The Project Gutenberg EBook of Poèmes, by Oscar Wilde This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Poèmes Author: Oscar Wilde Release Date: January 13, 2005 [EBook #14683] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team.
LES POÈMES D'OSCAR WILDE
Les Poèmes ont été publiés en 1881, puis réimprimés en 1882 aux États-Unis.
Né en 1856, Oscar Wilde venait alors d'achever ses études à Oxford où il avait passé cinq années au Magdalen collège, remportant, en 1878, le prix Newdegate pour son poème Ravenne, écho des émotions et des souvenirs qu'il avait rapportés, l'année précédente, de son voyage en Italie et en Grèce avec le professeur Mahaffy.
Les Poèmes firent grand bruit dans les cercles littéraires londoniens. Wilde fut très discuté.
Pour les uns, son oeuvre n'était que la réunion des informes essais d'un collégien sans originalité, rejetant en hâte dans la circulation ce qu'il avait pu s'assimiler plus ou moins étroitement des idées et de la civilisation des Anciens.
Pour d'autres, les Poèmes affectaient la plus fausse, la plus artificielle recherche d'originalité.
On y voyait, à les entendre, régner ce style alambique, contourné, bizarre que fut jadis celui de Lily et des Euphuistes, de Gongora et des Précieuses, et tout cela réussissait mal à masquer le vide d'une âme incapable de penser par elle-même.
Pour un troisième groupe enfin, il fallait voir dans les Poèmes comme «l'Evangile d'un nouveau Credo». Wilde n'était-il pas l'apôtre et le pontife de l'art pour l'art, l'homme qui faisait bon marché du «puissant empire aux pieds d'argile», de la «petite île désertée par toute chevalerie»? Chez lui plus de patriotisme, plus de haine invétérée du Papisme...
... «Parmi ses collines (de l'Angleterre), disait un de ses sonnets, s'est tue cette voix qui parlait de liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la! Tu n'es point faite pour habiter cette vile demeure de trafiquants où chaque jour
«On met en vente publique la sagesse et le respect, où le peuple grossier pousse les cris enragés de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles.
«Cela trouble mon calme. Aussi mon désir est-il
de m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture, sans prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis1.»
Note 1: (retour) Théoretikos.
On ne pouvait lui refuser toute attache dans le passé et ce culte des choses d'autrefois qui est une partie du patrimoine intellectuel de l'artiste. S'il ne voulait prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis, son dédain de la bataille vile, des cris enragés de l'ignorance, érigeait une sorte d'autel au passé
«Esprit de beauté, reste encore un peu, chantait-il dans son Jardin D'Eros, ils ne sont pas tous morts, tes adorateurs de jadis. Il en vit encore un petit nombre de ceux à gui le rayonnement de ton sourire est préférable à des milliers de victoires, dussent les nobles victimes tombées à Waterloo, se redresser furieuses contre eux. Reste encore, il en survit quelques-uns
«Qui pour toi donneraient leur part d'humanité et te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de tous les jours et dans tes temples j'ai trouvé un festin somptueux, tel que n'eût pu me le donner ce siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes neuves où tant de scepticisme s'offre sous une forme si dogmatique.
«Là ne coule aucun Céphise, aucun Hissus. Là ne se retrouvent point les lois du blanc Colonos. Jamais sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais un pâtre simple ne fait gravir à son taureau mugissant les hautes marches de marbre et l'on ne voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter la robe brodée de crocus...»
Peut-être cet amour de l'antiquité, ce dédain du mercantilisme moderne, on eût pu de l'autre côté de la Manche les pardonner à Oscar Wilde s'il avait accepté de suivre la foule dans quelques-unes de ses ruées contre ce qu'elle haïssait. Mais là encore l'abîme s'ouvrait entre Wilde et ses contemporains.
Il a depuis exprimé ce regret que son père l'eût empêché alors de se faire catholique, seul contrepoids aux déviations qui allaient faire dérailler son âme sur les chemins de la vie.
La démonstration de cette tendance à une conversion catholique n'est pas inscrite dans ses Poèmes mais de leur lecture il résulte nettement que Wilde avait rapporté d'Italie le respect et le regret des âges passés de la Papauté. Il appartenait à cette petite élite protestante d'artistes et de musiciens à qui il parut, après 1870, qu'il y avait quelque chose de rompu dans l'esthétique romaine et qu'avec son Pontife-Roi Rome avait perdu un de ses plus beaux fleurons.
Pour moi, dit Wilde, pèlerin des mers du Nord, quelle joie de me mettre tout seul à la recherche du temple merveilleux et du trône de celui qui tient les clés redoutables.
Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent et prêtres et saints cardinaux et que porté au-dessus de toutes les têtes arrive le doux pasteur du troupeau.
Quelle joie de voir, avant que je meure, ce seul roi qui soit oint par Dieu et d'entendre les trompettes d'argent sonner triomphalement sur son passage.
Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin.
Aussi chez le poète, quelle désillusion lorsqu'il voit dans là cité «couronnée par Dieu, découronnée par l'homme», flotter «l'odieux drapeau rouge, bleu et vert».
Ce n'est pas qu'il ait abjuré le culte de la liberté, mais il n'a jamais aimé celle-ci pour elle-même. Il n'est que «sur certains points» avec ces Christs qui meurent sur les barricades. Il n'aime guère les enfants de la Liberté «dont les yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère sans noblesse, dont les esprits ne connaissent rien, n'ont souci de rien connaîtra». En somme,
Malgré cette démangeaison moderne de liberté,
je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous
obéissent, à celui de ces démocrates braillards qui
trahissent notre indépendance par les baisers
qu'ils donnent à l'anarchie!
Ce qui lit vibrer son coeur, c'est que
...Le grondement de les démocraties.
Les règnes de la Terreur, les grandes anarchies,
reflètent pareilles à la mer mes passions les plus
fougueuses et donnent à ma rage un frein. Liberté!
pour cela uniquement tes cris discordants
Enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs.
Sans cela tous les rois pourraient, au moyen du
knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades,
dépouiller les nations de leurs droits inviolables,«Que je resterais sans m'émouvoir ...»
C'était un irréductible aristocrate, de cet «heureux petit nombre» qui concentre autour de soi la joie de vivre.
Et voilà pourquoi le monde, se vengeant, lui fut si cruel!
Albert Savine.
Être entraîné à la dérive de toute passion jusqu'à
ce que mon âme devienne un luth aux cordes
tendues dont peuvent jouer tous les vents, c'est pour
cela que j'ai renoncé à mon antique sagesse, à l'austère
maîtrise de moi-même.
A ce qu'il me semble, ma vie est un parchemin
sur lequel on aurait écrit deux fois, où en quelque
jour de vacances, une main enfantine aurait griffonné
de vaines chansons pour la flûte ou le virelai,
sans autre effet que de profaner tout le mystère.
Sûrement il fut un temps où j'aurais pu fouler
les hauteurs ensoleillées, où parmi les dissonances
de la vie, j'aurais pu faire vibrer une corde assez
sonore pour monter jusqu'à l'oreille de Dieu!
Ce temps-là est-il mort? Hélas! faut-il que pour
avoir seulemeut effleuré d'une baguette légère le
miel de la romance, je perde tout le patrimoine dû
à une âme.
Nous voici en plein printemps, au coeur de juin;
pas encore les travailleurs hâlés ne se hâtent sur les
prairies des hauteurs, où l'opulent automne, saison
usurière, ne vient que trop tôt offrir aux arbres l'or
qu'il a mis de côté, trésor qu'il verra disperser par
la folle prodigalité de la brise.
Il est bien tôt, vraiment! l'asphodèle, enfant
chérie du Printemps, s'attarde pour piquer la jalousie
de la rose; la campanule, elle aussi, tient
déployé son pavillon d'azur. Et, pareil à un fêtard
égaré, perdu, que ses frères ont laissé là, pour
s'enfuir des bosquets, d'où les a chassés la grive,
messagère de juin,
seul, un pâle narcisse reste là, tout apeuré, tapi
dans un coin d'ombre, où des violettes, presque inquiètes
de leur propre beauté, se refusent à regarder
face à face l'or du soleil, par effroi d'une trop forte
splendeur. Ah! c'est bien là, ce me semble,
—que viendraient se poser les pieds de Perséphoné,
quand elle est lasse des prairies sans fleurs
de Pluton,—là que danseraient les adolescents
arcadiens, là qu'un homme pourrait trouver le mystère
secret de l'éternelle volupté, ce secret que les
Grecs ont connu. Ah! vous et moi, nous pourrions
le découvrir ici, pour peu que l'Amour et le sommeil
y consentent.
Ce sont là les fleurs qu'Héraklèsen deuiisema sur
la tombe d'Hylas, l'ancolie, avec toutes ses blanches
colombes agitées d'un frisson, quand la brise les a
froissées d'un baiser trop rude, la mignonne chélidoine
qui, dans son jupon jaune, chante le crépuscule
du soir, et le lilas en robe de grande dame,—mais
laissons-les fleurir à l'écart, laissons
là-bas, les spirales de la rose trémière, aux rouges
dentelures, agiter sans bruit leurs clochettes, sans
quoi l'abeille, son petit carillonneur, irait chercher
plus loin quelque autre divertissement; l'anémone
qui pleure dès l'aube, comme une jolie fillette devant
son galant, et ne laisse, qu'à grand'peine les
papillons ouvrir toutes grandes, auprès d'elle,
leurs ailes bigarrées, laissons-la languir dans la
pâle virginité, La neige hivernale lui plaira mieux
que des lèvres comme les tiennes, dont la brûlure
ne saurait que la flétrir. Va-t-en plutôt cueillir cette
fleur amoureuse qui s'épanouit solitaire, et que le
vent, entremetteur, poudre de baisers savoureux
qui ne sont pas de lui.
Les liserons aux fleurs en forme de trompette, et
qu'aiment tant les jeunes filles; la reine des prés,
à la teinte de crème, plus blanche que la gorge de
Junon, odorante autant que l'Arabie entière; l'hyacinthe,
que les pieds de Diane chasseresse hésiteraient
à fouler, même à la poursuite du plus beau des
daims tachetés, la marjolaine en bouton, dont un
seul baiser suffirait à embaumer les lèvres de la
déesse de Cythère, et rendre jaloux Adonis,—cela,
c'est pour ton front,—et pour te faire une
ceinture,—voici ce flexible rameau de clématite pourpre,
dont la couleur somptueuse efface de son éclat le
roi de Tyr,—et ces digitales aux corolles
retombantes,—mais pour cet unique narcisse, que
laissa tomber de sa robe la saison printanière, lorsqu'elle
entendit avec effarement, dans les bois où
elle régnait, résonner le chant ardent, orageux de
l'oiseau d'été.
Ah! qu'il te soit un souvenir subtil de ces jours
charmants de pluie et de soleil, alors qu'avril riait
a travers ses larmes, en voyant la précoce primevère
quitter d'un pied furtif les racines tortueuses des
chênes, et envahir la forêt, au point que malgré ses
feuilles jaunies et froissées, elle se couvrait d'un or
étincelant.
Non, lu peux le cueillir aussi. Il n'a pas même
la moitié de ton charme, ô toi l'idole de mon âme,
et quand tes pieds seront las, les anchuses tisseront
leurs tapis les plus brillants; pour toi, les chèvrefeuilles
oublieront leur orgueil et voileront leur lacis
confus, et tu marcheras sur les pensées bariolées.
Et je couperai un roseau dans le ruisseau de là-bas,
et je rendrai jaloux les dieux des bois; le vieux
Pan se demandera quel est ce jeune intrus qui
s'enhardit à chanter dans ces retraites plus creuses
où jamais homme ne devrait risquer un pied le
soir, par crainte de surprendre Artémis et sa troupe
aux corps de marbre.
Et je te coulerai pourquoi la jacinthe se revêt
d'une aussi morne parure de gémissements plaintifs;
pourquoi l'infortuné rossignol s'interdit de
lancer son chant eh plein jour, et préfère pleurer
seul, alors que dort la rapide hirondelle et que les
riches font la fête; et pourquoi le laurier tremble
en voyant des lueurs d'éclair à l'Orient.
Et je chanterai comment la triste Proserpine fut
mariée à un grave, à un sombre maître et seigneur.
Des prairies infernales semées de lotus j'évoquerai
Hélène aux seins d'argent, et aussi tu verras cette
beauté fatale, pour qui deux puissantes armées se
heurtèrent d'un choc terrible, dans l'abîme de la
guerre.
Puis je te chanterai ce conte grec où Cynthia
s'éprend du jeune Endymion, et s'enveloppant d'un
voile gris de brouillards, se bute vers les cimes du
Latmos, dès que le soleil quitte son lit de l'Océan,
pour s'élancer à la poursuite de ces pieds pâles et
légers qui se fondent sous son étreinte.
Et si ma flûte est capable de verser une douce
mélodie, nous pourrons voir face à face celle qui, en
des temps bien lointains, habita parmi les hommes,
près de la mer Égée, et dont la triste demeure au
portique ravagé, au mur dépouillé de sa frise, aux
colonnes croulées, domine les ruines de cette cité
charmante, ceinte de violettes.
Esprit de beauté, reste encore un peu: ils ne sont
pas tous morts, tes adorateurs de jadis; il en vit
encore un petit nombre, de ceux pour qui le rayonnement
de ton sourire est préférable à des milliers
de victoires, dussent les nobles victimes tombées à
Waterloo se redresser furieuses contre eux; reste
encore, il en survit quelques-uns,
qui pour toi donneraient leur part d'humanité, et
te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai
agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de
tous les jours, et dans tes temples j'ai trouvé un
festin somptueux, tel que n'eût pu me le donner ce
siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes
neuves, où tant de scepticisme s'offre sous une
forme si dogmatique.
Là, ne coule aucun Cephise, aucun Ilissus; là ne
se retrouvent point les bois du blanc Colonos. Jamais
sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais
un pâtre simple ne fait gravir à son taureau
mugissant les hautes marches de marbre; on ne
voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter
la robe brodée de crocus.
Pourtant, reste encore. Car l'enfant qui t'aima le
mieux, dont le seul nom devrait être un souvenir
capable de te retenir 2, dort dans un repos silencieux,
au pied des murs de Rome, et la mélodie
pleure d'avoir perdu sa lyre la plus douce; nul ne
saurait manier le luth d'Adonais, et le chant est
mort sur ses lèvres.
