait permis de causer avec vous en toute liberte; mais, cette occasion tardant a partir, je ne veux pas te laisser plus longtemps sans nouvelles; car, depuis que tu sais que nous avons quitte Bale, sans savoir aussi ce que nous sommes devenus, tu dois te tourmenter d'autant plus que la patience n'a jamais ete ta premiere vertu. J'use donc tout simplement de la poste, comme tout le monde; seulement, n'ayant en elle qu'une faible confiance et croyant qu'il est tres possible, tres probable meme que les lettres qui arrivent rue de Charonne, adressees a ton nom, sont soumises a une surveillance destinee a fournir a la police des renseignements, qui heureusement lui manquent, je suis oblige de garder certaines precautions assez genantes, mais que je crois necessaires presentement. Au reste, je pourrai, je l'espere, t'ecrire bientot sans crainte que ma lettre passe sous des yeux indiscrets, et je te donnerai alors tous les details que je suis oblige de taire aujourd'hui. Nous sommes restes a Bale le temps necessaire pour recevoir les reponses aux lettres que j'avais ecrites; ces reponses ont ete telles qu'on devait les attendre des braves coeurs auxquels je m'etais adresse. Alors nous sommes partis pour notre voyage, pour notre exil en Allemagne. Maintenant, nous voila installes aussi bien que nous pouvons l'etre, et nous avons trouve ici un accueil qui t'aurait fait revenir des preventions que tu nourris contre les Allemands, si tu avais pu en etre temoin. Il ne faut pas juger les Allemands a Paris, vois-tu, par ce qu'on dit d'eux, ou par ce qu'on peut remarquer en etudiant ceux qu'on rencontre: c'est en Allemagne, c'est chez eux qu'il faut les connaitre. Par nos rencontres dans nos congres avec nos freres allemands, j'etais arrive a me debarrasser de certains prejuges francais, mais j'etais loin de soupconner la verite. Particulierement en ce qui nous touche le plus vivement, les Allemands sont plus avances dans nos idees que nous ne le sommes en France; ici, ce ne sont pas seulement les ouvriers des villes qui pensent a une reorganisation sociale, les paysans (au moins dans le pays ou je suis) sont leurs allies, au lieu d'etre leurs ennemis. De cette communaute de croyance, il est certain qu'il naitra un jour un grand mouvement, qui sera irresistible et qui provoquera en Allemagne une revolution plus terrible et plus complete que ne l'a ete la revolution francaise. Quand eclatera ce mouvement? Bien entendu, je n'ai pas la sotte pretention de vouloir le predire, je ne connais pas assez le pays pour cela, et d'ailleurs il faudrait entrer dans des considerations trop longues pour cette lettre ecrite a la hate, car il est bien entendu que les choses n'iront pas toutes seules; il y aura des resistances. Deja elles s'affirment, et il est a craindre que ceux qui dirigent ne jettent leur pays dans des aventures et dans des guerres, pour tacher d'enrayer ou de detourner ce mouvement; mais, quoi qu'on fasse, il reprendra son cours et sa marche, car l'avenir lui appartient. Pour ma part, je vais employer le temps de mon exil a pousser a la roue dans la mesure de mes moyens, car notre cause est au-dessus des nationalites, et nous devons travailler a son succes aussi bien en France qu'en Allemagne, aussi bien en Allemagne qu'en Angleterre. Nous avons ici un journal, _le Volkstaat_, ce qui veut dire _le gouvernement du peuple_, dans lequel on me demande des articles qu'on traduira; je vais les ecrire. En meme temps je fournirai des notes a son redacteur en chef, un de nos freres, qui ecrit une _Histoire de la Revolution Francaise_, car partout notre _Revolution_ doit etre un enseignement pour les peuples qui veulent s'affranchir. Voila pour un cote de notre vie. Quant a l'existence materielle, n'en sois pas inquiet: je travaille ici dans l'atelier d'un tourneur qui est un des chefs du mouvement social en Allemagne. Je voudrais que tu le connusses: c'est le meilleur homme du monde, le plus doux et le plus ferme. Nous demeurons porte a porte, et Therese passe une partie de la journee a apprendre le francais a ses deux petites filles. Si nous etions en France et reunis, nous pourrions dire que nous sommes pleinement heureux. En attendant une plus longue lettre, sois donc rassure sur nous. Cette lettre te dira comment m'ecrire et sous quel nom. Ne sois pas inquiet pour me tenir au courant de mon proces, je lis les journaux francais. Je te serre les mains, ainsi que celles de Sorieul et de Denizot. Therese embrasse son oncle et vous envoie ses amities. ANTOINE. Antoine etait tout entier dans cette lettre, avec ses aspirations et son enthousiasme, mais aussi avec sa negligence des choses pratiques. --Mais cela ne m'apprend pas ou se trouve mon oncle, dit le colonel en rendant cette lettre a Michel, et c'etait la justement ce que je voulais savoir. --Vous voyez, il m'annonce une nouvelle lettre; aussitot que je l'aurai recue, je vous la communiquerai. --Quand vous l'aurez, dit Denizot, voudrez-vous la communiquer aussi a une dame de vos amies qui est venue pour voir Therese? --Une dame de mes amies? Et qui donc! --Madame la marquise de Lucilliere, qui est venue ici hier pour voir Therese, m'a-t-elle dit. Que lui voulait-elle? Naturellement je ne le lui ai pas demande. Je lui ai dit ce que nous savions, que Therese etait en Allemagne, voila tout. Le colonel quitta la rue de Charonne, intrigue par cette nouvelle. XXI Parmi les questions qu'on se pose dans un examen de conscience, il n'en est pas de plus grave, que celle qui tient dans ces trois mots: --Que faire maintenant? Ce fut cette question que le colonel se posa en revenant chez lui, mais sans trouver une reponse, c'est-a-dire un but. Comment prendre la vie? Par le cote serieux ou par le cote plaisant? Sans doute il aurait pu voyager, mais ou aller, puisque precisement l'Allemagne lui etait interdite et que c'etait en Allemagne seulement qu'il desirait aller? Voyager pour changer de place et devorer l'espace ne lui disait absolument rien; par la il n'etait pas Americain et il ne ressentait pas cette fievre de locomotion qui pousse tant de ses compatriotes en avant, sans leur donner le temps de rien voir; il ne comprenait le voyage qu'avec l'etude des pays qu'on visite, avec l'histoire, les monuments, les tableaux, les objets d'art, et il se trouvait dans des dispositions ou il lui etait impossible d'ouvrir un livre. Alors que ferait-il en voyage? La melancolie des soirees dans les pays inconnus l'effrayait. Autant rester a Paris. La plupart de ceux avec qui il etait en relations se trouvaient dans des conditions qui, jusqu'a un certain point, ressemblaient aux siennes: combien n'avaient pas plus de volonte, plus d'initiative que lui, et cependant ils acceptaient la vie, se laissant porter par elle. Il ferait comme eux: a cote de ceux qui jouent un role actif dans la comedie humaine, il y a les simples spectateurs; il serait de ceux-la. Et justement les pieces qu'on jouait en ce moment sur le theatre du monde ne manquaient pas d'un certain interet; peut-etre n'etaient-elles pas d'un genre tres eleve et se rapprochaient-elles trop de la