Note 2: (retour) Il s'agit de John Keats (1795-1821) dont nous publierons prochainement les Poèmes.
Non, à la mort de Keats, il restait encore aux
Muses une voix argentine pour chanter sa thrénodie,
mais hélas! nous la perdîmes trop tôt, en cette nuit
déchirée par la foudre, en cette mer rageuse, Panthéa
vint réclamer comme son bien celui qui l'avait
chantée, et fermer la bouche qui l'avait louée 3;
depuis lors, nous allons dans la solitude, nous
n'avons
plus que ce coeur ardent, cette étoile matinale de
l'Angleterre ressuscitée, dont le clair regard, derrière
notre trône croulant, et les ruines de la guerre,
vit les grandes formes grecques de la jeune Démocratie
surgir dans leur puissance comme Hespérus,
et amener la grande République 4. A lui du
moins tu as enseigné le chant.
Note 3: (retour) Shelley.
Note 4: (retour) Swinburne qui, à côté des Poèmes et Ballades, est l'auteur d'une tragédie, Atalante à Calydon, dont nous avons en préparation une traduction.
Et il t'a accompagné en Thessalie, et il a vu la
blanche Atalante, aux pieds légers, à la virginité
impassible et sauvage, chasser le sanglier armé de
défenses. Son luth, aussi doux que le miel, a ouvert
la caverne dans la colline creuse, et Vénus rit de
savoir qu'un genou fléchira encore devant elle.
Et il a baisé les lèvres de Proserpine et chanté
le requiem du Galiléen. Ce front meurtri, taché
de sang et de vin, il l'a découronné. Les Dieux de
jadis ont trouvé en lui leur dernier, leur plus ardent
adorateur, et le signe nouveau s'efface et pâlit devant
son vainqueur.
Esprit de Beauté, reste encore avec nous. Elle
n'est point encore éteinte, la torche de la poésie.
L'étoile qui surgit par-dessus les hauteurs de
l'Orient défend invinciblement ses armoiries argentées,
contre les ténèbres qui s'épaississent, contre
la fureur des ennemis. Oh! reste encore avec nous,
car, au cours de la nuit longue et monotone,
Morris5, le doux et simple enfant de Chaucer,
l'aimable héritier des pipeaux mélodieux de Spencer,
a souvent charmé par ses tendres airs champêtres
l'âme humaine en ses besoins et ses détresses,
et des champs de glace, lointains et dénudés, a
rapporté assez de belles fleurs pour faire ensemble
un paradis terrestre.
Note 5: (retour) William Morris, poète et ouvrier d'art, auteur du poème L'Histoire de Sigurd le Volsung et La chute des Niebelungen, 1877.
Nous les connaissons tous, Gudrun, la fiancée
des hommes forts, et Aslaug, et Olfason, nous les
connaissons tous, et comment combattait le géant
Grettir, et comment mourut Sigurd, et quel enchantement
tenait le roi captif, quand Brynhild
luttait avec les puissances qui déclarent la guerre à
toute passion. Ah! que de fois, pendant les heures
d'été,
les longues heures monotones, alors que le midi,
s'amourachant d'une rose de Damas, oublie de reprendre
sa marche vers l'Ouest, si bien que la lune,
pâle usurpatrice, élargissant sa tache, change son
mince croissant en un disque d'argent, et réprimande
son char paresseux,—que de fois, dans
l'herbe fraîche et drue,
bien loin du jeu de cricket et des bruyants canotiers,
à Bagley, où les campanules devancent un
peu l'époque de l'accouplement pour les merles et
s'attardent à attendre l'hirondelle, où le bourdonnement
d'innombrables abeilles vibre dans la
feuillée, je suis resté à m'abandonner aux contes
rêveurs que tisse sa fantaisie.
Et à travers leurs infortunes imaginaires, et
leurs douleurs fictives, j'ai pleuré sur moi-même,
puis retrouvé la bonne humeur dans une simple
gaîté, en voyageant sur cette mer aux mille teintes.
Je sentais en moi la force et la splendeur de la
tempête, sans avoir à en subir les désastres, car le
chanteur est divin.
Le petit rire que fait entendre l'eau en tombant,
n'est point aussi musical, et l'or liquide qui s'accumule
en piles serrées dans la mignonne cité de cire
n'a pas tant de douceur. Les vieux roseaux à demi
desséchés qui se balançaient en Arcadie, dès que
ses lèvres les touchent, exhalent une harmonie toute
nouvelle.
Esprit de beauté, attarde-toi encore un peu, bien
que les marchands trompeurs du commerce profanent
de leurs routes de fer notre île charmante, et
qu'ils rompent les membres de l'Art sur des
roues tournoyantes, hélas! bien que les usines
bondées propagent l'ignorance, ver rongeur qui tue
l'âme, oh! reste encore.
Car il est au moins un homme,—il tire son
nom de Dante et du séraphin Gabriel, et son double
laurier brûle d'une flamme impérissable pour
éclairer ton autel. Celui-là t'aime bien, qui vit le
vieux Merlin se prendre au piège de Viviane, et les
anges aux pieds blancs descendre les marches
d'or6.
Note 6: (retour) Gabriel Dante Rosetti.
Il t'aime si bien que l'univers doit se couvrir de
vêtements aux couleurs somptueuses, et le Chagrin
prendre un diadème de pourpre, ou, sans cela, il
cesserait d'être le Chagrin; et le Désespoir devrait
dorer ses cornes, et la Douleur, pareille à Adon, serait
belle même dans son excès. Tel est l'empire
qu'exercent les Peintres, tel est l'héritage que
possède notre solennel Esprit, car avec toute sa
pitié, son amour, sa lassitude, il est un miroir plus
fidèle de son siècle que ne le sont les Peintres dont
le talent ne peut prétendre à un but plus haut que
la copie des banalités, incapable qu'il est de représenter
l'âme avec ses terribles problèmes.
Mais ils sont en petit nombre, et tout romanesque
s'est dissipé. Les hommes peuvent faire des
prophéties au sujet du soleil, des leçons sur les taches,
enseigner comment les atomes sans âme parcourent
isolément un vide infini, comme de chaque arbre
a fui la nymphe éplorée, pourquoi nulle naïade ne
montre plus sa tête parmi les roseaux d'Angleterre.
A mon gré, ces modernes Actéons se vantent
trop tôt d'avoir surpris les secrets de la Beauté:
faut-il, parce que nous avons analysé l'arc-en-ciel
et dépouillé la lune de son mystère le plus ancien,
le plus chaste, que moi, le dernier Endymion, je
perde tout espoir, parce que des yeux impertinents
ont lorgné ma maîtresse à travers un télescope?
A quoi nous sert-il que ce siècle scientifique ait
fait irruption par nos portes avec tout son cortège
de miracles modernes? Peut-il apaiser un amant au
coeur brisé? Peut-il, en toute sa durée, faire quoi
que ce soit pour rendre une existence plus belle,
la faire plus divine un seul jour? Mais maintenant
le siècle d'argile
reparaît, ramené par un cycle horrible: la Terre
a engendré une nouvelle et bruyante progéniture
de Titans ignorants, que leur origine impure lance
encore une fois contre l'auguste hiérarchie qui siégeait
sur l'Olympe. Ils ont fait appel à la Poussière,
et c'est de cet arbitre infécond qu'ils doivent attendre
la sentence. Qu'ils tâchent, s'ils en sont capables,
de faire sortir de la lutte naturelle et du hasard
sans raison la nouvelle règle de l'idéal pour
l'homme! Il me semble que ce n'était point là mon
héritage, car j'avais été nourri d'une façon tout
opposée. Mon âme va des hauteurs suprêmes de
la vie vers un but plus élevé.
Vois, pendant que nous parlions, la Terre a détourné
du Dieu sa face, et la barque d'Hécate a surgi
avec sa charge argentée, jusqu'à ce qu'enfin le jour
jaloux en éteignît toutes les torches. Je n'ai point
remarqué la fuite des heures; pour les jeunes Endymions,
les doigts paralysés du Temps égrènent en
vain son rosaire de soleils.
Regardez comme l'iris jaune penche languissamment
sa gorge en arrière, pour appeler le baiser de
son page perfide, la libellule, alors que celle-ci,
pareille à une veine bleue sur le poignet blanc d'une
jeune fille, dort sur la primevère neigeuse qui est née
cette nuit et qui commence à s'enflammer du rouge
ardent de la honte, et va mourir en pleine lumière.
Allons-nous-en. Déjà se profilent sur le pâle bouclier
du ciel décoloré les brillantes fleurs de l'amandier.
Le râle des prés, tapi dans l'herbe encore respectée
de la faux, répond à l'appel de sa compagne;
les courlis réveillés en sursaut franchissent d'un vol
irrégulier le ruisseau couvert de brouillards, et
dans son lit de roseaux, l'alouette, joyeuse de voir
poindre le jour,
éparpille dans l'herbe les perles de la rosée, et
toute tremblante d'extase, va saluer le Soleil, qui
bientôt, sous sa complète armure d'or, va sortir de
cette tente couleur orangée, que voici dressée là-bas
vers l'Orient en feu. Vois, la frange rouge apparaît
sur les hauteurs attentives. Voici le Dieu, et
dans son amour pour lui,
la bruyante alouette est déjà hors de vue et
remplit de ses chants cette vallée de silence. Ah!
il y a dans le vol de cet oiseau plus d'une chose
qu'on ne saurait apprendre dans une cornue. Mais
l'air fraîchit. Partons, car bientôt les bûcherons seront
ici. Quelle nuit de juin nous avons vécue!
Où donc étais-tu, pendant qu'autour des murs
de Troie, les fils des Dieux se battaient en cette
grande emprise? Pourquoi reviens-tu fouler notre
terre à nous? As-tu oublié cet adolescent passionné,
et sa galère aux voiles de pourpre, et son équipage
tyrien, et les yeux moqueurs de la perfide
Aphrodite? Car c'est assurément toi qui, pareille à
une étoile suspendue dans le silence argenté de la
nuit, entraînas la chevalerie et l'énergie du monde
antique au milieu des clameurs et des torrents de
sang de la guerre.
Ou bien régnais-tu sur la lune chargée de feu?
Ton temple a-t-il été bâti dans l'amoureuse Sidon,
au-dessus de la lumière et du rire de la mer? Est-ce
là que, voilée par le treillis fait d'écarlate aux
mailles d'or, quelque jeune fille aux membres
bruns brodait une tapisserie pendant toute la durée
des heures vides et lourdes du plein jour, jusqu'à
ce qu'enfin sa joue s'allumât des flammes de la
passion, et qu'elle se levât pour recevoir, sur ses
lèvres salées par l'embrun, le baiser d'un joyeux
matelot cyprien, revenu sain et sauf de Calpé et
des falaises d'Héraklès?
Non, tu es bien Hélène elle-même et non point
une autre; c'est pour toi que mourut le jeune Sarpédon,
et que l'âge viril de Memnon fut fauché
prématurément. C'est pour toi qu'Hector au cimier
d'or tenta de vaincre le fils de Thétis dans cette
course fatale, dans la dernière année de la captivité.
Oui, aujourd'hui encore l'éclat de ta renommée
flamboie dans ces plaines d'asphodèles flétries, où
les grands princes, si bien connus d'Ilion, entrechoquent
des fantômes de boucliers, en t'appelant
par ton nom.
Où donc étais-tu? Dans cette terre enchantée dont
Calypso la délaissée connaissait les vallons endormis,
où jamais faucheur ne se lève pour saluer le
jour, mais où l'herbe intacte s'emmêlait confusément,
où le berger mélancolique voyait ses hauts
épis rester debout jusqu'au temps où le rouge de
l'été faisait place aux teintes grises de la sécheresse?
Étais-tu étendue là-bas, près de quelque source
léthéenne, tout entière à tes souvenirs d'autrefois,
au craquement des lances qui se brisent, à l'éclair
soudain d'un heaume fracassé, au cri de guerre des
Grecs?
Non, tu avais pour retraite cette colline creuse
que tu habitais avec celle dont on a perdu tout souvenir,
cette reine découronnée que les hommes appellent
l'Erycine, cachée si loin que tu ne pouvais
jamais voir la face de celle dont aujourd'hui, à
Rome, les nations révèrent en silence les autels
décrépits, de celle à qui l'amour n'apporta nulle
joie, nulle volupté, de celle qui ne connut de
l'amour que l'intolérable souffrance, pour qui ce
fut seulement une épée qui lui fendit le coeur, et
qui n'en eut que la douleur de l'enfantement.
Les feuilles de lotus qui guérissent de la mort,
tu les tiens à la main. Oh, sois bonne pour moi,
pendant que je me sais encore à l'été de ma vie, car
c'est à peine si mes lèvres tremblantes laissent
passer un souffle capable de faire retentir de ton
éloge la trompette d'argent, tant je suis courbé devant
ton mystère, tant je suis ployé, brisé sur la
terrible roue de l'amour, et je n'ai plus d'espoir,
plus le coeur de chanter. Pourtant je ne me soucie
point quel désastre le temps peut amener, si tu me
permets de m'agenouiller dans ton temple.
Hélas! tu refuses de t'arrêter ici, mais comme
cet oiseau serviteur du soleil, et qui fuit devant le
vent du nord, de même tu vas fuir loin de notre
terre maudite et morne pour regagner la tour où
jadis tu te plaisais tant, et retrouver les lèvres
rouges du jeune Euphorion. Et pour moi, je ne
verrai plus jamais ta face; il me faudra rester en ce
jardin plein de poisons, poser sur mon front la couronne
d'épines de la douleur, jusqu'à ce que ma vie
sans amour se soit écoulée tout entière.
O Hélène, Hélène, Hélène! Encore un peu, encore
un peu de temps! Reste ici jusqu'à ce que le
jour vienne, et que les ombres s'enfuient, car dans
la lumière ensoleillée de ton rassurant sourire, je
n'ai nulle pensée, nulle crainte au sujet du ciel ou
de l'enfer, puisque je ne connais d'autre divinité
que toi, que celui aux pieds duquel les planètes fatiguées
se meuvent, entraînées dans des filets d'or,
que l'esprit incarné de l'amour spirituel, qui a
fixé son séjour de volupté dans ton corps.
Ta naissance ne fut point celle des femmes ordinaires,
mais ceinte de la splendeur argentée de
l'écume, tu surgis des abîmes des mers azurées, et
à ta venue, quelque étoile immortelle, à la chevelure
de flamme, rayonna dans les cieux d'Orient,
et réveilla les pâtres de l'île qui fut ta patrie. Tu
ne mourras point. Pas de venimeux aspic d'Égypte
pour ramper à tes pieds et infecter la pureté de
l'air; ta chevelure ne sera, point salie des mornes
fleurs du pavot, ces hérauts qui, vêtus d'écarlate,
annoncent l'éternel sommeil.
Lis d'amour, pur, inviolé, tour d'ivoire, rose rouge
de feu, tu es venue ici-bas illuminer nos ténèbres.
Car pour nous, qu'enserrent de près les vastes
filets du destin, nous qui sommes las d'attendre
que vienne le désiré des nations, nous errions au
hasard dans l'obscure demeure, nous cherchions à
tâtons quelque calmant endormeur pour les existences
manquées, pour les misères qui s'éternisent
jusqu'au jour où reparut devant nous, sur ton autel
relevé, la blanche splendeur de ta beauté.
C'était un adolescent grec, et il revenait à la
maison, avec des figues pulpeuses et du vin de
Sicile. Il se tenait à la proue de la galère, et laissait
inconsciemment l'embrun souffler à travers ses
grosses boucles brunes, et avec un dédain d'enfant
pour la vague et le vent, de son siège tout dégouttant
d'eau, il guettait à travers la nuit humide et
orageuse.
Enfin, à la lueur de l'aube, il vit une lance polie
se dessiner comme un mince filet d'or sur le ciel,
et il hissa la voile, il tendit les cordages criards,
commanda au pilote de naviguer vivement contre
la forte brise du nord, et pendant tout le jour il
se tint à son poste, dirigeant du rythme de ses
chants les mouvements des rameurs.
Et quand du rouge apparut sur les vagues contours
des collines corinthiennes, il mit à l'ancre
dans une petite baie à fond de sable, posa sur sa
tête une couronne d'olivier fraîchement coupé, puis
il tira du réduit sa tunique de lin et ses sandales
aux semelles d'airain,
et une riche robe teinte du suc des poissons; il
l'avait achetée à quelque marchand au teint de suie,
sur le quai ensoleillé de Syracuse, et elle était
ornée de broderies tyriennes. Puis, il se fraya passage
parmi les marchands curieux, à travers les
bois au doux feuillage argenté, et quand le jour
fatigué
eut achevé son tissu compliqué de nuages cramoisis,
il monta la colline escarpée, et d'un pas
alerte et silencieux, il se glissa vers le temple, inaperçu
de la foule des prêtres affairés, et à l'abri
d'une sombre cachette, il contempla ces jeunes
bergers, ses turbulents camarades de jeux, qui apportaient
les prémices de leurs petits troupeaux, il
vit le timide berger jeter
sur la flamme le sel crépitant, ou suspendre au
mur du temple sa houlette sculptée, en l'honneur
de celle qui éloigne de la ferme et de l'étable le
loup perfide, aux dents aiguisées par la faim. Puis,
les jeunes filles aux voix claires se mirent à chanter
et chacun apporta à l'autel quelque pieuse offrande,
une coupe en bois de hêtre, pleine d'un lait écumant,
une belle étoffe où étaient ingénieusement
représentés des chiens en chasse, un rayon de miel
tout débordant d'or encore liquide que l'abeille
avait à peine fini de travailler, ou une outre noire,
pleine d'huile, préparée pour les lutteurs, la dépouille
hérissée, ornée de ses défenses, d'un énorme
sanglier,
dérobée à Artémis, cette vierge jalouse, pour
plaire à Athéné, et la peau tachetée d'un grand
daim, que la flèche était allée atteindre au milieu
d'un bosquet de la montagne. Et alors le héraut
fit un appel, et des colonnes du portique s'avancèrent
un à un les Grecs joyeux, enchantés d'avoir
fait leurs modestes offrandes.
Et le vieux prêtre éteignit la flamme languissante,
à l'exception de la lampe unique, rubis tremblotant,
qui brillait perpétuellement dans la cella. Les sons
perçants des lyres s'amoindrirent sous le vent, à
mesure que les campagnards s'éloignaient en
dansant. Et d'un bras vigoureux, le gardien ferma
les portes de bronze poli.
Charmidès resta longtemps immobile, osant à
peine respirer, écartant le bruit cadencé que faisaient
en tombant les gouttes de vin elles pétales de roses
qui se détachaient des guirlandes, pendant que la
brise nocturne errait par le sanctuaire. On eût dit
qu'il était évanoui dans une sorte d'extase, lorsqu'enfin
la pleine lune apparut tout entière par
l'ouverture du toit,
Et inonda de ses flots de lumière le pavé de
marbre. Alors l'aventureux adolescent s'élança de
sa cachette, et ouvrant toute grande la porte de
cèdre sculpté, il se vit devant une terrible image, au
vêtement couleur de safran, en complète armure de
bataille. Le griffon efflanqué brillait au sommet
du vaste casque et la longue lance qui sème le naufrage
et la ruine
semblait une verge rougie au feu. La tête de Gorgone,
faite de pierre et d'acier, ouvrait largement
ses yeux morts, entrelaçait sur le bouclier ses
horribles serpents, et restait bouche béante, les
lèvres exsangues, glacées dans une impuissante fureur,
pendant que, tout effarée, la chouette aux
yeux éblouis, qui se trouvait aux pieds de la statue,
poussait son ululement aigu.
Le pêcheur solitaire qui ranimait son fanal, bien
loin en mer, au large de Sunium, ou qui jetait le
filet à prendre les thons, entendit le pas d'airain
de chevaux qui frappait les vagues, et vit un terrible
éclair déchirer les plis multiples des rideaux de la
nuit, et il s'agenouilla sur la poupe étroite, et dans
sa peur sacrée, il fit une prière.
Et les amants coupables, au milieu même de leur
étreinte, oublièrent un instant leurs furtives caresses,
s'imaginant avoir entendu le cri plein de
menace et de colère de Diane; et les rudes veilleurs,
sur leurs sièges élevés, se hâtèrent vers leurs boucliers,
ou tendirent leurs cous hérissés d'une
barbe noire par-dessus l'ombre des créneaux.
Car tout autour du temple roulait un cliquetis
d'armes, et les douze Dieux sursautèrent d'effroi
dans leur marbre. L'air retentit d'appels discordants.
Enfin le vaste Poséidon brandit sa lance et les chevaux
qui bondissent sur la frise se mirent à hennir,
et du cortège équestre arriva un bruit sourd de pas
qui se hâtent.
Prêt à la mort, il resta immobile, les lèvres entr'ouvertes,
tout heureux qu'à un tel prix il pût
voir ce calme et vaste front, cette redoutable virginité,
la merveille de cette chasteté impitoyable. Ah!
certes il était heureux, car jamais, depuis le jeune
prince-berger de Troie, créature humaine n'avait
eu sous les yeux un spectacle aussi étonnant.
Il restait immobile, prêt à mourir, mais soudain
l'air devint silencieux, les chevaux cessèrent de
hennir; il repoussa en arrière son épaisse chevelure;
il rejeta les vêtements qui couvraient ses
membres, car quel est celui qu'un tel amour ne forcerait
pas à tout oser; et il lui boucha la gorge,
et de ses mains sacrilèges
il défit la cuirasse, et la robe de couleur safran,
et mit à nu les seins polis, et enfin le péplos glissa
de la taille et laissa voir le secret mystère, celui
qu'à nul amant Athéné ne montrera, les grands
flancs froids, le croissant des cuisses, les onduleuses
collines de neige.
Ceux-là qui n'ont jamais commis un pêché
d'amoureux, qu'ils ne lisent point mon poème, car
leur oreille n'y percevrait qu'un bruit grêle et sans
harmonie, et n'y trouverait aucun charme. Mais
vous, dont les joues fanées gardent encore la trace
d'un sourire, vous qui avez appris ce que c'est
qu'Eros, vous autres, écoutez-moi encore un
peu.
Il resta encore un court instant à contempler de
ses yeux avides la statue polie, jusqu'à ce qu'à
force de regarder de telles splendeurs, sa vision
devînt confuse, et alors ses lèvres affamées de volupté
se rassasièrent sur les lèvres de la statue, et
il jeta ses bras autour du cou rond comme une tour,
et ne se soucia plus de mettre un frein à la volonté
de sa passion.
Jamais, me semble-t-il, amant n'eut un rendez-vous
pareil, car pendant toute la nuit, il murmura
des mots aussi doux que le miel, et il vit les
membres au dessin si pur que nul n'avait touchés,
et sans que rien l'en empêchât, il baisa le corps
pâle, aux reflets d'argent, et il promena ses mains
sur les seins polis, et appuya son front brûlant sur
la froide, la glaciale poitrine.
Il lui semblait que des javelines numides traversaient
coup coup sur son cerveau affolé, saisi de vertige.
Ses nerfs frémissaient comme vibrent les cordes
des violons, d'une pulsation exquise, et sa souffrance
était une angoisse si douce, qu'il ne put détacher ses
lèvres des siennes, qu'à l'heure où passa au-dessus
de sa tête l'avertissement de l'alouette.
Qui n'a jamais vu l'aube jeter un regard furtif
dans une chambre assombrie, qui n'a point tiré le
rideau, pour se lever, les yeux mornes et las, d'auprès
d'un corps aimé, adoré, tenez pour certain que
jamais il ne comprendra ce que je tente de chanter,
combien dura son baiser suprême, combien il se
plut à prolonger ses caresses.
La lune se bordait d'un contour de cristal, signe
que les gens de mer tiennent pour un présage de
la colère céleste. Les étoiles pâlies s'effaçaient, et à
l'horizon déjà éclairé, tremblotaient d'un léger frémissement
les ailes de l'aurore prête à fuir, avant
que de la cella sombre et silencieuse cet amoureux
fût sorti.
Il descendit la roche escarpée d'un pied hâtif; il
descendit rapidement la pente, le brave jeune
homme. Il atteignit la grotte de Pan, et entendit,
en passant, las ronflements de l'être aux pieds de
chèvre. Il franchit d'un bond un tertre de gazon, et
pareil à un jeune paon, il courut vers un bois d'olivier,
qui se trouvait dans une vallée ombreuse, non
loin de la cité aux beaux édifices.
Et il chercha un petit ruisseau bien connu de
lui, car plus d'une fois, tout enfant, il y avait pourchassé
le grèbe vert à aigrette, ou il y avait attiré
dans les mailles d'un filet la truite argentée. Il
s'étendit de tout son long parmi les roseaux surpris,
tout haletant, le coeur battant d'un effroi
mêlé de plaisir, et il attendit le jour,
Il resta couché sur la rive verte, laissant sa main
distraite plonger dans les remous de l'eau froide et
sombre, et bientôt l'haleine du matin vint éventer
ses joues brûlantes et rougies, ou jouer étourdiment
avec les boucles qui s'emmêlaient sur son
front, pendant qu'il regardait dans l'eau avec un
étrange, un mystérieux sourire.
Et de bonne heure le berger au manteau de laine
grossière ouvrit avec le crochet de son bâton les
barrières de branches entrelacées, et montant du
tas d'ajoncs, une mince guirlande de fumée bleue se
déroula dans les airs au-dessus des blés mûrissants.
Et sur la colline, le chien jaune de la maison aboya,
pendant que le lourd bétail se dispersait parmi la
fougère frisée et bruissante.
Et quand le faucheur au pied léger se rendit aux
champs par les prairies que voilaient comme une
dentelle les fils de la rosée, quand les brebis bêlèrent
sous le brouillard de la lande, quand le râle des
prés se réveilla et s'envola de son nid, des bûcherons
aperçurent le jeune homme allongé près
du ruisseau, et se demandèrent avec grande surprise
comment un adolescent pouvait être aussi
beau.
Et ils jugèrent qu'il n'était point de la race des
mortels, et l'un d'entre eux dit: «C'est le jeune
Hylas, ce vagabond infidèle qui, oubliant Héraklès,
aura voulu coucher avec une Naïade»; mais
d'autres dirent: «Non, c'est Narcisse, épris de
lui-même. Ce sont bien là ces lèvres caressantes,
purpurines, que nulle femme ne peut tenter.»
Et quand ils furent plus près, un troisième
s'écria: «C'est le jeune Dionysos, qui aura caché
au bord du ruisseau sa lance et sa peau de faon,
las de chasser avec la Bassaride, et nous agirions
sagement en prenant la fuite: ils ne vivent pas
longtemps, ceux qui viennent épier les dieux immortels.»
Ainsi donc, ils s'en allèrent, se gardant bien de
tourner la tête, et ils contèrent au timide berger
comment ils avaient aperçu je ne sais quel dieu de
la forêt couché parmi les roseaux, et nul n'osa
traverser l'étendue de la prairie, et en ce jour-là, on
s'abstint d'abattre un seul olivier, ou de couper des
roseaux, et la belle campagne resta déserte,
excepté lorsque le serviteur du bouvier, avec son
seau bien équilibré sur son dos, vint par bonds
légers, et se montra sur l'autre bord; il s'arrêta
pour jeter un appel, pensant avoir trouvé un nouveau
camarade. Mais ne recevant point de réponse,
quelque peu effrayé, le simple enfant reprit sa
route. Ou bien, descendant du bosquet tranquille
et silencieux,
une fillette rieuse s'échappa de la ferme, ne
songeant nullement aux mystérieux secrets
d'amour, et quand elle aperçut le bras d'une éclatante
blancheur, et toute sa virilité, alors d'un
long regard d'envie où la passion jetait un défi à sa
tendre virginité, elle l'épia un instant, puis s'esquiva
songeuse et lasse.
De bien loin il entendait le bourdonnement et
le tumulte de la cité, puis de temps à autre des
rires plus perçants, venus de l'endroit où les jeunes
garçons aux membres bruns, dans leur innocente
passion, se défiaient à la lutte ou à la course, ou
bien parfois le tintement grêle d'une clochette,
quand le bélier guidait les brebis vers la fontaine
couverte de mousse.