feerie et de l'operette; mais, telles quelles etaient, elles pouvaient amuser les yeux. Jamais Paris n'avait ete plus brillant, plus bruyant; il ressemblait a ces apotheoses qui terminent les pieces a spectacle, avec flammes de Bengale, lumiere electrique et galop final. Qui pensait au lendemain? On se ruait au plaisir, on jouissait de l'heure presente comme si l'on avait le pressentiment que demain n'existerait pas. Il est vrai que, de temps en temps, eclatait dans cette musique dansante une note triste: on entendait un roulement sur des tambours drapes de noir. On parlait de greves d'ouvriers qui s'etaient terminees par des coups de fusil; il y avait de nombreuses arrestations politiques, des proces, des condamnations; on rapportait des paroles revolutionnaires prononcees dans des reunions publiques. Apres dix-neuf annees de sommeil, il y avait des gens qui se reveillaient et qui essayaient de construire des barricades; on prononcait de nouveau avec un certain effarement les noms des faubourgs du Temple et de Belleville. En s'entretenant avec leurs riches clients, les armuriers disaient qu'ils n'osaient pas avoir de grandes provisions d'armes chez eux, de peur d'etre pilles. Mais il n'y avait pas la de quoi s'inquieter serieusement: la France etait tranquille, le gouvernement etait fort. Au contraire, la note grave se melant quelquefois a la note joyeuse, mais sans etouffer celle-ci, cela avait du piquant. Quoi de plus curieux que d'assister, pendant la journee, a l'enterrement de Victor Noir, la plus grande manifestation populaire des vingt dernieres annees, et le soir a la representation du _Plus heureux des trois_, la comedie la plus gaie du repertoire du Palais-Royal? Profondement saisissante, la face pale et convulsee de Rochefort; mais, d'un autre cote, bien drole, la physionomie de Geoffroy, la mari trompe, caresse et content. On se plaisait aux contrastes, et les fetes dans lesquelles les femmes du plus grand monde n'etaient recues que deguisees en grisettes obtenaient le plus vif succes. C'etait admirable! On s'extasiait, sans se demander si les fetes dans lesquelles les grisettes n'auraient ete recues que deguisees en femmes du monde n'auraient pas ete presque aussi reussies. Le colonel accepta cette vie et se laissa engourdir dans sa monotonie, prenant les jours comme ils venaient et s'en remettant au hasard pour le distraire ou l'ennuyer. Il prit la tete du tout Paris, fut de toutes les fetes, de toutes les reunions; on le vit partout, et les journaux a informations parlerent de lui si souvent qu'on aurait pu, dans leurs imprimeries, garder son nom tout compose; on citait ses mots, et, lorsqu'on avait besoin d'un nom retentissant pour lui faire endosser une histoire, on prenait le sien, comme trente ans plus tot on avait pris celui de lord Seymour. Cependant, si cette vie usait son temps, elle n'occupait ni son coeur ni son esprit. Il en etait de lui comme de ces rois de feerie qui, apres la phrase traditionnelle: "Et maintenant que la fete commence!" assistent a cette fete avec un visage d'enterrement. Partout il portait une indifference que le jeu lui-meme, avec ses alternatives de perte et de gain, ne parvenait pas a secouer, et c'etait avec le meme calme qu'il gagnait ou qu'il perdait des sommes considerables. --Quel estomac! disait-on. On se pressait autour de lui pour le voir jouer; mais ce qui faisait l'admiration de la galerie faisait son desespoir. Ne prendrait-il donc plus jamais interet a rien? Un seul mot, un seul nom plutot avait le pouvoir d'accelerer les battements de son coeur: celui de Therese. Apres sa premiere visite a Michel, ne recevant de nouvelles ni d'Antoine, ni de Sorieul, ni de Michel, ni de Denizot, il etait retourne rue de Charonne. Mais il avait trouve la porte close, et, en mettant son oreille a la serrure, il n'avait entendu aucun bruit dans cet atelier ou autrefois les chants se melaient aux coups de marteau. Le concierge qu'il avait interroge en redescendant, lui avait donne les raisons de ce silence. Denizot s'etait fait prendre derriere la barricade du faubourg du Temple, et Michel avait ete arrete le lendemain a l'atelier; quant a Sorieul, il n'avait plus reparu et l'on ignorait ce qu'il etait devenu. Il n'etait point arrive de lettres, portant le timbre d'un pays etranger, a l'adresse de Michel ou de Sorieul, et le concierge commencait a etre inquiet pour le payement de son terme. En apprenant cette double arrestation, le colonel avait voulu savoir s'il ne pouvait pas etre utile a Denizot et a Michel, mais on lui avait repondu qu'ils etaient au secret a Mazas, et que, pour communiquer avec eux, il fallait attendre que l'instruction fut terminee. A qui s'adresser pour avoir des nouvelles de Therese? Comment Antoine ne lui ecrivait-il point? Que se passait-il donc de mysterieux? Il pensa a interroger le baron Lazarus; car, dans la lettre qu'il avait lue, il y avait un nom qui pouvait servir d'indice pour decouvrir la ville ou Antoine s'etait refugie c'etait le titre du journal dans lequel Antoine ecrivait. Il alla trouver le baron, rue du Colisee,--ce qu'il n'avait pas voulu faire depuis la scene dont il avait ete temoin, resistant quand meme a toutes les instances dont il avait ete accable: invitations a diner, demandes de services, et autres pretextes plus ou moins habilement mis en avant. Lorsqu'on l'annonca au baron, celui-ci ne put retenir un soupir de soulagement: --Enfin, tout n'est pas perdu! Vivement il se leva de sa chaise pour courir au devant de lui, les deux mains ouvertes. --Ce cher ami! Savez-vous que je desesperais presque de vous revoir ici? Vous aviez refuse mes invitations avec une telle perseverance, que je vous croyais fache; mais vous venez; soyez le bienvenu, soyez le bienvenu. Devant un pareil accueil, le colonel n'osa pas avouer tout de suite la raison vraie qui l'amenait rue du Colisee. Il causa de choses insignifiantes, et, quand le baron lui demanda s'il ne voulait pas, avant de se retirer, faire une visite de quelques minutes a sa chere Ida, il ne put pas refuser. Il fit donc cette visite, qui ne fut pas de quelques minutes, comme l'avait propose le baron, mais de pres d'une heure; car, chaque fois qu'il voulut se lever, le baron ou Ida aborderent un nouveau sujet qui l'obligeait a rester. Ce fut seulement quand le baron le reconduisit a la porte de sortie, qu'il put aborder le sujet qu'il l'avait amene. --A propos, connaissez-vous un journal allemand portant pour titre le _Volkstaat_? Le baron ouvrit la bouche pour repondre; mais, se ravisant, il la referma aussitot et parut chercher. --Le _Volkstaat_, le _Volkstaat_, dit-il. --C'est, je crois, un journal ouvrier, fait par les ouvriers pour les ouvriers. --Eh bien! il y a un moyen tres simple pour que vous ayez votre renseignement, c'est que j'ecrive a mes correspondants de Dresde et de Leipzig. C'est aujourd'hui lundi: j'ecris ce soir, je recois les reponses vendredi, et vous venez diner avec nous samedi. Comme le colonel repondait par un refus aussi poli que possible: --Me suis-je trompe? dit le baron, etes-vous reellement fache contre moi? --Mais, comment pouvez-vous penser?... --Non, vous n'etes pas fache. Alors, vous venez diner, c'est chose convenue, ou bien, si vous refusez, je n'ecris pas. Faut-il ecrire? --Ecrivez, je vous prie. --Alors, a samedi, en tout petit comite, deux amis seulement et nous. Ceux que le baron appelait ses amis, etaient a proprement parler des comperes dont le role consistait a rendre le diner attrayant: l'un, homme d'esprit et du meilleur; l'autre, gourmet celebre. Tous deux allant en ville et jouant chaque soir leur role, sans jamais un moment de lassitude: celui-ci mettant les convives en belle humeur, et celui-la les mettant en appetit; avec cela, depuis longtemps insensibles aux seductions feminines, et par la incapables de provoquer la jalousie. Des que le colonel arriva, le baron le prit dans un coin pour lui communiquer les renseignements qu'il venait de recevoir. Le _Volkstaat_ paraissait a Leipzig. C'etait un journal socialiste, qui, fonde depuis peu de temps, exercait une grande influence dans les classes laborieuses, sur les ouvriers des villes aussi bien que sur ceux des campagnes. En quelques mois, il avait fait le plus grand mal; mais le gouvernement avertit s'etait decide a le poursuivre a outrance; son redacteur en chef venait d'etre emprisonne, et des etrangers qui collaboraient a sa redaction etaient en fuite: on les recherchait pour les arreter. On etait decide a en finir avec ces miserables socialistes, qui menacaient de corrompre tout le pays. La colonel se declara satisfait par ces renseignements, mais, en realite, il l'etait aussi peu que possible, desole au contraire et tourmente. Condamne en France, par defaut, a cinq annees d'emprisonnement, poursuivi en Allemagne, dans quel pays Antoine allait-il se retirer? comment trouverait-il a travailler? N'etait-ce pas une vie de misere qui commencait pour lui et pour Therese? Pas d'asile, pas de pain peut-etre, et avec cela impossibilite de les chercher, sous peine d'aider la police a les trouver. Ces preoccupations nuisirent au diner du baron. Et le colonel ne fut pas aussi sensible qu'il l'aurait ete dans d'autres circonstances a l'esprit de l'homme d'esprit et la gourmandise du gourmet. Cependant, le baron l'ayant interroge plusieurs fois sur sa sante et Ida lui ayant demande en souriant dans quel pays il voyageait presentement, il voulut reagir contre sa maussaderie; puisqu'il avait accepte ce diner, il devait y apporter une figure et des manieres convenables. Evidemment sa tenue etait grossiere et ridicule, il reflechirait plus tard. Place pres d'Ida, il se tourna vers elle et tacha de la convaincre qu'il ne voyageait pas pour le moment dans des pays chimeriques, mais qu'il savait ou et pres de qui il etait. De la s'ensuivit une conversation animee, qui chassa les preoccupations serieuses et tristes que le baron avait fait naitre. XXII Ces diners "de toute intimite" comme les qualifiait et baron Lazarus, se renouvelerent souvent, et insensiblement ils devinrent de plus en plus frequents. Chaque fois, le baron avait d'excellentes raisons pour appuyer son invitation, et chaque fois le colonel, de son cote, n'en avait que de mauvaises pour la refuser. D'ailleurs dans le vide qui remplissait son existence, ces diners n'avaient rien pour lui deplaire, bien loin de la. En effet, quand il ne prenait point part a un diner de gala ou quand il n'en donnait point un lui-meme, il mangeait le plus souvent a son restaurant ou a son cercle, et le brouhaha des grandes reunions lui etait tout aussi desagreable que le silence et la solitude. Chez le baron, il trouvait ce qu'il ne rencontrait pas ailleurs. Il y a longtemps qu'on a dit que le plaisir de la table est une sensation qui nait de l'heureuse reunion de diverses circonstances, de choses et de personnes. Cette reunion de choses et de personnes se rencontrait a la table du baron, ou la chere, preparee par un cuisinier parisien et non allemand, etait exquise, et ou les convives etaient habilement choisis pour se faire valoir les uns les autres. Il a ete un temps ou les diners de ce genre ont ete en honneur a Paris; malheureusement ils ont peu a peu disparu, a mesure que tout le monde a voulu faire grand, et ils ne se sont conserves que dans de trop rares maisons. Celle du baron etait de ce nombre, et pour le colonel c'etait une detente, un repos et un charme, que ces diners intimes. On y causait librement, spirituellement, on y mangeait delicatement, et, en meme temps que le cerveau s'y rafraichissait, l'esprit s'y allumait: on en sortait dans un etat de bien etre general tout a fait agreable. Il semblait que le baron eut apporte dans le monde les qualites innees qu'ont ses compatriotes pour la profession d'hote, ou plus justement de maitre d'hotel, profession pour laquelle les Allemands ont incontestablement, comme le savent tous ceux qui ont voyage, des aptitudes remarquables. A cote des diners vinrent les soirees, car le colonel ne pouvait diner chaque semaine, rue du Colisee, sans faire une visite au baron et a Ida. Bien entendu, pour ces visites, il avait choisi le jour de reception du baron; mais il n'en etait pas de ces receptions comme des diners, elles n'avaient aucun caractere d'intimite. S'y montraient tous ceux qui etaient en relations d'amitie ou d'affaires avec le baron Lazarus, des Allemands, beaucoup d'Allemands, presque exclusivement des Allemands. Alors bien souvent la conversation prenait une tournure qui genait le colonel, tant on disait du mal de la France. C'etait a croire que tous ces gens, qui pour la plupart habitaient Paris, etaient des ennemis implacables du pays auquel ils avaient demande l'hospitalite, le travail ou la fortune: on ne parlait que de la corruption de "la grande Babylone", de ses ridicules, de son immoralite, de ses vices, de sa pourriture. Pourquoi se serait-on gene devant le colonel Chamberlain? N'etait-il pas citoyens des Etats-Unis? Mais ce citoyen des Etats-Unis se laissa aller un jour a repliquer a ces litanies: --Si la France est le pays d'abomination que vous pretendez, dit-il, pourquoi y venez-vous ou plutot pourquoi y restez-vous? On se mit a rire de ce rire bruyant et formidable qui n'appartient qu'a la race germanique. Alors le correspondant d'un journal de Berlin, qui ne manquait jamais d'annoncer, dans ses revues du monde parisien, que mademoiselle Ida Lazarus "avait ete la reine de la soiree", prit la parole. --Personne ne conteste les qualites de la France, dit-il avec un flegme imperturbable, et tous nous reconnaissons qu'elle est le premier pays du monde pour les couturieres, pour les coiffeurs, pour les cuisiniers, pour les modistes, pour les jolies petites dames, pas begueules du tout. Les rires recommencerent de plus belle. --Et les soldats? dit le colonel agace. Les rires s'arreterent, mais on se regarda avec des sourires discrets. Le baron, qui n'avait rien dit, voyant le colonel pique, leva la main, et tout le monde garda le silence. --Cela, dit-il, c'est une plaisanterie, soyez sur que nous rendons justice aux Francais, et il serait a souhaiter que les Francais fussent aussi equitables