À travers les saules grisonnants dansait le moucheron
capricieux; du haut de l'arbre, la tourterelle
lançait sa monotone stridulation; le rat d'eau, à la
fourrure lustrée d'huile, nageait bravement contre
le courant, cherchant à découvrir le nid du canard
sauvage; de branche en branche sautillait le pinson
craintif, et la massive tortue rampait sur le
limon.
A la brise légère voltigeaient les graines soyeuses,
lorsque la faux luisante prenait son élan à travers
les vagues de gazon; le merle d'eau faisait jaillir
des gouttes en cercle parmi les roseaux, et semait
de taches d'argent le miroir qui, dans la forêt, avait
à peine reflété l'image des alentours, lorsque du
fond de l'eau, la tanche sombre faisait un bond
pour atteindre la libellule.
Quant à lui, il ne prêtait aucune attention, même
quand l'écureuil s'amusait à monter, à descendre
sur le tronc du bouleau, quand la linotte avait
commencé à chanter pour son compagnon sa plus
douce sérénade. Ah! il ne prêtait guère d'attention,
car il avait vu les seins de Pallas et la nudité merveilleuse
de la Reine.
Mais quand le berger rappela ses chèvres vagabondes,
en sifflant dans son chalumeau, par-dessus
la route pierreuse, quand le lucane sonore, comme
un clairon, bourdonna dans l'obscurité croissante,
des bois, quand la grue attardée passa comme une
ombre pour regagner sa demeure, quand de grosses
gouttes de pluie tombèrent lourdement sur les
feuilles des figuiers, il se leva.
Il quitta la sombre forêt, longea dans les ténèbres
les murs de la ferme et la clôture du verger humide
; il arriva enfin à un petit quai, fit monter à
bord ses matelots, reprit sa place sur la haute poupe,
et gagnant le large, il détendit la voile ruisselante.
Il traversa la baie, et quand neuf soleils eurent
descendu les degrés de la longue roule d'or, quand
neuf lunes pâlies eurent murmuré leurs prières à
leurs confesseurs, les chastes étoiles, ou conté leurs
secrets les plus chers aux papillons veloutés qui se
refusent à voler au grand jour, alors à travers
l'écume et l'embrun orageux,
arriva une grande chouette aux yeux d'un jaune
de soufre. Elle s'abattit sur le vaisseau dont les
charpentes craquèrent comme si la voûte avait
contenu la charge de trois navires marchands. Elle
battit des ailes, et jeta un cri aigu, et aussitôt les
ténèbres s'épaissirent dans l'espace. L'épée d'Orion
rentra dans son fourreau, et le redoutable Mars lui-même
descendit en fuyant.
Et la lune se cacha derrière un masque à la
teinte de rouille que lui firent des nuages errants.
Et du bord de l'océan monta l'aigrette rouge, le
vaste beaume cornu, la lance de sept coudées, le
bouclier d'airain, et vêtue de toute son armure
brillante et polie, Athéné franchit à grands pas
l'étendue de la mer effrayée et frissonnante.
Aux yeux las du marin, sa chevelure flottante
parut semblable au nuage déchiré par la tempête,
et ses pieds ne furent que l'écume qui flotte sur les
brisants cachés. Et voyant les vagues monter de
plus en plus et imprimer au navire un roulis
plus violent, le pilote cria au jeune limonier qui
tenait la barre de virer du côté d'où venait le
vent.
Mais lui, l'adultère trop audacieux, le charmant
violateur des augustes mystères, en idolâtre épris
d'un ardent amour, quand il vit ces grands yeux
impitoyables, il fut pris d'une joie bruyante, et
jetant ce cri: «Me voici», il s'élança de la haute
poupe dans le tumulte des vagues glacées.
Alors tomba du haut des cieux une brillante
étoile, un danseur se sépara du cercle de la Voie
lactée, et sur son char retentissant, dans tout l'orgueil
de la divinité vengée, faisant sonner son armure
du bruit aigu de l'acier, la pâle déesse reprit
le chemin d'Athènes, et quelques bulles montaient
en bouillonnant, à l'endroit où était tombé l'adolescent
qui s'était épris d'elle.
Et le mât trembla quand la grande chouette le
quitta en jetant des ululements moqueurs, avant
de rejoindre la Reine irritée, et le vieux pilote commanda
à l'équipage effrayé de hisser la grande voile
et conta qu'il avait vu tout près de la poupe une
vaste et indécise apparition. Et pareille à une hirondelle
qui rase l'eau dans son vol, le solide navire
s'élança à travers la tempête.
Et nul ne se hasarda à parler de Charmidès;
on crut qu'il s'était rendu coupable de quelque
grande faute. Puis quand les marins parvinrent au
détroit des Symplégades, ils tirèrent leur galère a
sec, et se hâtèrent d'entrer dans la cité par la porte
de la douane et d'exposer au marché leurs poteries
peintes en argile brune.
Mais un des dieux Tritons, pris de pitié, rapporta
sur la terre grecque le corps du jeune noyé.
Les sirènes peignèrent sa chevelure alourdie par
l'eau, lissèrent son front, rouvrirent ses mains crispées.
Plusieurs apportèrent de doux parfums de la
lointaine Arabie, et d'autres commandèrent à l'alcyon
de chanter sa chanson la plus berceuse.
Et quand il fut plus près de sa vieille demeure
d'Athènes, surgit soudain une vague puissante, et
sur le dos lustré de cette vague se forma une couche
d'écume solide, aux teintes irisées d'une étrange
fantaisie, et l'enfermant dans son sein de verre, elle
l'emporta vent à terre, pareille à un étalon à la
blanche crinière qui poursuit un but aventureux.
Or, du côté où Colonos se tourne vers la mer,
s'étend une longue pelouse bien nivelée; le lapin
la connaît, et pour elle l'abeille montagnarde abandonne
l'Hymeite. Et le Jaune n'y a point peur, car
en aucune heure de la journée, on n'y entend de
bruit plus terrible que les cris des jeunes bergers
dans leurs jeux.
Mais souvent le chasseur au pas furtif, quand il
sort du labyrinthe épineux, de l'inextricable
fouillis du bois environnant, aperçoit le jeune
Hyacinthe lançant le disque poli. Alors il tire son
capuchon sur ses yeux coupables et ne se risque
point à sonner de sa corne,—ou bien dès les premières
lueurs de l'aube,
arrivent les Dryades, qui lancent la balle de
cuir, le long du rivage semé de roseaux, et entourant
quelque Pan aux oreilles de chèvre lui imposent
la tâche d'être leur gardien, si elles craignent
d'être ravies par l'audacieux Poséidon. Elles délient
leurs ceintures, les yeux pleins de crainte et d'effarement,
comme si ses bras bleus et sa barbe rouge
allaient surgir de la vague.
Ça et là dans le roc s'ouvre une caverne que le
viorne tapisse de ses clochettes jaunes; la grève est
unie, excepté où quelque vague du flux a laissé sa
trace légère empreinte sur le sable, comme si elle
craignait d'être trop vite oubliée du roseau vert,
son compagnon de jeu, et pourtant ce lieu
est si petit que l'inconstant papillon pourrait,
dès avant midi, ravir à toutes les fleurs leur trésor
de miel, sans parvenir à rassasier son amour trop
avide, et qu'en moins d'une heure, un jeune mousse
débarqué, pour peu qu'il y mît de l'ardeur, pourrait
y cueillir de quoi orner d'une guirlande la proue
peinte de sa galère,
et laisserait la petite prairie presque entièrement
dépouillée, car elle n'a point de fleurs somptueuses,
excepté les rares narcisses qui se dressent
çà et là, parsemant d'étoiles d'argent le gazon jamais
fauché, excepté quelques asphodèles qui
brandissent de mignons cimeterres.
C'est là que vint le déposer le flot, heureux
d'avoir subi un si doux esclavage, et il porta l'adolescent
là où le sol était vierge de tout contact avec
la mer, sur la marge argentée de la grève, et
comme un amant qui s'attarde, il vint plus d'une
fois baiser ces membres pâles que naguère brûlait
une ardeur intense,
avant que l'eau de la mer eût éteint cet holocauste,
cette flamme qui se nourrissait d'elle-même,
cette volupté passionnée, avant que la mort chenue,
de son souffle glacé et flétrissant, eût fané ces
lis blancs et rouges, qui, alors que le jeune homme
errait par la forêt, échangeaient leurs antiennes et
répons si charmants.
Et quand, à l'aube, les nymphes des bois, se tenant
par la main, défilèrent dans le vallon boisé,
leur satyre aperçut le corps de l'éphèbe étendu sur
le sable. Il redouta une traîtrise de Poséidon; il
jeta un cri, et pareilles à de brillants rayons de soleil
qui se jouent parmi les branches, toutes les
Dryades effarouchées cherchèrent dans la feuillée
une retraite sûre,
à l'exception d'une blanche jeune fille, qui ne
trouva rien de bien terrible à sentir ses seins
pressés par la tyrannie amoureuse d'un dieu marin.
Elle eût bien voulu prêter l'oreille à ces charmes
subtils que tissent les amants insidieux quand ils
veulent conquérir une forteresse bien close: elle
s'écarta des autres furtivement, et ne crut point que
ce fût une faute
d'abandonner son trésor à un être aussi beau.
Elle s'étendit près de lui, la gorge desséchée par la
soif d'amour. Elle l'appela des noms les plus doux,
joua avec sa chevelure en désordre, et de ses lèvres
brûlantes ravagea la bouche du jeune homme, craignant
qu'il ne s'éveillât point, et craignant ensuite
qu'il ne s'éveillât trop tôt, s'éloignant, puis,
comme l'amour la rendait infidèle à elle-même,
elle reprit ses attaques. Et pendant tout le jour,
elle resta assise à côté de lui. Elle rit de son nouveau
jouet, lui prit la main, lui chanta sa chanson
la plus douce, puis fronça le sourcil en voyant cet
enfant si peu empressé à enlacer sa virginité. Elle
ignorait que depuis trois jours ces yeux-là s'étaient
rouverts devant Proserpine;
elle ignorait aussi quel sacrilège ces lèvres
avaient commis; aussi se dit-elle: «Il va s'éveiller,
je le sais fort bien, il s'éveillera le soir, quand le
soleil suspendra son rouge bouclier sur la citadelle
de Corinthe: ce sommeil n'est qu'un cruel artifice
pour se faire aimer davantage, et dans quelque caverne
Marine,
«à des profondeurs que jamais n'atteint la ligne
du pêcheur, déjà quelque énorme triton souffle
dans sa conque et avec les branches cristallines qui
flottent dans l'Océan, il tresse une guirlande pour
orner les piliers d'émeraude de notre lit nuptial;
c'est là que, sons une voûte faite d'écume argentée
et la tête couronnée de corail,
«nous nous asseoirons tous deux sur un trône
de perles, et une vague bleue nous servira de dais,
et à nos pieds les serpents d'eau s'enrouleront sous
leur armure d'améthyste aux mailles de diamant, et
nous suivrons des yeux dans leurs mouvements, autour
du mât d'une barque engloutie par la tempête,
«les muges aux nageoires vermillon, aux yeux
qu'on dirait taillés dans l'or, et qui ressemblent à
des éclats de lumière cramoisie; l'abîme profond
ouvrira les portes de verre de son palais, et nous
verrons les dauphins tachetés dormir au bercement
des alcyons qui murmurent du haut des rocs, là où
Protée, au bizarre costume vert, fait paître son troupeau
de monstres,
«et les anémones tremblantes aux teintes opalines,
qui agitent leurs franges pourprées quand
nous posons le pied sur le sol miroitant, et des
flottes entières de poissons aux taches d'écailles
couleur de feu suivront les cordages flottants de
l'épave fracassée, et des grains d'ambre couleur de
miel orneront nos membres entrelacés.»
Mais quand le seigneur de la guerre, le soleil,
passa, déçu en faisant voltiger son pennon aux
vives couleurs, avant de rentrer dans sa demeure
d'airain, lorsque, une à une, les petites étoiles
jaunes apparurent éparses dans les champs du ciel,
oh alors elle craignit que ses lèvres à lui refusassent
de se désaltérer de ses lèvres à elle,
et cria: «Réveille-toi: déjà la pâle lune verse
son argent sur les arbres, et la vague s'étend de proche
en proche, grise et glacée sur cette grève de sable;
les grenouilles croassantes se montrent, et du fond
de la caverne l'engoulevent lance son cri aigu; les
chauves-souris volètent en tous les sens, et la belette
brune aux lianes creux rampe à travers l'ombre
du gazon.
«Non, bien que tu sois un Dieu, ne te montre
point si farouche; car là-bas il est une petite canne
qui redit souvent à voix basse comment un jeune
charmeur la séduisit un jour sur l'herbe de la
prairie et quand il se fut donné tout son cruel plaisir,
déploya des ailes d'or toutes bruissantes, et
s'envola vers le soleil.
«Ne sois pas si timide; le laurier tremble encore
des baisers du grand Apollon, et le pin, dont
les soeurs groupées couronnent la colline, pourrait
en dire long sur le hardi ravisseur que les hommes
appellent Borée; et j'ai vu les yeux narquois d'Hermès
à travers le feuillage argenté du peuplier.
«Même les jalouses Naïades me disent jolie, et
chaque matin un jeune galant au teint hâlé me fait
la cour, en m'offrant des pommes et des boucles de
cheveux; il cherche à vaincre mon dédain virginal,
avec les dons qu'aiment les charmantes nymphes
des bois; hier encore il m'apporta une colombe au
plumage irisé,
«aux petits pieds de couleur cramoisie, que le
cruel enfant avait dérobée au sommet d'un sycomore,
avec sa ponte de sept oeufs tachetés, pendant
que le mâle amoureux s'était envolé au loin pour
chercher des baies de genièvre, leur nourriture préférée;
la guêpe fantasque, la plus hâtive des vendangeuses,
a qui cueillent les raisins bleus, n'est pas plus tenace
dans sa constance, que ce simple petit berger,
à vouloir mes lèvres sans éclat, tant il est joyeux et
pur. Ses yeux pleins de vie et de soleil feraient oublier
à une Dryade le serment fait à Artémis, tant
il est beau, et sa lèvre est faite pour le baiser.