pour nous que nous le sommes pour eux. Nous les traitons en freres et eux nous regardent comme des ennemis qu'ils devoreront un jour ou l'autre; quand nous nous plaignons de la France, c'est que nous avons peur d'elle. Mais, ne s'en tenant pas a ces paroles d'apaisement, il voulut prendre ses precautions pour l'avenir et ne pas exposer le colonel a entendre des propos qui pouvaient le facher. Quand celui-ci se leva pour se retirer, il l'accompagna. --Pourquoi donc venez-vous nous voir le mardi? dit-il; c'est mon jour de reception, et vous vous rencontrez avec une societe melangee, que mes affaires m'obligent a recevoir, Le jeudi et le samedi, au contraire, je reste en tete-a-tete avec ma fille; c'est la soiree de la famille. Quand vous serez libre et que vous voudrez bien nous faire l'amitie d'une visite, venez un de ces jours-la, nous serons tout a fait entre nous. Il y a des heures ou il me semble qu'on doit avoir besoin de calme sans solitude. Abandonnant le mardi, il vint donc rue du Colisee le jeudi ou le samedi quelquefois meme le jeudi et le samedi. Peu a peu, il s'etait pris d'amitie pour Ida, et il avait pour elle les attentions et les prevenances qu'un grand frere a pour une soeur plus jeune. Il se livrait d'autant plus librement a ce sentiment, qu'il etait bien certain que ce n'etait et que ce ne pouvait etre qu'une amitie fraternelle. Mort pour le present et l'avenir, aussi bien que pour le passe. Plusieurs fois, la femme qu'il avait passionnement aimee, madame de Lucilliere, sa chere marquise, sa chere Henriette, avait paru vouloir rappeler ce passe a la vie; mais il avait ferme les yeux et les oreilles aux avances franches et precises qu'elle lui avait faites. Elle avait insiste. Dans une maison ou ils se rencontraient, elle etait venue a lui, la main tendue; il s'etait incline, et, sans prendre cette main, il avait recule. Un autre soir, elle avait manoeuvre de maniere a le trouver seul dans un boudoir, et vivement, en quelques mots, elle lui avait dit qu'elle avait a lui parler. Aussi poliment que possible, mais avec une froideur glaciale, sans emotion et sans trouble, il avait repondu qu'il n'avait rien a entendre d'elle, et il s'etait retire, degageant avec fermete son bras, qu'elle avait pris. Non, il n'aimerait plus, et il n'y avait pas a craindre que le sentiment amical qu'il eprouvait pour Ida, se changeat jamais en une tendresse passionnee. Les semaines, les mois s'ecoulerent, et l'on gagna l'ete sans que les diners ni les soirees s'interrompissent. Un soir de juillet, qu'il se rendait a pied rue du Colisee pour faire sa visite du samedi, marchant doucement, il croisa, en arrivant devant la porte du baron Luzerne, son ami Gaston de Pomperan, et naturellement tous deux s'arreterent en meme temps pour se serrer la main. Apres quelques mots insignifiants, Gaston se mit a sourire en montrant du doigt les arbres du jardin du baron. --Vous allez la? dit-il. --Oui, je vais faire une visite au baron. --Et a sa fille? --Et a sa fille. --Alors c'est vrai? --Qui est vrai? -Est-il vrai que vous epousez mademoiselle Lazarus? A ce nom, le colonel fit deux pas en arriere et frappa le pave du pied. --Vous voyez bien, mon cher Edouard, que ma question etait indiscrete et que j'avais raison d'hesiter a vous l'adresser. --C'est qu'aussi ces questions a propos de mariage sont vraiment irritantes. Certes, je ne dis pas cela pour vous, mon cher Gaston, et, si quelqu'un a le droit de m'interroger a ce sujet, c'est vous, vous seul. Que cela soit bien entendu, et ne concluez pas de mon mouvement d'impatience que je suis fache contre vous. Disant cela, le colonel tendit la main a Gaston. --On a remarque que vous diniez chaque semaine chez le baron, et que de plus vous passiez chez lui, en sa compagnie et en celle d'Ida, une partie de vos soirees. De la, a conclure a un mariage, il n'y a qu'un pas. --Eh bien! on s'est trompe. Il n'a jamais ete question de mariage entre Ida et moi, je n'en ai meme jamais eu la pensee; cela est precis, n'est-ce pas? Tout en causant, le colonel avait accompagne Gaston. Il le quitta et revint sur ses pas, marchant rapidement sous le coup de l'exasperation; car, s'il n'etait pas fache contre Gaston, il l'etait contre "les autres". Cette question de mariage le poursuivait donc toujours et sans relache? Il fallait en finir. Et revenant sur ses pas, il franchit la grande porte et sonna a la grille de l'hotel Lazarus, decide a provoquer une explication ce soir meme. XXIII Ce n'etait pas chez lui que le baron avait coutume de recevoir le colonel, c'etait chez sa fille. En effet, c'etait pour sa fille qu'il restait a la maison; il etait donc tout naturel que ce fut chez sa fille qu'il passat la soiree, dans cette piece ou le colonel avait ete recu des le second jour de son arrivee a Paris, et qui, par sa disposition comme par son ameublement, son aquarium, sa voliere, sa bibliotheque de litterature et de musique, son piano, son orgue, ses chevalets, ses tableaux, ses objets de menage, presentait une si etrange reunion de choses qui juraient entre elles. Chaque fois qu'il arrivait, le colonel trouvait le baron assi dans un large fauteuil, devant une table sur laquelle. etait servi un plateau avec un cruchon plein de biere et deux verres; installee devant le piano ou devant l'orgue, Ida faisait de la musique pour son pere, qui, renverse dans son fauteuil, les jambes posees sur un tabouret, suivait en l'air les dessins capricieux de la fumee de sa pipe. Il etait impossible de voir a Paris un tableau de la vie de famille plus patriarcal. Evidemment cette bonne fille serait un jour la meilleure femme qu'un mari put souhaiter; en elle, tout se trouvait reuni: les talents les plus varies, et avec cela l'ordre, la complaisance, l'indulgence, la simplicite, heureuse d'un rien, heureuse surtout du bonheur qu'elle donnait. Quand elle disait _Lieber papa_, sa voix etait une suave musique. Et il etait impossible d'etre plus gracieuse qu'elle quand, penchee devant son pere, elle lui tendait un papier roule pour qu'il allumat sa pipe. Ou aurait-on trouve a Paris une jeune fille qui aurait permis que son pere fumat chez elle, et la pipe encore? Pour elle, au contraire, cela etait tout simple; elle ne pensait qu'aux plaisirs des autres, et, pour son odorat, la fumee de la pipe paternelle ne pouvait que sentir bon. Quand le colonel entra chez Ida, celle-ci etait au piano en train de jouer une romance de Mendelssohn, et le baron, sa pipe allumee, etait assis dans son fauteuil. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, Ida tourna la tete; mais le colonel lui fit signe de ne pas s'interrompre. Quant au baron, il ne bougea pas; on pouvait croire qu'il etait absorbe dans une sorte de ravissement. Renverse dans son fauteuil, les yeux perdus dans le vague, il n'etait plus assurement aux choses de la terre: etait ce la musique, etait-ce le tabac qui produisait cette extase? les deux peut-etre. Le colonel, sans faire de bruit, s'assit sur le premier siege qu'il trouva a sa portee et attendit que la romance fut finie. Le dernier accord plaque, Ida quitta vivement son tabouret et vint a lui en courant. --Vous etes en retard, dit-elle; voila pourquoi j'ai joue cette romance a papa. Voulez-vous que je la recommence pour vous? Le baron etait enfin sorti de son etat extatique. --Oui, dit-il, recommence, je te prie; le colonel sera heureux de t'entendre, tu as joue comme un ange. Mais le colonel n'etait pas en disposition d'ecouter la musique avec recueillement, meme quand c'etait un ange qui etait au piano. Il resta immobile sur son siege, n'ecoutant guere et suivant sa pensee interieure d'autant plus librement qu'il ne se croyait pas observe. Mais Ida, qui jouait de memoire, jetait de temps en temps un regard de cote sur une glace, dans laquelle elle suivait les mouvements de physionomie du colonel et voyait sa preoccupation. Quant au baron par suite d'une heureuse disposition particuliere dont l'avait doue la nature et qu'il avait singulierement developpee par l'usage, il pouvait voir ce qui se passait autour de lui, sans paraitre le regarder: si bien qu'il remarqua aussi, a l'air sombre et recueilli du colonel, qu'il devait etre arrive quelque chose d'extraordinaire. Cela troubla sa jouissance musicale, et, au lieu d'ecouter religieusement la romance de Mendelssohn, il se demanda curieusement ce qu'avait le colonel. Plusieurs fois, dans le cours de la soiree, qui se passa assez tristement, Ida fit un signe furtif a son pere pour lui montrer le colonel; mais le baron repondit toujours en mettant un doigt sur ses levres. Ce fut le colonel lui-meme qui prit les devants. --Voulez-vous me donner monsieur votre pere pendant quelques instants? dit-il en s'adressant a Ida. J'ai a l'entretenir d'une affaire pressante, pour moi tres-importante, et je ne voudrais pas vous imposer l'ennui de l'entendre. Tous deux sortirent pour passer dans le cabinet du baron. Lorsqu'ils furent entres, le colonel se retourna pour s'assurer que la porte etait fermee. --Alors c'est tres grave? demanda le baron en souriant. --Tres-grave pour moi, et meme jusqu'a un certain point pour vous. Je pense, que mon assiduite dans votre maison vous a prouve tout le plaisir que j'eprouvais a vous voir, ainsi que mademoiselle Lazarus. --Plaisir partage, mon cher ami, dit le baron en mettant la main sur son coeur, soyez-en convaincu; nos reunions ont ete un vrai bonheur pour moi, aussi bien que pour ma fille. --Isole a Paris, continua le colonel, n'ayant que quelques amis dont les plaisirs etaient quelquefois pour moi une fatigue, j'etais heureux de trouver une maison calme... --Avec la vie de famille, acheva le baron; dites-le franchement, mon ami. C'est la en effet ce que nous pouvions vous offrir. --Et ce que vous m'avez offert avec une cordialite que je n'oublierai jamais. Le baron suivait ce discours avec anxiete, se demandant ou il devait aboutir, et pressentant, au ton dont il etait prononce, a l'embarras qui se montrait dans le choix des mots, enfin a mille petits faits resultant de l'attitude et des regards du colonel, que sa conclusion ne pouvait etre que mauvaise. Ces paroles furent pour lui un trait de lumiere qui illumina tout ce qui avait ete dit d'obscur jusqu'a ce moment par le colonel et en meme temps le but encore eloigne auquel celui-ci tendait. C'etait un adieu que le colonel lui adressait. Instantanement son plan fut trace avec une surete de coup d'oeil qui lui rendit sa presence d'esprit, un moment troublee. Le colonel avait fait une pause, comme s'il s'attendait a etre aide par le baron; mais, celui-ci etant reste silencieux, les yeux fixes sur lui, il continua: --Ceci dit, et il fallait le dire pour qu'il n'y eut pas de malentendu entre nous, j'arrive a la partie difficile de la demande que j'ai a vous adresser, et pour laquelle, vous le voyez, je cherche mes mots sans les trouver. Le baron se mit a rire de son gros rire bon enfant. --Comment! mon cher ami, vous cherchez vos paroles avec moi et pour une demande telle que celle que vous avez a m'adresser? Allons donc! Pourquoi ne pas parler tout simplement, franchement, sans detours et sans ambages? Assurement vous avez raison, dit le colonel, surpris de cette gaiete; mais... --Mais, quoi! croyez-vous que je ne sache pas ce qu'il y a dans votre demande? --Vous savez? --Parbleu! Et vraiment, dans les termes ou nous sommes, cela n'est pas bien difficile a deviner. Je ne suis pas un grand sorcier ni un grand diplomate; je suis un bon pere, voila tout; un homme qui aime sa fille et auquel l'amour paternel donne une certaine clairvoyance. Il se tut pour regarder le colonel avec une bonhomie pleine d'emotion. --Voyons, dit-il en poursuivant, si je ne m'etais pas apercu depuis longtemps de ce dont il s'agit, je ne serais pas le pere que vous connaissez. Contrairement a ce qu'avait fait le colonel, le baron parlait d'une voix forte et rapide, de telle sorte qu'il etait a peu pres impossible de l'interrompre. --Savez-vous ce que j'ai fait, lorsqu'il y a quelques mois j'ai commence a me douter de quelque chose? Non, n'est-ce pas? Eh bien! je vais vous le dire pour que vous compreniez ce que je suis et pour que vous me jugiez tout entier. Je me suis adresse a ma fille, la tout franchement, directement. Je vois que ca vous etonne. Eh bien! cependant, je crois que je n'ai pas eu tort. Au reste, j'aurais voulu agir autrement que je n'aurais pas pu. Quand on est franc, si l'on veut biaiser avec sa franchise, on ne fait que des maladresses, maladresses de paroles et, ce qui est plus grave, maladresses de conduite. Vous me direz que j'aurais pu m'adresser d'abord a vous. Cela est vrai, mais avec ma fille j'avais une liberte que je n'aurais pas eue avec vous. Je me suis donc adresse a elle et je lui ai dit: "Ma chere fille, je ne suis pas soupconneux et n'ai aucune des qualites d'un juge d'instruction ou d'un limier de police, cependant je vois autour de moi des choses qui me touchent au coeur, je vois ce qui se passe, mais je ne sais pas quels sont tes sentiments, et je viens a toi franchement pour que tu me les dises." Je dois vous confesser qu'elle a ete emue et troublee en m'entendant parler ainsi. Alors j'ai continue: "Je ne desapprouve rien, et avant tout je dois te declarer, ce que tu sais deja, mais enfin il est bon que cela soit nettement exprime, je dois te declarer que j'ai pour le colonel Chamberlain la plus haute estime et la plus chaude sympathie; en un mot, c'est l'homme selon mon coeur." Je vous demande pardon de vous dire cela en face, mon cher ami, mais, puisque telles ont ete mes paroles, je dois les repeter sans les alterer. Le colonel, qui tout d'abord, et aux premiers mots significatifs de ce discours, avait voulu l'interrompre, ecoutait maintenant, bouche close, se demandant avec stupefaction ce que tout cela signifiait. Le baron poursuivit: --"Maintenant que tu connais mes sentiments a l'egard du colonel, dis-je a ma fille, je te prie de me faire connaitre les tiens en toute sincerite, en toute franchise." Vous pouvez vous imaginez quel trouble cette question directe lui causa. Je voulus alors venir a son aide. "Ce n'est point une confession que j'espere de toi, c'est un mot, un seul