«Son front blanc d'argent, comme une lune qui
surgit sur les collines obscures du rendez-vous, a
la forme d'un croissant. L'ardeur du midi tyrien ne
saurait évoquer du bosquet de myrte un époux
plus charmant pour la Cythérée. Le premier et
soyeux duvet borde ses joues rougissantes, et ses
jeunes membres sont forts et bruns.
«Et il est riche: des troupeaux bêlants de grasses
brebis aux épaisses toisons couvrent ses prairies, et
dans sa demeure, bien des pots d'argile pleins de
caillé jauni invitent la mouche voleuse à s'ébattre
et se noyer. La plaine couverte de trèfle incarnat,
lui garde son doux trésor, et il sait jouer du chalumeau
d'avoine.
«Et pourtant je ne l'aime point. C'était pour toi
que je gardais mon amour. Je savais que tu viendrais
un jour me délivrer de cette pâle chasteté, ô
toi, la plus belle fleur de la vague qui ne fleurit point,
de toute la vaste mer Égée, la plus brillante des
étoiles dans le ciel azuré de l'Océan, où se reflètent
les planètes.
«Je savais que tu viendrais, car dès que les
branches desséchées bourgeonnèrent, dès que la
sève du printemps gonfla ma verte et tendre écorce,
ou qu'elle jaillit en myriades nombreuses de fleurs
qui raillaient l'heure de minuit par leur forme lunaire,
sans rien craindre de l'aurore, dès que les
chants ravis du sansonnet
«ont réveillé l'écureuil endormi parmi ses provisions
de grains, dès que les fleurs de coucou bordèrent
d'une frange l'étroite clairière, à travers mes jeunes
feuilles une extase de volupté s'épandit comme un
vin nouveau, et dans toutes mes veines de mousse
battit le pouls agité d'un sang amoureux, et les
vents violents de la passion secouèrent la virginité
de ma tige svelte.
«Les faons vinrent en troupe le soir et posèrent
leurs narines fraîches et noires sur mes branches les
plus basses, tandis que sur la plus haute, le merle faisait
un petit nid de brins d'herbes pour sa compagne.
Et de temps en temps un roitelet reposait sur une
branche mince, à peine capable de porter un poids
si charmant.
«Près de moi, les bergers d'Attique donnaient
des rendez-vous; sous mon ombre se couchait Amaryllis,
et autour de mon tronc Daphnis poursuivait la
fillette craintive jusqu'à ce qu'enfin lasse de jouer, elle
sentit sa chevelure défaite s'agiter sous un souffle
ardent. Alors elle se retournait, regardait et ne cherchait
plus à échapper au doux piège.
«Aussi viens-t-en en mon embuscade, là où l'entassement
de chèvrefeuille sylvestre entrelace une
voûte pour les plaisirs de l'amour, où l'ombre frissonnante
des myrtes paphiens semble sanctifier les
rites les plus tendres de la volupté, là-bas dans les
fraîches et vertes retraites de ses asiles les plus profonds,
la forêt recèle un petit lac
«hanté du merle d'eau, pâturage de l'abeille sauvage,
car tout autour de ses bords flottent les grands
lis d'un blanc de crème, retenus comme par des
ancres vertes par leurs larges feuilles. Chaque corolle
est un esquif aux blanches voiles, chargé d'or,
avec une libellule placée au timon. N'hésite pas à
quitter cette pâle grève que vient baiser la vague.
Sûrement cet endroit est destiné
«à des amants comme nous; la déesse qui règne
à Chypre vient souvent, le bras enlaçant la taille de
son jeune amoureux, s'y égarer le soir, et j'ai vu
la lune rejeter son vêtement de brouillards devant
les yeux du jeune Endymion. Ne crains rien, Diane
au pas de panthère ne foule jamais cette clairière
inconnue.
«Ou, si tu t'y refuses, retournons vers la mer
salée, retournons vers la vague tumultueuse, et
promenons-nous tout le jour sous la voûte de cristal
dont les eaux font un portique à Neptune et contemplons
les monstres empourprés de l'abîme dans
leurs jeux maladroits, voyons bondir de sa retraite
le rusé Xiphias.
«Car si ma maîtresse me surprend couchée ici,
elle ne montrera nulle hésitation, nulle tendre
pitié. Elle déposera l'épieu destiné au sanglier, et
de ses doigts sévère, inexorable, elle tendra l'arc
de cornouiller, et rapprochant de son sein la fente
empennée de la flèche, elle lâchera la corde courbée.
Oui, en cet instant même, elle est à ma recherche.
«J'entends ses pas qui se hâtent. Debout, soldat,
déserteur de la bataille amoureuse, fais-moi boire
au moins une longue gorgée du vin de la passion,
désaltère mon être assoiffé de ce délicieux nectar
qui enivre même les dieux. Viens, mon amour,
nous avons encore le temps d'atteindre la demeure
bleue.»
À peine avait-elle fini, que les arbres s'agitèrent
d'un frisson. Le feuillage s'entr'ouvrit et l'on sentit
bientôt la présence d'une divinité, et les flots gris
rampèrent à reculons. Un long et effrayant rugissement
sortit d'une trompe ornée de franges. Un
chien de meute aboya, et pareil à une flamme un
roseau empenné traversa la clairière en sifflant,
et là même où les fleurettes de son sein venaient
d'éclore dans leur éclat, cet amant meurtrier,
cet hôte inattendu, entra, se planta profondément,
se fit un passage invisible, et creusa de sa pointe un
sillon sanglant, se fraya une longue route rouge
et les ailes de mort lui fendirent le coeur.
Exhalant sa vie dans un sanglot, dans un cri de
désespoir, la jeune Dryade tomba sur le corps de
l'adolescent. Elle sanglotait sur sa virginité restée
inféconde, sur les délices dont elle n'avait point
joui, sur les plaisirs défunts, de toute la douleur
des choses restées sans récompense, et les gouttes
brillantes de sa jeunesse coulèrent en un filet de
pourpre de son côté palpitant.
Ah! c'était pitié que d'entendre sa plainte, c'était
grande pitié de la voir mourir avant qu'elle eût fait
présent de ses charmes, ou connût la joie de la
passion, ce mystère redoutable, tel que l'ignorer,
c'est ne point vivre, et que pourtant l'on ne saurait
le connaître sans être pris dans les plus pesantes
chaînes de la mort.
Mais par hasard, la Reine de Cythère, qui avait
passé toute la nuit aux côtés d'Adonis, dans la hutte
d'un berger arcadien, revenant à Paphos, sur son
char en bois doré attelé de colombes argentées,
voguait à des hauteurs que n'atteint pas l'oeil des
mortels, entre les montagnes et l'étoile du matin;
Elle jeta les yeux vers la terre, et aperçut le
couple infortuné. Elle entendit le faible cri de
désespoir échappé à l'Oréade, cri dont les vibrations
condensées semblèrent se jouer dans l'air, comme
les sons d'une viole. En toute hâte, elle ordonna à
ses deux pigeons de fermer leurs ailes tendues avec
effort. Elle fondit sur la terre, atteignit le rivage et
vit leur douloureux destin.
Car, ainsi qu'un jardinier, détournant la tête
pour saisir au vol les derniers chants de la linotte,
tranche d'une faux insouciante une plate-bande
de fleurs qui se trouvaient trop près, et coupant net
la frêle tige de la rose, jette sur le terreau brun les
charmes dispersés de la fleur, ainsi qu'un jeune berger
en son inattention,
tout en menant son petit troupeau par la prairie,
couche sous son pas deux asphodèles qui, croissant
côte à côte, ont séduit la coccinelle en leurs filets
jaunes, et fait oublier au brillant papillon tout son
orgueil, écrase contre terre leurs calices ruisselants
d'or, sous des pieds légers qui n'étaient point faits
pour des ravages aussi cruels,
ou comme un écolier, quand, ennuyé de son livre,
il se laisse aller sur le gazon semé de joncs et cueille
dans le ruisseau deux iris, puis se lasse de leurs
beautés, et s'en va, les laissant à l'ardeur meurtrière
du soleil,—ainsi gisaient les deux amants.
Et Vénus s'écria: «C'est l'impitoyable Artémis
dont la main cruelle a commis ce méfait, ou bien
c'est peut-être l'oeuvre de cette divinité puissante si
soucieuse de préserver sa majesté souveraine de
toute profanation sur la colline athénienne;—Hélas!
faut-il que des êtres capables de tant
d'amour descendent sans avoir aimé dans le séjour
de la mort?»
Aussi, de ses douces mains, avec tendresse, elle
plaça l'adolescent et la jeune fille dans le chariot
d'or. La gorge blanche, plus blanche qu'un croissant
de perle, et qu'à peine rayait le lacis d'une
veine bleue, n'avait pas encore cessé de palpiter,
et son sein oscillait encore comme un lis que le
vent agite d'un souffle incertain.
Alors les deux pigeons déployèrent leurs ailes
d'un blanc de lait, et le char brillant vogua par le
ciel, où pointait l'aube; et l'aérienne caravane,
pareille à un nuage, passa en silence au-dessus de
l'Egée, jusqu'à l'heure où l'air léger fût troublé
par le chant des voix languissantes qui appellent
pendant toute la nuit Thammus ensanglanté.
Mais quand les colombes eurent atteint leur but
accoutumé, là où le large escalier de marbre aux
marches circulaires plonge sa neige dans la mer,
l'âme voletante de la jeune fille agita une dernière
fois ses lèvres, pétales tremblants, et s'exhala dans
le vide. Et Vénus vit alors que son cortège comptait
une jolie fille de moins.
Et elle commanda à ses serviteurs de sculpter
sur un cercueil en bois de cèdre toutes les merveilles
de cette histoire. C'était dans ce giron odorant
que reposeraient leurs membres, là où les oliviers
adoucissent la teinte bleue du ciel, sur les
petites collines de Paphos, où le faune joue de la
flûte en plein midi, où le rossignol chante jusqu'à
l'aurore.
Et ils ne faillirent point à exécuter ses ordres, et
avant que l'abeille matinale eût percé l'asphodèle
des coups rageurs de son aiguillon ténu, avant que
le dix-cors vigilant, quittant sa reposée, eût d'un
bond franchi le ruisseau, et fait partir le merle
d'eau, avant que le lézard eût grimpé sur le roc
échauffé par le soleil, leurs corps reposaient sous
le gazon.
Et lorsque parut le jour, dans ce sanctuaire d'argent
où brillent éternellement les flammes des trépieds
vibrants, la Reine Vénus s'agenouilla, implora
Proserpine, pour qu'elle, dont la beauté avait rendu
amoureux le Dieu de la mort, voulût bien demander
une faveur à son pâle époux, et obtenir qu'il
laissât le Désir franchir avec le terrible Charon le
passage du fleuve glacial.
Dans le mélancolique Achéron, où ne luit point
de lune, loin de la bonne Terre, loin du jour joyeux,
là où nul printemps ne montre ses bourgeons, où
nul soleil mûrissant ne fait ployer les pommiers, où
mai, le mois fleuri, ne parsème point le gazon des
fleurs du châtaignier, où jamais ne chantent les
merles, où ne s'apparient jamais les linottes siffleuses,
là, près d'une source léthéenne aux eaux troubles
et sonores, était couché le jeune Charmidès. D'une
main lasse, il avait cueilli les fleurs de l'asphodèle,
et éparpillait sur les eaux mornes du ruisseau noir
le petit trésor qu'il avait récolté, et il regardait disparaître
les étoiles blanches, et tout ce qui l'entourait
était comme un rêve,
lorsque, jetant un regard dans le miroir des
eaux, à travers le désordre de sa chevelure frisée,
il lui sembla voir passer une ombre sur son image
et une petite main se glissa dans la sienne. De chaudes
lèvres effleurèrent timidement ses joues pâles et
dans un soupir lui murmurèrent leur secret.
Alors il tourna en arrière ses yeux las, et il vit.
Et leurs figures se rapprochèrent de plus en plus.
Leurs jeunes bouches s'attirèrent de si près qu'on
eût dit une rose de flamme, unique et parfaite, et
il sentit son sein palpitant, et son haleine qui s'échauffait,
s'accélérait.
Et il lui donna toutes les caresses qu'il avait
tenues en réserve, et elle lui fit le sacrifice de
toute sa virginité, et membre contre membre, en
une longue et voluptueuse extase, leur passion s'accrut
et se calma. Oh! pourquoi, chalumeau trop
aventureux, te risquer à chanter encore l'amour;
c'est assez de dire qu'Eros ait fait résonner son rire
sur cette prairie sans fleur.
O trop audacieuse poésie, pourquoi essayer de
chanter encore la passion? Reploie tes ailes sur le
téméraire Icare, et laisse ton lai dormir sur les
cordes silencieuses de la lyre, jusqu'au jour où tu
auras découvert l'antique source de Castalie, ou
cueilli dans les eaux lesbiennes la plume d'or que
laissa tomber Sapho, en se noyant.
C'est assez, c'est assez de dire que l'être dont la
vie avait été une ardente et coupable pulsation, une
infamie splendide, pût dans le pays sans amour où
règne Hadès, glaner une moisson brûlante sur ces
champs de flamme, où la passion erre pieds nus,
sans chaussures et pourtant sans se blesser. Ah!
c'est assez qu'une seule fois leurs lèvres aient pu
se rencontrer,
en celle ardente palpitation où des existences entières
semblent se condenser en une seule extase,
et qui meurt dans l'excès de la volupté, dans la
tension d'un plaisir convulsif, avant que Proserpine
les désignât pour la servir autour du trône d'ébène
où siège le pâle Dieu qui lui délia la ceinture dans
les campagnes d'Enna.
Non, allons d'un feu à un autre feu, de la souffrance
passionnée à une volupté plus mortelle.
Je suis trop jeune pour vivre sans désir, tu es trop
jeune pour perdre cette nuit d'été à faire ces vaines
questions que depuis longtemps l'homme a posées
au voyant et à l'oracle, sans recevoir de réponse.
Car, ma tendre amie, mieux vaut sentir que savoir,
et la sagesse est un héritage sans enfants. Une
vague de passion, la première et ardente explosion
de la jeunesse, voilà qui vaut bien les proverbes
accumulés par le sage. Ne tourmente point ton
âme d'une philosophie morte; n'avons-nous pas
des lèvres pour le baiser, des coeurs pour aimer et
des yeux pour voir?