mot, mais net et precis: si le colonel Chamberlain me demande ta main, que dois-je lui repondre?" A ce mot, le colonel se leva ou plus justement sauta de dessus le fauteuil qu'il occupait. Mais de la main, le baron, par un geste paternel et avec un bon sourire, lui imposa silence: --Je vois que cela vous etonne, dit-il, mais je suis ainsi fait; quand je veux savoir une chose, je ne trouve pas de meilleur moyen que de la demander tout naivement. Si ma question vous surprend maintenant, elle ne surprit pas moins ma chere Ida. En parlant, je la regardais; je vis son front rougir, puis son cou; ses yeux s'emplirent de larmes; ses levres fremirent, sans former des mots, et elle detourna la tete; mais presque aussitot, relevant les yeux sur moi et me lancant un coup d'oeil qui me troubla moi-meme profondement, tant il trahissait de joie et de bonheur, elle se jeta dans mes bras et cacha sa tete sur ma poitrine. Je n'insistai pas, vous le comprenez bien; ce que je venais de voir etait la reponse la plus precise que je pusse desirer. Vous voyez, mon ami, que vous pouvez m'adresser votre demande sans crainte; je l'attendais et je suis pret a y repondre: Oui, cent fois, mille fois, oui. Et, comme le colonel se tenait devant lui, dans l'attitude de la stupefaction: --Ce n'est pas quand je sais qu'elle vous aime que je peux dire non, n'est-il pas vrai? alors que le oui m'est si doux a prononcer. Le colonel restait toujours immobile, sous le regard souriant du baron. Alors celui-ci parut remarquer cette immobilite et cette stupefaction; son sourire s'effaca, et peu a peu, mais rapidement cependant, son visage prit l'expression de la surprise. --Eh quoi! dit-il, que se passe-t-il donc en vous? qu'avez-vous? pourquoi ce regard trouble? qui cause cette emotion? Vous vous taisez? Ah! mon Dieu! Et le baron, a son tour, se leva vivement. --Voyons, mon ami, dit-il, mon cher ami, vous m'avez bien dit, n'est-ce pas, que vous aviez une demande a m'adresser? --Oui. --Eh bien! alors c'est a cette demande que j'ai repondu. Que trouvez-vous dans cette reponse qui ne vous satisfasse pas? Elle est a vous, je vous repete que je vous la donne. Le colonel, gardant le silence, baissa la tete. Le baron parut le regarder avec une surprise qui croissait de seconde en seconde; tout a coup il se frappa la tete, et prenant le colonel par la main: --Cette demande, dit-il,--sur votre honneur, repondez franchement, colonel;--cette demande ne s'appliquait donc pas a ma fille? Sans pitie, sans menagement, sans circuit, un oui ou un non: repondez, colonel, repondez. --Je venais vous dire qu'on presence de certains propos qui couraient dans le monde et que mon assiduite chez vous paraissait justifier, je vous demandais a suspendre nos relations. Le baron tomba affaisse sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup de massue qui l'avait assomme. --Ah! mon Dieu! dit-il, ma pauvre enfant! A plusieurs reprises, il repeta ces trois mots avec un accent dechirant: il etait accable. Bientot il redressa la tete, et, a plusieurs reprises, il passa ses deux larges mains sur son visage en les appuyant fortement comme pour comprimer son front; puis, se levant et croisant ses bras, il vint se placer en face du colonel, a deux pas. --Et vous m'avez laisse parler? dit-il. Ce n'etait pas de la colere qu'il y avait dans ces paroles: c'etait une profonde douleur, un morne desespoir. --Moi, dit-il, j'ai mis a nu devant vous le coeur de ma fille. Un temps assez long se passa, sans qu'ils prissent ni l'un ni l'autre la parole. Le colonel ne savait que dire, et le baron attendait qu'il commencat. Enfin le baron se decida. --Ne me repondez pas, dit-il; nous ne sommes point en etat de nous expliquer en ce moment. Vous reflechirez de votre cote; moi, je reflechirai du mien, et tous deux, en hommes d'honneur, nous chercherons un moyen pour sortir de cette terrible situation. En attendant, je vous prie de ne pas interrompre vos visites et je vous demande d'etre pour ma fille ce que vous avez ete. Il ne faut pas qu'elle apprenne la verite par un coup brutal: elle en mourrait, ne l'oubliez pas. Je la preparerai; nous chercherons, nous verrons. Je compte donc sur vous pour notre diner de mardi.. Vous viendrez? --Je viendrai. Quand le colonel se fut retire, le baron rentra chez sa fille, se frottant les mains a se les bruler. --Eh bien! papa? dit Ida. --Eh bien! mon enfant, le colonel cherche en ce moment une bonne formule pour me demander ta main; viens que je t'embrasse. XXIV Mais ce plan du baron ne se realisa pas tel qu'il avait ete concu, il lui manqua la condition sur laquelle le baron comptait le plus: le temps, et le hasard, que le baron n'avait pas admis dans ses calculs, vint bouleverser ses savantes combinaisons. On sait quel mouvement de surprise et de stupefaction s'empara de tout le monde, lorsqu'au mois de juillet 1870 on comprit tout a coup que la guerre entre la France et la Prusse pouvait faire explosion d'un moment a l'autre. En disant que tout le monde fut surpris, le mot n'est peut-etre pas tout a fait juste. Il y avait en effet, en France, des gens que la marche du gouvernement epouvantait, et qui se disaient que ce gouvernement aux abois, apres avoir essaye de tous les expedients et tente toutes les aventures, se jetterait, un jour ou l'autre, dans une nouvelle guerre pour retrouver la quelques mois de force et de puissance qui lui permissent de resister a la liberte. D'autres, qui connaissaient la Prusse et qui savaient quel formidable engin de guerre elle avait entre les mains, se disaient que surement elle voudrait s'en servir avant qu'il se fut rouille, et etablir ainsi sa domination dans toute l'Allemagne sur la defaite de la France. De la des points noirs, comme on disait alors, c'est-a-dire des nuages charges d'orages qui, se rencontrant et se choquant, devaient fatalement allumer la foudre. Mais ces nuages, qui, en ces dernieres annees, avaient souvent menace de se rencontrer, paraissaient pour le moment eloignes l'un de l'autre; le ciel etait serein, le barometre etait au beau, et les esprits timides avaient fini par se rassurer. Ce ne serait pas pour cette annee Le baron Lazarus lui-meme, qui savait bien des choses et qui, par ses relations multiples aussi bien en France qu'en Allemagne, etait en mesure d'etre bien informe, repetait comme beaucoup d'autres: ce ne sera pas cette annee. Si, pour certaines raisons, cette croyance le satisfaisait, pour d'autres non moins serieuses elle le desesperait; car, depuis longtemps averti et convaincu de l'imminence de la guerre, il etait a la baisse dans toutes ses speculations. Au lieu du trouble qui devait retablir ses affaires, il voyait de nouveau se raffermir une tranquillite qui les ruinait; encore quelques mois de paix et il etait perdu. C'etait meme cette expectative terrible qui, en ces derniers temps, lui avait fait si ardemment desirer de marier sa fille au colonel: la guerre ou la fortune du colonel. Si les deux lui manquaient, c'en etait fait de lui. Tout a coup cette guerre, qu'il croyait ecartee pour l'annee presente, se montra menacante, et en quelques jours les chances de paix semblerent disparaitre completement, tant des deux cotes on etait dispose a saisir les occasions de lutte qui se presentaient ou qu'on pouvait faire naitre. Les evenements se precipiterent, la rente, qui etait a 72 60 le 5 juillet, etait a 67 40 le 14. C'etait la fortune pour le financier, mais d'un autre cote c'etait la ruine des esperances du pere. En effet, si la guerre eclatait, il ne pouvait pas rester a Paris, et alors que devenait son plan, qui devait si habilement amener le colonel a prendre Ida pour femme? Il fallait donc, s'il etait oblige de quitter Paris, que le colonel le quittat en meme temps. Aussitot que les bruits de guerre s'eleverent, et ce fut justement le lendemain du jour ou eut lieu leur entretien et "ou le coeur d'Ida avait ete mis a nu, le baron s'occupa de preparer le colonel a ce depart. Au diner qui suivit cet entretien, le colonel eut pour voisin de table un medecin qui, disait-on, connaissait admirablement les eaux minerales de toute l'Europe. Plusieurs fois il sembla au colonel que ce medecin le regardait avec attention, comme s'il voulait l'etudier. Apres le diner, ce voisin peu agreable ne le lacha pas et, se cramponnant a lui de force, l'attira dans un coin. Il mit la conversation sur les maladies de foie, et cita des cures merveilleuses obtenues par les eaux minerales. Puis, tout a coup, quittant les etats generaux pour en prendre un particulier, il se mit a interroger le colonel comme dans une consultation. Vous devez souffrir d'obstruction du cote du foie; j'en suis aussi certain que si vous m'aviez longuement raconte ce que vous eprouvez. Et, se tenant a des indications assez vagues, il decrivit les differents etats par lesquels le colonel passait dans la digestion. --Est-ce exact? --Tres exact. --Eh bien! mon cher monsieur, si j'etais a votre place, je n'hesiterais pas une minute; je partirais pour Carlsbad, Marienbad, Kissingen ou Hombourg, dont les eaux vous debarrasseraient rapidement. Sans doute votre etat n'est pas grave; cependant je suis convaincu qu'une medication fondante et resolutive vous serait salutaire. Il ne faut pas garder cela, voyez-vous; pris en temps, ce n'est rien, tandis que quand on a attendu, il est souvent trop tard lorsqu'on veut agir. Les eaux allemandes, c'est non-seulement un conseil d'ami, c'est encore un ordre de medecin, si vous me permettez de parler ainsi. Quelques instants apres que le medecin se fut eloigne, le baron se rapprocha du colonel. --Eh bien! dit-il, que me raconte donc le docteur Pfoefoers? Il vous ordonne les eaux dans notre pays. Si je puis vous etre utile, je me mets a votre disposition. --Je vous remercie, je ne puis pas quitter Paris en ce moment. --Meme quand la science l'ordonne! Je ne puis pas obeir a la science. --Mais c'est une horrible imprudence. --Plus tard, je verrai. Il fut impossible de le decider ou de l'ebranler; il avait trop souvent vu la mort pour avoir peur des medecins, et leurs arrets le laissaient parfaitement calme quand il n'en riait pas. Il fallut se tourner d'un autre cote, et ce fut Ida qui dut essayer de decider le colonel a faire un voyage en Allemagne. Mais pour cela il aurait fallu du temps, et precisement le temps manquait. De jour en jour, d'heure en heure, la guerre devenait plus menacante, et, par ce qui se passait a Paris, au moins par ce qu'on voyait, il etait evident que le gouvernement francais cherchait a provoquer les sentiments guerriers du pays, comme pour lui faire prendre une part de responsabilite dans la declaration de la guerre. Paris presentait une physionomie etrange, ou les emotions theatrales se melaient aux sentiments les plus sinceres. On a la fievre; on sort pour savoir, pour respirer. Sans se connaitre, on s'aborde, on s'interroge, on discute; les boulevards sont une cohue, et, tandis que les pietons s'entassent sur les trottoirs, les voitures sur la chaussee s'enchevetrent si bien, qu'elles ne peuvent plus circuler. De cette foule partent des vociferations; on crie: "Vive la la guerre! A bas la Prusse!" tandis qu'a cote on repond "Vive la paix!" On chante la _Marseillaise_, les _Girondins_, le _Chant du depart_, et, pour la premiere fois depuis vingt ans, Paris entend: "Aux armes, citoyens!" sans que la police leve ses casse-tete; elle permet qu'il y ait des citoyens. L'heure s'avance, la foule s'eclaircit, l'encombrement des voitures diminue; alors sur la chaussee on voit s'avancer des gens en blouses blanches, qui forment des sortes d'escouades, ayant a leur tete un chef qui porte une torche allumee. --A Berlin! a Berlin! Vive la guerre! Dans la foule, tandis que quelques enthousiastes faciles a enflammer repetent: "A Berlin!" on se regarde en voyant passer ces comparses, on sourit ou bien on hausse les epaules, et quelques voix crient: "A bas les mouchards!" Un soir que le colonel regardait ces curieuses manifestations, il apercut, dans une caleche decouverte qui suivait ces blouses blanches, un homme que depuis longtemps il n'avait pas vu: le comte Roqueblave. De temps en temps le comte se penchait en dehors de la caleche, qui allait au pas, et, le visage souriant,--s'il est permis de donner le nom de sourire a la grimace qui elargissait cette face epaisse,--il applaudissait des deux mains en criant: "Bravo, mes amis, bravo!" Assise pres de lui, se trouvait une personne d'apparence jeune, qui, la tete tournee du cote oppose a celui ou se trouvait le colonel, criait a pleine voix: "A Berlin! Vive l'empereur!" Tout a coup ce jeune homme, dont la voix dominait le tumulte, se redressa pour se pencher vers le comte Roqueblave, et le colonel recula d'un pas, stupefait. C'etait Anatole! Anatole frais, elegant, bien peigne, bien cravate, bien gante; Anatole assis aupres du comte Roqueblave, dans la voiture d'un senateur: Anatole en France. Instinctivement le colonel regarda autour de lui pour voir s'il ne devait point parer quelque coup de couteau; mais il n'apercut que de bons bourgeois qui applaudissaient ou qui huaient cette manifestation courtisanesque d'un personnage dont le nom circulait dans les groupes. Comme le comte, penche en dehors de la caleche, repetait: "A Berlin!" un gamin, qui se trouvait au premier rang des curieux sur le trottoir, descendit sur la chaussee, et, s'avancant de deux ou trois pas vers la voiture, il se mit a crier, avec cette voix grasse et trainante qui n'appartient qu'au voyou parisien: "A Chaillot, le pere noble! Oh! la la!" Et la caleche s'eloigna au milieu des rires, des huees et des applaudissements confondus, sans qu'Anatole eut apercu et reconnu son cousin, le colonel Chamberlain, perdu dans la foule. Pendant quelques jours, ces manifestations continuerent plus ardentes ou plus tranquilles, selon que les chances de paix ou de guerre s'accentuaient. Un jour, les canons etaient charges; le lendemain, la paix n'avait jamais ete serieusement menacee; hier les Prussiens etaient nos amis, aujourd'hui ils etaient nos ennemis, demain ils redeviendraient nos amis, et, dans le gouvernement, deux ou trois comediens, aux reins souples et au coeur leger, faisaient