N'entends-tu pas le murmure du rossignol, pareil
à de l'eau qui chante au sortir d'une urne
d'argent? Si doux est ce chant qu'il fait pâlir la
lune de dépit d'être suspendue à une telle hauteur
dans le ciel, et de ne pouvoir entendre cette mélodie
ravissante d'amour.—Vois comme elle enguirlande
de brouillards ses deux cornes, la lune attardée
dans sa tâche.
Des lis blancs, coupes dans lesquelles rêvent les
abeilles d'or, la neige que forment les pétales tombés,
quand la brise éparpille les fleurs du châtaignier,
ou l'éclat des corps d'éphèbes reflétés par
l'eau,—tout cela ne te suffit-il pas? Désires-tu
quelque chose de plus? Hélas, les Dieux ne donneront
jamais rien de plus de leur éternel trésor.
Car nos grands Dieux ont fini par se lasser, par
s'irriter de tous nos pêchés sans fin, de notre vain
effort pour expier par la souffrance, par la prière,
ou par le prêtre, le gaspillage des jours de la jeunesse,
et jamais, jamais ils ne prêtent la moindre
attention, soit au bien, soit au mal, mais dans
leur indifférence, ils font tomber la pluie sur le
juste et l'injuste.
Ils prennent leurs aises, nos dieux. Ils prennent
leurs aises. Ils parsèment des pétales de rose leur
vin parfumé. Ils dorment, dorment sous les arbres
berceurs où s'entrelacent l'asphodèle et le jaune lotus.
Ils regrettent les jours heureux de jadis, où ils
ne savaient pas encore ce qu'on peut rêver de mal,
et faire en rêvant.
Et bien loin, au-dessous du pavé de bronze, ils
voient comme un essaim de mouches la foule des
petits hommes, l'agitation des menues existences,
puis dans leur ennui, ils reviennent à leur séjour
parmi les lotus, et se baisent les uns les autres sur
les lèvres, et boivent à plus longs traits la liqueur
préparée avec les graines du pavot, qui amène le
doux sommeil aux paupières de pourpre.
Là, tout le long du jour, le soleil aux vêtements
d'or, reste debout, tenant en main sa torche flambante,
et quand le tissu varié des heures de la journée
a été achevé par les douze vierges, alors à travers
le brouillard cramoisi s'avance la lune, à peine
échappée des bras d'Endymion, et les Dieux immortels
se pâment dans les transes de passions mortelles.
Là-haut la reine Junon se promène parmi la rosée
des prés, ses grands pieds blancs tachés par la
poussière safranée des lis agités par le veut, pendant
que le jeune Ganymède s'ébat dans le moût
brûlant à l'écume ambrée; et ses boucles voltigent
de tous côtés, comme au jour où l'aigle ravit sur
l'Ida l'enfant tout effrayé, et l'emporta à travers le
ciel ionien...
Là-haut, dans le fond vert de quelque jardin bien
clos, la reine Vénus, ayant à son côté le berger,
près de son corps doux et chaud, comme la fleur
d'églantine, qui voudrait être blanche, mais qui
rougit de son orgueil, rit tout bas dans son amour,
si bien que le jaloux Salmacis, épiant à travers le
feuillage des myrtes, soupire dans la douleur de la
volupté solitaire.
Là-haut ne souffle jamais ce terrible vent du Nord
qui laisse nos forêts d'Angleterre mornes et nues,
jamais la neige rapide n'y tombe en blanc duvet,
jamais l'éclair aux rouges dentelures ne se risque à
les réveiller dans la nuit cerclée d'argent, alors que
nous pleurons sur quelque douce et triste faute, sur
quelque délice mort.
Hélas! eux, ils connaissent la lointaine source du
Léthé, ils les connaissent bien, les eaux qui se cachent
parmi les violettes, où celui dont les pieds meurtris
sont las d'errer, peut reprendre courage et marcher,
et boire à ces profondeurs l'eau fraîche et cristalline,
y puiser un baume du sommeil pour les âmes que
fuit le sommeil, un engourdissement de la douleur.
Mais nous comprimons nos natures; Dieu, ou le
Destin est notre ennemi. Assez de ce désespoir qui
accompagne partout le plaisir, assez de tous les
temples que nous avons bâtis, assez d'avoir fait de
justes prières jamais exaucées, car l'homme est
faible, Dieu dort, et le ciel est haut. Un instant
brillamment coloré, un seul grand amour, et voilà
que nous mourons.
Ah! nul batelier, maniant péniblement la gaffe,
ne pousse sa noire chaloupe vers le rivage sans
fleurs. Aucune petite monnaie de bronze ne saurait
porter l'âme par-dessus le fleuve de la mort au pays
sans soleil. Victimes, libations, voeux, tout est inutile;
la tombe est scellée; les morts ne se relèvent
point.
Nous nous dissolvons dans l'air des hautes régions;
nous redevenons des choses identiques à
celles que nous touchons; chaque rayon cramoisi de
soleil doit son éclat au sang de notre coeur: tout
astre qu'émeut le printemps doit à nos jeunes vies
son déploiement de flamme verte; les bêles les plus
sauvages qui battent la broussaille nous sont apparentées;
toute vie est une et tout est changement.
Un unique battement de systole et de diastole,
effet d'une seule et vaste existence, soulève le coeur
géant de la Terre, et les vagues puissantes de l'être
unique ondulent depuis le germe sans nerf, jusqu'à
l'homme, car nous sommes une parcelle de
tout. Rocher, oiseau, animal ou colline, nous ne
faisons qu'un avec les êtres qui nous dévorent, avec
les êtres que nous tuons.
Des cellules inférieures où la vie se réveille nous
passons à la plénitude de la perfection; ainsi
vieillit l'Univers. Nous qui sommes aujourd'hui
semblables à des dieux, nous avons été jadis une
masse de pourpre frissonnante barrée de lignes d'or,
insensible à la joie et à la souffrance, et ballottée
dans les dédales terribles de mers furieuses sous les
coups des vents.
Cette ardente et vigoureuse flamme dont brûlent
nos corps, elle fera peut-être resplendir d'asphodèles
quelques prairies, oui, et ces seins d'argent, les
tiens, deviendront perles d'eau. Les terres brunes
que labourent les hommes seront rendues plus fécondes
par nos amours de cette nuit. Rien n'est
perdu dans la nature; toutes choses vivent en dépit
de la Mort.
Le premier baiser de l'adolescent, la première
clochette de l'hyacinthe, la dernière passion de
l'homme, la dernière lance rouge qui jaillit hors
du lis, l'asphodèle qui ne veut point laisser ses
fleurs s'épanouir par effroi de sa trop grande beauté
et par réserve pudique, comme celle qu'éprouve la
jeune fiancée sous le regard de son amoureux, ce
sont là autant de choses
que consacre un unique sacrement. Nous ne
sommes pas seuls à avoir la passion de l'hyménée.
La terre aussi l'éprouve. Les jaunes boutons d'or,
que le rire secoue, connaissent à la pointe du jour
un plaisir aussi réel que nous, quand dans un bois
plein de fraîches fleurs, nous respirons le printemps
sur notre coeur, et sentons que la vie est bonne.
Aussi, quand les hommes nous enseveliront sous
l'if, ta bouche pareille à une tache pourpre, deviendra
une rose, et tes doux yeux seront des campanules
d'un bleu foncé, obscurcies de rosée, et quand le
blanc narcisse jettera étourdiment ses baisers au
vent, son compagnon de jeu, un vague reste de joie
agitera notre poussière, et nous redeviendrons
jeune fille et jeune homme épris.
Et ainsi, sans avoir de la vie la douleur cruelle
qui lui vient de la conscience, en quelque fleur
charmante nous sentirons le soleil, nous chanterons
encore par la gorge de la linotte, et comme
deux serpents revêtus d'une somptueuse cotte de
mailles, nous passerons sur nos tombes, ou bien,
couple de tigres, nous ramperons par la jungle torride,
jusqu'à l'endroit où dorment les énormes lions
aux yeux jaunes
et nous leur livrerons bataille. Comme mon
coeur bondit à la pensée de cette grande vie après la
mort, de ce passage par la bête, l'oiseau, la fleur,
quand cette coupe contenant trop d'esprit se brise
pour respirer plus à l'aise, et avec les feuilles pâlies
d'automne, l'âme, qui fut la première à conquérir
la terre, sera la dernière et noble proie de la
terre.
Oh! songe à cela! nous revêtirons toutes les
formes capables de vie sensuelle; le Faune aux
pieds de chèvre, le Centaure ou les Elfes aux yeux
pétillants de gaîté, qui laissent des anneaux pour
trace de leurs danses, dans la prairie, afin de taquiner
l'aurore, et ne sont pas plus près que vous
et moi des mystères de la nature, car nous entendrons
battre le coeur du merle, et croître les marguerites,
et la perce-neige défaillante soupirer après le
soleil, dans les jours sombres de l'hiver; nous saurons
par qui sont lissés les fils argentés de la Vierge,
à qui les fritillaires diaprées doivent leur peinture,
et qui donne à l'aigle de larges ailes pour voler d'un
pin frissonnant à un autre.
Oui, si nous n'avions jamais aimé, qui sait si
cette asphodèle que voilà aurait attiré l'abeille en
son sein doré, ou si la rose eût jamais suspendu à
toutes ses branches ses lampes cramoisies. À ce
qu'il me semble, nulle feuille ne devrait jamais
bourgeonner au printemps, sinon pour les lèvres
qu'ont les amants pour le baiser, pour les lèvres
avec lesquelles chantent les poètes.
Le soleil doit-il donc perdre sa lumière, ou cette
lèvre façonnée par l'art de Dédale est-elle moins
belle, parce que nous héritons de la nature, et ne
faisons qu'un avec chaque battement du pouls vital
qui agite l'air? Que plutôt de nouveaux soleils parcourent
le ciel, que la fleur prenne une nouvelle
splendeur, et soit un charme de plus pour la prairie.
Et nous deux qui nous aimons, n'allons point
nous asseoir à l'écart pour critiquer la nature, mais
que la mer joyeuse soit notre vêtement, et que
l'étoile chevelue lance ses flèches à notre gré! Nous
ferons partie du grandiose ensemble de toutes
choses, et dans toute la succession des éons, nous
nous mêlerons, nous nous perdrons dans l'âme cosmique,
Nous serons des notes dans cette grande symphonie
dont la cadence allant de cercle en cercle
forme le rythme de toutes les sphères, le coeur de
l'Univers entier, battant de vie, ne fera qu'un avec
notre coeur. Les années qui arrivent d'un pas furtif
ont maintenant perdu les terreurs qu'elles nous
causaient: nous ne mourrons point: l'Univers lui-même
fera notre immortalité.
Nous voici au coeur de l'hiver. Les arbres sont
dépouillés, excepté là où les bestiaux se terrent pour
résister au froid, sous le pin, car celui-ci ne revêt
jamais la livrée éclatante de l'automne, à qui son
frère jaloux dérobe son or. Pour lui, il garde fidèlement
son costume vert; âpre est le vent,
comme s'il soufflait de la caverne de Saturne.
Quelques minces poignées de foin adhèrent encore
aux haies vivement dessinées en noir, la où le
charretier a ramené la charge odorante d'un jour
d'été, depuis les prairies d'en bas jusqu'à la pente
étroite. Sur la neige à demi fondue, les bêlantes
brebis se tassent contre les barrières, et les chiens
domestiques, tout transis,
vont de t'étable close au ruisseau gelé, et reviennent
l'air découragé, et regrettent le pâtre grondeur
et le bruyant attelage. Et dans les hauteurs,
décrivant des cercles sans but, les corbeaux croassants
tournoient autour de la meule blanche de
givre, ou se tiennent en rang serré sur les rameaux
ruisselants, et dans le marécage, les plaques de
glace se fendillent
sous les pas solennels du héron décharné qui va
par les roseaux, bat des ailes et ramène son cou en
arrière, et pousse un cri railleur à la vue de la lune.
À travers les prairies s'en va d'un pied boiteux le
pauvre lièvre effaré; qu'on prendrait pour une
petite tache. Et une mouette égarée, jetant sa clameur
irritée, voleté comme une soudaine tombée
de neige sous le ciel d'un gris morne.
C'est le plein hiver, et le robuste paysan rapporte
de l'étable glacée sa charge de fagots, frappe du pied
sur le foyer, jette sur le feu languissant les bûches
gorgées de sève, et rit de voir le jaillissement brusque
de la flamme, effrayer ses enfants dans leurs
jeux. Et pourtant... le printemps est dans l'air.
Déjà le grêle crocus se fraye passage à travers la
neige, et bientôt les campagnes blanches vont de
nouveau se fleurir de primevères que viendra faucher
quelque jeune gars, car dès les premiers baisers
d'une chaude pluie, la mélancolie glacée de l'hiver
se résout en larmes. Les bruns sansonnets s'accouplent,
et le lapin, les yeux brillants, épie
de son terrier obscur de quel côté sont semés les
cônes de sapin. Il écrase du pied une perce-neige,
et court sur le tertre moussu. Les merles traversent
de leur vol noire promenade du soir, et les soleils
restent plus longtemps avec nous. Ah! qu'il fait
bon voir le Printemps ceint de gazon, dans toute
la joie que lui donne la vue de cette riante verdure,
franchir les haies en dansant, jusqu'au jour où la
rose précoce (ce remords charmant de l'épineuse
églantine) fait éclater son fourreau d'émeraude, et
étale le petit disque frissonnant de flamme dorée,
si bien connu des abeilles, car à sa suite se montrent
les pâles armoises, les oeillets pourprés et les asphodèles
en pleine floraison.
Alors le semeur arpente le champ du haut en
bas, pendant que derrière lui le gamin rieur écarte
de ses cris aigus la troupe noire et pillarde des
corbeaux. Alors le châtaignier déploie toute sa
gloire, et sur le gazon tombe le flot parfumé des
fleurs à la nuance de crème; les madrigaux langoureux,
murmurés à demi-voix,
s'envolent furtivement du carillon mobile de la
campanule, à chaque brise matinale. Puis ce sont
le blanc jasmin, qui étoile son propre ciel, et la
linaire qui tire sa langue de feu. L'églantine, vêtue
de velours poudreux, s'empare du sol et prend
l'empire de la forêt; puis, lorsque la rose attardée
a laissé choir,
une à une les pièces froissées de son armure,
lorsque les pensées ont fermé leurs yeux aux paupières
de pourpre, les chrysanthèmes débarquent
de leurs navires dorés leurs marchandises voyantes
et sans parfum, et les violettes, devenues d'une hardiesse
téméraire, quittent leurs modestes recoins;
et des baies écarlates parsèment l'aubépine encore
sans feuilles.