des passes et des poses avec le drapeau de la France; ils le depliaient, ils le repliaient, ils l'agitaient furieusement, ils le remettaient dans leur poche en souriant. C'etait eblouissant. Cependant les evenements avaient marche, et, comme de chaque cote on les avait arranges et exploites en vue de certains interets particuliers, ils etaient fatalement arrives a la guerre: l'ambassadeur de Prusse avait quitte Paris. Le soir de ce depart, comme le colonel allait sortir de chez lui, on lui annonca M. le baron Lazarus. Bien que la Bourse eut de nouveau baisse et que la rente fut a 65 fr. 50, ce qui faisait gagner des sommes considerables au baron, celui-ci entra avec une figure grave et sombre; car si le financier etait plein de joie, le pere, par contre, etait plein d'inquietude. Qu'allait-il advenir de son plan et comment maintenant decider le mariage de sa fille? Le colonel qui, pendant cette quinzaine, etait venu plusieurs fois rue du Colisee, ne s'etait pas prononce, et meme il n'avait fait aucune allusion a leur entretien. --Je viens vous apprendre, dit le baron en s'asseyant, que M. le baron de Werther est parti ce soir, avec tout le personnel de l'ambassade, par le train de cinq heures. Alors tout est fini? --C'est-a-dire que tout commence. La France a voulu la guerre, elle l'a. Maintenant, c'est la question de la preponderance de la France ou de l'Allemagne en Europe qui est engagee: la Providence seule sait quand et comment elle se resoudra. Mais les interets generaux ne doivent pas nous faire oublier les interets particuliers; je viens donc vous demander a quoi vous vous etes arrete. Le colonel regarda le baron comme pour le prier de preciser sa question. Celui-ci s'inclina et continua: --Il est a craindre, dit-il, que nous ne soyons nous-memes obliges de quitter Paris, car la guerre va prendre un caractere implacable; si cela se realise, je desire savoir quelles sont vos intentions. --Mais je n'ai pas de raisons pour quitter Paris, au contraire. --Pas de raisons pour quitter Paris? Pas de raisons pour venir en Allemagne? --Oubliez-vous que je suis Francais d'origine? Ne savez-vous pas que je suis Francais de coeur. Je ne peux pas, pendant la guerre, aller chez les ennemis de mon pays. --Je vois que vous avez oublie notre entretien. --Ah! certes, non, et je vous jure que vous ne devez douter ni de me sympathie ni de mon amitie pour mademoiselle Lazarus: mais.... Il hesita. --Mais?... demanda le baron. --Mais la sympathie et l'amitie, si vives qu'elles soient, ne suffisent pas pour faire un mariage. Le baron se leva avec dignite. D'un geste rapide, le colonel le pria de ne pas se retirer; car, bien qu'il n'eut rien a dire, il eut voulu dire quelque chose. --Il me semble que ces evenements, dit-il enfin, ont au moins cela de bon, qu'ils couperont court aux propos du monde. --Je vois que vous savez tirer parti des evenements, dit le baron en se dirigeant vers la porte. Mais, pret a sortir, il se prit la tete dans les deux mains et murmura: --Oh! ma pauvre enfant! Le colonel, qui le suivait de pres, fut emu par ces paroles. Le baron s'etait arrete tout a coup. Il releva la tete: --Colonel, dit-il, j'ai une demande a vous adresser, et, bien qu'elle me coute cruellement, je ne dois penser qu'a ma fille. Apres avoir longuement et douloureusement reflechi, mon intention n'est pas de lui avouer la verite, au moins presentement; je desire lui laisser croire que vous restez a Paris par patriotisme, et que cette raison est la seule qui vous empeche de nous accompagner en Allemagne. Plus tard, lorsque le temps aura apporte un certain apaisement a son chagrin, je la preparerai peu a peu a la verite; mais, pour que ce plan reussisse, il me faut votre concours. Je compte quitter Paris dans deux ou trois jours: voulez-vous m'accompagner a la gare et m'aider a tromper cette pauvre enfant? Sans doute, il vous faudra feindre des sentiments que vous n'eprouvez pas, mais la pitie vous inspirera. Le baron essuya sa joue du bout de son doigt; il pleurait, ce pauvre pere! Bien entendu, le colonel promit ce qui lui etait demande; pouvait-il refuser? Il voulut meme faire davantage, et, le lendemain soir, il se rendit rue du Colisee. La maison etait bouleversee. Une escouade d'ouvriers emballeurs entassait, dans les caisses en bois, tous les objets de valeur qui garnissaient les appartements: les tableaux, les bronzes, les livres, les porcelaines et les meubles assez legers pour etre emportes. --Savons-nous quand nous reviendrons et ce que nous retrouverons? dit le baron. Ida, prenant le colonel par la main, le conduisit devant la voliere et l'aquarium. --J'ai compte sur vous, dit-elle tristement; je ne puis emporter ni mes oiseaux ni mes poissons, et j'ai peur qu'on ne les laisse mourir ici. Voulez-vous que je les fasse porter chez vous demain matin? En les regardant, vous penserez quelquefois a l'exilee. Puis; le baron les ayant laisses seuls, elle lui prit la main, et la lui serrant fortement: --C'est bien, dit-elle, en restant a Paris, vous faites votre devoir. La France n'est-elle pas votre patrie? Elle paraissait emue, mais en meme temps cependant soutenue par une volonte virile. Leur depart etait fixe au mercredi. Ce jour-la, le colonel, comme il l'avait promis, arriva rue du Colisee pour monter en voiture avec eux et les accompagner a la gare. Il n'avait pas besoin "de feindre des sentiments qu'il n'eprouvait pas," selon le conseil du baron; il etait reellement sous une impression penible. La gare etait encombree d'Allemands qui quittaient la France: c'etait un entassement, une cohue; mais, devant M. le baron Lazarus, les portes secretes s'ouvrirent, et le colonel accompagna Ida iusqu'au wagon retenu pour elle. Pendant que le baron s'installait dans son compartiment avec l'aide de son secretaire, Ida prit le bras du Colonel, et l'emmenant quelques pas plus loin: --Vous souviendrez-vous? dit-elle. Et elle lui tendit une petite branche de _vergise mein nicht_, qu'elle tira de son corsage. Avant que la colonel eut repondu, le baron appela sa fille. Ils revinrent vers le wagon, et elle monta en voiture. La baron tendit la main au colonel: --Au revoir! On sonna le depart, la machine siffla, le train s'ebranla lourdement, et dans la fumee, le colonel reste sur le quai, apercut un mouchoir blanc qui voltigeait,--celui d'Ida. Il sortit de la gare tant bien que mal, au milieu des pauvres gens qui, moins puissants que le baron, n'avaient pas pu partir. Si les Allemands quittaient la France pour retourner dans leur pays, les Francais qui etaient en Allemagne n'allaient-ils pas revenir en France, meme les proscrits et les condamnes politiques? Et Therese? FIN DE IDA ET CARMELITA (L'episode qui suit Ida et Carmelita a pour titre Therese.) End of the Project Gutenberg EBook of Ida et Carmelita, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IDA ET CARMELITA *** ***** This file should be named 13654.txt or 13654.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/6/5/13654/ Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. 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