O campagne heureuse, ô arbre trois fois heureux,
bientôt voire reine, en robe brodée de marguerites,
couronnée de fleurs de lys, va descendre à petits
pas sur la prairie. Bientôt les pâtres paresseux vont
de nouveau pousser leur troupeau le long de l'étang.
Bientôt, sous la verte feuillée flottera en plein midi
le bourdonnement sourd des abeilles.
Bientôt la clairière sera toute brillante de miroirs
de Vénus, fleur préférée des audacieux, et ces
charmantes nonnes, les muguets, aux vêtements
d'un blanc de neige, égrèneront leur chapelet de
perles, et les oeillets incarnats, aux pétales foncés
en forme de mitre, embaumeront le vent; et la
clématite accrochera partout dans les haies ses
étoiles jaunes.
Cher fiancé de la Nature, si bienfaisant Printemps,
toi qui peux multiplier la génisse à la douce
haleine, donner au chevreau ses petites cornes, et
apporter à la vigne ses fleurs tendres et soyeuses,
où donc est ce népenthès que jadis l'homme tirait
de la racine de pavot et de la mandragore aux baies
luisantes?
Il fut un temps où le plus commun des oiseaux
savait me faire chanter à l'unisson avec lui, un
temps où toutes les cordes de la jeunesse vibraient
pour répondre sans retard, ou plus mélodieusement,
en rimes, à toute idylle de la forêt. Est-ce moi qui
change? Ou y aurait-il quelque chose de changé
dans la joyeuse et charmante carrière?
Non, non, tu es toujours le même: c'est moi qui
cherche à troubler par des soupirs ta simple solitude,
et parce que des larmes stériles mouillent ma
joue d'une rosée, je voudrais te voir pleurer fraternellement
avec moi? Insensé! faut-il que tout coeur
blessé et inquiet s'enhardisse à corrompre un tel
vin du poison amer de son désespoir?
Tu es le même: c'est moi dont l'âme misérable
trouve du mécontentement à s'éprendre d'elle-même
et abandonne son pouvoir royal à la rude domination
de qui devrait la servir en esclave. Car, assurément,
la sagesse existe quelque part, bien que la
mer orageuse ne la recèle point, bien que l'immense
abîme réponde: «Elle n'est pas en moi.»
Brûler d'une seule et claire flamme, se tenir ferme
selon l'honneur naturel, ne point ployer le genou
en de vains prosternements, que leur inutilité condamne:
quelle alchimie pourrait me l'enseigner?
Quelle herbe travaillée par Médée m'apportera la
paix sans exaltation de l'être que rien ne fléchit?
La corde mineure qui termine l'harmonie et qui
attend vainement une réponse fraternelle, jette un
sanglot sur sa mélodie restée inachevée, et meurt
de la mort du cygne. Ainsi moi, l'héritier de la
souffrance, Memnon silencieux aux yeux sans regard
et sans paupière, j'attends la lumière et la
musique de soleils qui ne se lèveront jamais.
La torche éteinte, le sombre et solitaire cyprès,
le peu de poussière recueillie dans une urne étroite,
le doux chairi (mot grec) de la tombe attique, tout cela ne valait-il
pas mieux que de revenir à mes capricieux et maladifs
accès d'agitation d'autrefois, que de passer
mes jours dans la muette caverne de la souffrance?
Non, car peut-être ce dieu couronné de pavots
est semblable au gardien qui, près du lit d'un malade,
parle de sommeil, mais ne peut le donner.
Sa baguette a perdu sa vertu, et pour tout dire d'un
mot, la mort est une réponse trop brutale, une clef
trop banale pour résoudre un seul mystère dans la
philosophie d'une existence.
Et l'Amour, cette noble folie, dont la puissance
auguste, invincible, peut tuer l'âme de ses remèdes
emmiellés? Hélas! il me faut jouer le rôle de
fuyard, m'éloigner de cette ruine charmante, bien
qu'une mémoire trop tenace ne puisse oublier la
courbe magnifique de ce front olympien,
qui, en une courte saison, fit de ma jeunesse une
extase de si exquise indolence, que toutes les gronderies
de la vérité plus prudente me semblaient la
voix grêle de la jalousie! Oh! éloigne-loi d'ici,
chasseresse plus fatale qu'Artémis, va chercher
quelque autre proie, car à tes charmes trop périlleux
mes lèvres ont assez bu!—Jamais, non jamais,
quand même l'amour en personne tournerait sa joue
dorée vers les flots troublés de ce rivage où j'ai été
jeté comme une épave par le naufrage,—en cet
instant même où les roues du char de la passion
m'effleurent de trop près; loin d'ici! loin d'ici!
je me voue à une vie plus stérile, plus austère.
Plus stérile, oui! ces bras-ci ne se pencheront
plus à travers le treillage des vignes pour attirer
mon âme malgré sa douce résistance, par la verdure
entrelacée. Une autre tête aura cette auréole
à porter, car pour moi j'appartiens à Celle qui
n'aime aucun homme, celle dont le sein blanc et
pur porte le signe de la Gorgone.
Que Vénus s'en aille prendre le menton de son page
mignon, et lui emmêler sa chevelure frisée; que
pourvu du filet, de l'épieu et de l'équipage de chasse,
le jeune Adonis sonne de la corne à son rendez-vous,
quant à moi, son enchantement câlin, aux
manoeuvres subtiles, ne me charme plus, bien que
je sois en état de conquérir sa plus chère citadelle.
Non, quand je serais ce jeune pâtre rieur qui vit
du sommet de l'Ida passer le petit nuage par-dessus
Ténédos et la haute Troie, et devina la venue de la
Reine, et dans son admiration, s'inclina devant
elle,—non, pas même pour une nouvelle Hélène,
je ne tendrais la pomme à sa main.
Ainsi donc, apparais, Athéné aux bras d'argent,
et si la musique ne sort plus de mes lèvres, inspire
du moins ma vie. Ta gloire n'a-t-elle point été
chantée en hymnes par un homme qui le donna
son épée et sa lyre, ainsi que fit Eschyle au beau
combat de Marathon, et qui mourut pour montrer
que de l'Angleterre de Milton pourrait encore
naître un fils7.
Note 7: (retour) Byron.
Et pourtant, je ne saurais fréquenter le Portique,
et vivre sans désir, sans crainte ni souffrance,
et développer en moi cette calme sagesse, qu'en un
temps lointain, le grave maître athénien enseigna
aux hommes, acquérir cet équilibre volontaire,
concentré en soi, qui trouve en soi son réconfort,
afin de voir défiler les vaines fantasmagories du
monde sans baisser la tête.
Hélas! ce front serein, ces lèvres éloquentes, ces
yeux où se reflétait l'éternité entière, tout cela repose
dans Colonos sa patrie; une éclipse a passé sur
la sagesse, et Mnémosyne est sans enfants; la
chouette de Minerve s'est égarée dans les ténèbres
qu'elle s'est faites pour assurer la sécurité de son vol
orgueilleux.
Je ne me soucie guère de gravir en compagnie de
la Science, bien que par une subtile et étrange incantation,
elle fasse descendre la lune du ciel. La
Muse du Temps déploie son tapis aux couleurs
somptueuses devant des regards non moins avides,
et souvent, je l'avoue, dans la grande épopée que
déroule Polymnie, je me plais à lire
les pages où l'on voit l'Asie envoyer en guerre
ses myriades de soldats contre une petite cité, et le
Mède tout cuirassé de mailles dorées, armé d'un
cimeterre orné de gemmes, et d'un bouclier blanc,
empanaché de pourpre, chevauchant entre les peupliers
ondulants et la mer que les hommes appellent
Artémisium, jusqu'à ce qu'il aperçût les Thermopyles
et leur défilé ardu que fermait un mur étroit, et
sur les pentes les plus proches, une petite troupe
de lions prenant leurs ébats insouciants.—Et
comment il fut stupéfait de voir tant de hardiesse,
et dressa sa tente sur le rivage semé de roseaux, et
resta deux jours immobile d'étonnement. Puis à
minuit se glissa par-dessus
une hauteur peu fréquentée, et descendant à
travers la forêt automnale, massacra traîtreusement
ces êtres si chers à Sparte, couronne du lointain
Eurotas, et puis reprit sa marche, sans soupçonner
le piège fatal que Dieu avait tendu pour lui dans
l'étroite baie de Salamine.—Et pourtant les lignes
deviennent confuses.
Et la cadence de leur langage grec ne me charme
plus; je me sens trop en désaccord avec cette époque
si belle pour l'aimer beaucoup. Car ainsi que le
disque du cadran solaire reçoit en plein midi les
rayons de l'astre, sans en rien voir dans son aveugle
obscurité, ainsi mes yeux poursuivent sans trêve
ce qui fuit ma vision déçue.
Oh! s'il se pouvait qu'un seul être grandiose,
désintéressé, simple, nous apprenne ce que c'est
que la sagesse? Parlez donc, cimes du solitaire
Helwellyn, car ces bruits de mêlée se sont écartés
de vos rochers impassibles et de vos ruisselets cristallins,
où donc est cet esprit que son existence irréprochable
n'empêcha pas de baiser la bouche
meurtrie de son propre siècle8?
Note 8: (retour) William Wordsworth (1770-1850).
Parlez donc, Lauriers de Rydal, où est Celui
dont vous avez ombragé le doux front, où est cette
âme pure qui, en ses jours de gracieuse majesté
sans couronne, a, malgré son humble carrière,
atteint le but grandiose où s'unissent amour et
devoir. Lui, du moins, il sut satisfaire les lois les
plus hautes, et il s'assit au festin de la Sagesse.
Mais nous autres, nous sommes les bâtards de
l'Erudition; nous savons par coeur le sonore mot
de passe de toutes les écoles grecques, et nous n'en
prisons aucune. L'Épée sans défaut qui abattit
l'Hydre païenne est un instrument sans vigueur,
que nous avons nous-mêmes émoussé. Quel homme
de nos jours escaladera les augustes, antiques sommets,
et se courbera devant le Respect vénérable?
Il est vrai, j'en ai connu un, mais, par Schabod!
il a disparu, ce dernier et cher fils de l'Italie, qui
étant homme est mort pour la cause de Dieu, et ses
os reposent en paix9. Oh! garde-le, garde-le bien,
ma Tour de Giotto, lis de marbre dans la ville des
lys, ne permets pas aux caprices farouches de la
tempête
Note 9: (retour) Mazzini.
de tourmenter son sommeil, interdis à l'Arno de
lancer ses eaux troubles et jaunes par-dessus ses
bords: jamais plus puissant vainqueur ne gravit
les marches du Capitole dans les temps jadis, où
Rome était vraiment Rome, car la liberté marchait
a côté de lui comme une fiancée, et à leur vue le
pâle Mystère
fuyait en jetant un cri aigu jusqu'en sa sombre
cellule, et entraînant un vieillard qui tenait des
clés rouillées; fuyait en frémissant de terreur à ce
tocsin éternel qui sonne le glas de l'oubli sur les
dynasties défuntes, et enfin il a'abattit comme
l'aigle blessé sous la rafale, lorsque le grand triumvir
pénétra jusqu'au coeur sacré de Rome.
Il connaissait le coeur sacro-saint et les collines
de Rome; il arracha sa louve immonde de la caverne
du lion, et maintenant il repose dans la mort, près
de ce dôme empyréen que Brunelleschi suspendit
dans les airs au-dessus du Val d'Arno. O Melpomêne,
fais chanter dans ta flûte mélancolique ta plus douce
plainte.
Fais chanter par les clefs tragiques des mélodies
telles que la joie elle-même puisse en concevoir de
la jalousie, et que les Neuf oublient un instant leur
modeste empire pour pleurer sur celui qui, pour
ressusciter les hommes, alluma dans le plus grandiose
des sanctuaires de Rome le flambeau de Marathon,
et porta l'ardeur du soleil jusque sur les
plaines oubliées du Soleil.
Oh! garde-le bien, ma Tour de Giotto, et que
chaque jour quelque jeune Florentin apporte des
couronnes de cette fleur enchantée que recèlent les
sombres sommets de Vallombrosa, et en couvre sa
tombe où gît celui dont l'urne est pareille à un
arbre puissant que ne voient point des yeux mortels,
un arbre puissant qui en ses cycles errants serait
poussé par la tempête jusqu'au bout infiniment
lointain où Chaos et Création se confondent, où les
ailes des chérubins aux chants éternels sont tissues
de Néant, et ont pénétré jusqu'en un vide-sans
Lune,—Et pourtant, bien qu'il soit poussière,
argile,
Il n'est point mort. Les Parques aux éternelles
mémoires s'y opposent, et les ciseaux s'abstiennent
de se refermer. Relevez vos têtes, ô poètes qui durerez
toujours, et vous clairons argentins, lancez une
sonnerie plus fière; car la vile chose qui fut l'objet
de sa haine, reste rampante en sa sombre demeure,
seule avec Dieu et des souvenirs de péché.
Et même, à quoi lui sert d'avoir regagné sa
caverne, à cette mère meurtrière des prostitutions
vêtues de pourpre? A Munich, sur l'architrave de
marbre, les jeunes Grecs meurent en souriant, mais
les mers qui baignent Egine s'agitent de dépit de se
voir désertes, et de ne pas refléter leur beauté, car
nos vies se dépouillent de toute couleur,
faute de nos idéals; si une seule étoile pareille à
une torche enflammée brille au ciel, l'injuste lumière
du jour la tue sans délai, et nulle trompette de guerre
ne peut rendre la voix de la passion à la muette poussière,
qui jadis était Manzini! La riche Niobé avait
ses fils pour se consoler des douleurs qu'elle éprouvait
dans sa pierre,—mais l'Italie!
Quel jour de Pâques ressuscitera-t-il encore ses
enfants, eux qui n'étaient pas Dieu, et néanmoins
ont souffert? Quels pieds iront sans s'égarer jusqu'à
leurs suaires aux multiples replis? Quels yeux clairs
les verront en chair et en os. Oh! qu'il serait
opportun de racler la pierre de dessus leur sépulcre,
et de baiser les roses saignantes de leurs blessures,
par amour d'Elle,
de notre Italie! notre mère visible! La plus
sainte parmi toutes les nations, et la plus triste,
pour la cause chérie de laquelle le jeune Calabrais
tomba en cette journée d'Aspromonte, le coeur
joyeux, qu'en un siècle où Dieu s'achète et se vend,
un homme se trouvât, mourant pour la Liberté!
mais nous autres, qui sommes consumés, refroidis,
nous voyons l'honneur souffleté et des entraves
enchaîner les beaux pieds de la Pitié; la Pauvreté
se glisse dans nos rues sans soleil, et d'un couteau
bien affilé, d'une main furtive coupe la gorge chaude
aux enfants. Et personne ne dit mot. Oh! nous
sommes de misérables hommes, indignes de notre
magnifique héritage. Où est-elle, la plume
de l'austère Milton? où est-elle, cette puissante
épée qui punit son maître d'une juste mort? Les
années ont perdu leur chef de jadis, et aucune voix
ne part du trépied muet pour atteindre à nos oreilles:
Et cependant, ainsi qu'une mère réduite à la dégradation,
met au monde au milieu d'un spasme
un vil enfant, qui lui inspire de l'horreur, de même
notre enthousiasme le plus sincère
engendre des enfants illégitimes, l'anarchie, qui
joue pour la Liberté le rôle de Judas, le vil et licencieux
prodigue qui vole l'or de la liberté, sans
que pourtant il lui en reste rien, l'Ignorance, le
seul vrai fratricide depuis Caïn, l'Envie, aspic qui se
meurtrit lui-même de ses piqûres, l'Avarice, dont
la main paralysée
ne s'ouvre plus qu'avec raideur; l'Avidité bondée
d'argent, et dont la faim monotone épuise les
hommes, au milieu du tumulte des roues. Ce sont
là les semences de choses qui feront périr leur
semeur. Voilà ce que chaque jour voit mûrir en
Angleterre, et les pas si doux de la Beauté ne foulent
plus les pierres d'aucune des rues enlaidies.
Ce qu'avait épargné Cromwell lui-même, est
profané par les mauvaises herbes et les vers, abandonné
aux jeux tumultueux du vent et des rafales
de neige, ou bien est restauré par des mains plus
meurtrières encore. La pire dégradation qu'opère le
Temps; il la voile de quelque grâce, mais ces modernes
scandales ne savent faire qu'une nudité imperméable
à la pluie.
Où est-il cet Art qui invitait des Anges à venir
chanter sous les hautes voûtes du choeur à Lincoln.
Si bien que l'air semble emprunter à de telles harmonies
de marbre une douceur que des lèvres humaines
n'espèrent point tirer du vrai roseau? Ah!
où est-elle cette main habile qui sut fléchir les
branches fleuries de l'aubépine,
pour l'arche de Southwell, et sculpta la maison
de Celui qui aimait les champs avec toutes nos plus
charmantes fleurs anglaises? Le même soleil se
lève pour nous; les saisons naturelles tissent le
même tapis de vert et de gris; les collines ont
gardé parmi nous leur aspect, mais cet Esprit-là a
disparu.
Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi.
Car la Tyrannie est une Reine incestueuse, elle a
pour frère et comme pour compagnon de lit le
Meurtre, et la Peste habite avec elle; ses pas perfides
vont et viennent par des sentiers impurs et
sanglants. Mieux valent un désert vide et une âme
inviolée.
Car une noble fraternité, l'harmonie de la vie
qui se meut dans un air pur, l'agile et pure beauté
des membres forts chez les hommes libres, et les
femmes chastes, ces choses-là élèvent nos âmes
plus haut que ne saurait le faire la maigre et aveugle
Sibylle d'Agnelo, penchée sur le livre des douleurs
humaines,
ou que la fillette que Titien représente toute
blanche sur un escalier, près de son lit, charmant,
qu'elle égale en hauteur, ou que Mona Lisa souriant
à travers ses cheveux. Ah! quoi qu'on pense, la vie
est, après toute chose, plus vaste qu'aucun ange
peint, si nous étions en état de voir le Dieu qui est
au dedans de nous. La sérénité grecque de jadis,
qui maîtrise la passion, ou cette ligne bien droite
chez les vierges de marbre, qu'on voit, sans trouble
dans le regard, sans agitation dans les membres,
chevaucher autour du Temple d'Athéné, et en
refléter les divines ordonnances, et cette exacte symétrie
de toutes les choses qui dans l'homme se
livreraient sans cela d'incessants combats,—tout
au moins dans l'intervalle,
qui s'étend des baisers maternels à la tombe,
voilà sans doute de quoi gouverner nos vies, et
nous assurer un empire assez puissant pour que la
tentation s'enroue à appeler du fond de sa caverne,
pour que le blême Péché marche courbé sous la
honte de ses adultères, pour que la Passion, en
quittant la maison de plaisir, ouvre des yeux
effarés.
Faire le corps et l'Esprit chose une et identique
avec tout ce qui est droit, si bien que rien ne vive
en vain, du matin jusqu'à midi, mais qu'en un
doux unisson, outre chaque pouls de la chair et
chaque palpitation du cerveau, l'âme, encore parfaite,
réside sur un trône défendu par d'imprenables
bastions contre toutes les vaines attaques du
dehors,
Et qu'elle observe, avec une sereine impartialité,
la mêlée des choses, et y puise néanmoins du réconfort,
en sachant que par la chaîne de la causalité
sont mariées toutes les choses différentes, qu'il
en résulte un tout suprême, qui a pour langage la
joie ou un hymne plus saint! Ah! certes, ce serait
là une manière de gouverner
la vie en la plus auguste omniprésence, et
par là, l'intellect doué de raison trouverait dans la
passion son expression; les purs sens, qui autrement
sont ignobles, communiqueraient la flamme
à l'esprit, et le tout formerait une harmonie plus
mystique que celle dont sont unies les étoiles planétaires
et de leurs tons divers ferait une corde à l'octave,
dont la cadence étant sans bornes, se répandrait à
travers les orbes de toutes les sphères, et de là
jusqu'à leur Maître reviendrait, renforcée par sa
nouvelle puissance, douées d'un pouvoir plus efficace.
—Ah! vraiment, si nous pouvions seulement
atteindre à cela, nous aurions trouvé le dernier, le
suprême credo.
Ah! c'était chose aisée quand le monde était
jeune, que de tenir sa vie à l'écart des contraintes
et des souillures. Sur nos lèvres tristes a vibré un
chant différent; nous nous sommes ôté notre couronne
de nos propres mains, pour errer parmi les
souffrances de l'exil; et dépossédés que nous
sommes de ce qui nous appartient en propre, nous
ne pouvons connaître d'autre aliment qu'une agitation
sans trêve.
En somme, la grâce, la fleur des choses s'est
dissipée, et de tous les hommes nous sommes les
plus misérables, nous qui devons vivre la vie l'un
de l'autre et jamais celle qui nous appartient en
propre, et cela par pure pitié, avec la peine de défaire
ensuite; il en était autrement au temps où âme et
corps semblaient se confondre en mystiques
symphonies.
Mais nous avons déserté ces charmants refuges,
pour entreprendre d'un pied fatigué le voyage du
nouveau Calvaire, où nous contemplons, comme
celui qui voit sa propre face dans un miroir, l'Humanité
s'égorgeant elle-même, où dans le reproche
muet de ce triste regard, nous apprenons quel terrible
fantôme peut faire surgir la main rougie de
l'homme.
O bouche meurtrie! O front couronné d'épines!
O calice plein de toutes les misères communes!
Toi, tu as pour l'amour de nous qui ne t'avons
point aimé, tu as enduré une agonie prolongée
pendant des siècles sans fin. Et nous autres nous
étions vains, ignorants, et nous ne sûmes point
que le coup de poignard, porté par nous à ton
coeur, atteignait mortellement le nôtre.
Car nous étions à la fois les semeurs et les semences,
la nuit qui enveloppe, et le jour qui s'assombrit,
la lance qui perce et le flanc qui saigne,
les lèvres qui trahissent, et la vie qui est trahie;
l'abîme a le calme, la lune a le repos, mais nous les
maîtres du monde de la nature, nous» sommes
encore notre redoutable ennemi.
Est-ce là le terme de toute cette force primitive,
qui restant identique sous les divers changements,
est sortie par violence du chaos aveugle, pour
monter toujours plus haut, à travers des mers
affamées et des tourbillons de rochers et de
flammes, jusqu'à ce que les soleils se fussent groupés
dans le ciel, pour commencer leurs cycles,
jusqu'à ce que chantassent les étoiles du matin et
que le Verbe se fit homme?
Non, non, nous ne sommes que crucifiés, et bien
que de nos sourcils tombe comme une pluie, la
sueur de sang, qu'on arrache les clous, et nous descendrons,
je le sais! Que soient étanchées les
rouges blessures, et nous retrouverons notre intégrité!
Nous n'avons nul besoin de l'hysope offerte
au bout d'un roseau. Ce qui est purement humain,
est aussi de nature divine, est aussi Dieu.
Ce n'est point que j'aime les enfants, dont les
yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère
sans noblesse, dont les esprits ne connaissent
rien, n'ont souci de rien connaître, mais parce que
le grondement de tes Démocraties,
tes Règnes de la Terreur, les grandes Anarchies,
reflètent pareils à la mer mes passions les plus
fougueuses, et donnent à ma rage un frère,—Liberté!
Pour cela uniquement, tes cris discordants
enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs,
sans cela tous les rois pourraient, au moyen du
knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades,
dépouiller les nations de leurs droits inviolables,
que je resterais sans m'émouvoir. Et pourtant...
et pourtant, ces Christs, qui meurent sur les barricades,
Dieu sait si je suis avec eux sur certains
points.
Fixée dans cette orageuse Mer du Nord, reine
de ces plaines sans repos que soulève la marée,
Angleterre, que diront les hommes sur loi, devant
qui les mondes se partagent.
La terre, fragile globe de verre, tient dans le
creux de ta main, et à travers son coeur de cristal
passent, comme les ombres par une région crépusculaire,
les lances de la guerre au vêtement cramoisi,
les longues vagues empanachées de blanc, de la
bataille, et toutes ces flammes qui sèment la mort,
les torches des seigneurs, de la Nuit.
Les pauvres léopards, efflanqués et maigres, que
connaît si bien la traitreuse Russie, on les voit
ouvrant largement leurs gueules noircies et bondissant
à travers la grêle des bombes hurlantes.
Le vigoureux lion-marin des guerres d'Angleterre
a quitté sa caverne de saphir de l'océan, pour
livrer bataille à l'orage qui fait pâlir l'étoile de la
chevalerie anglaise.
Le clairon à la gorge de bronze résonne par les
landes et les joncs du Palhan, et les pentes escarpées
des neiges de l'Inde tremblent sous le pas des
hommes armés.
Et plus d'un chef Afghan, couché sous la fraîcheur
de ses grenadiers, serre dans sa main son épée,
en sentant naître en lui le farouche soupçon, dès qu'il
voit sur la pente de la montagne
le Marri, éclaireur au pied agile, qui vient lui
apprendre qu'il a entendu dans le lointain le roulement
rythmé des tambours anglais résonner aux
portes de Kandahar.
Car le vent du sud et le vent de l'est se rejoignent
à l'endroit où, ceinte et couronnée par le fer et
le feu, l'Angleterre, les pieds nus et sanglants,
monte la route escarpée d'un vaste empire.
O cime solitaire de l'Himalaya, gris pilier du ciel
indien, où as-tu vu pour la dernière fois dans la mêlée
retentissante, nos chiens ailés que mène la Victoire?
Près des bosquets d'amandiers de Samarkand à
Bokhara, où s'épanouissent les rouges, et vers
l'Oxus au sable jaune où se rendent les graves
marchands aux turbans blancs,
Et de là en route vers Ispahan, le jardin doré du
soleil, d'où la longue et poudreuse caravane rapporte
cèdre et vermillon;
Et cette redoutable cité de Caboul, posée aux
pieds de la montagne escarpée, dont les vasques de
marbre sont toujours pleines d'eau pour combattre
l'ardeur de midi:
Où l'on promène, par l'allée étroite et rectiligne
du Bazar, une toute jeune Circassienne, présent
qu'envoie le Czar à quelque vieux Khan barbu,
Là ont volé nos ardents aigles de guerre, là ils
ont battu des ailes dans l'âpre bataille, mais la
colombe attristée, qui habite la solitude en Angleterre,
n'a aucun plaisir.
En vain la jeune fille rieuse se penche pour répondre
à son amour avec ses yeux qu'éclaire
l'amour, là-bas dans quelque ravin noir et plein
d'embûches, gît le jeune homme étreignant son drapeau.
Et bien des lunes, bien des soleils verront les
enfants languissant d'attente épier le moment
de grimper sur les genoux du père, et dans chaque
demeure où sera entrée la désolation,
De pâles épouses, qui auront perdu leur maître
et seigneur, baiseront les reliques du défunt,—quelque
épaulette ternie, une épée,—pauvres
joujoux pour soulager une si douloureuse angoisse,
Car ce n'est point dans les paisibles campagnes
de l'Angleterre que ces hommes-là, nos frères, ont
été déposés sur le lit de repos, où nous pourrions
couvrir leurs boucliers brisés de toutes les fleurs
que préfèrent les morts.
Il en est de leur nombre qui gisent près des
murs de Delhi, beaucoup d'autres dans la terre afghane,
et beaucoup au pays où le Gange coule
pendant sept mois sur des sables mobiles.
Et d'autres gisent dans les mers russes, et
d'autres dans les mers qui sont les portes de
l'Orient, ou bien près des hauteurs de Trafalgar
que balaie le vent.
O tombeaux errants, ô sommeil sans repos, ô silence
du jour sans soleil! ô ravin tranquille, ô
profondeur orageuse, rendez votre proie! rendez
votre proie!
Et toi, dont les blessures ne se guérissent jamais,
toi qui ne parviens jamais au terme de la
course pénible, ô Angleterre de Cromwell, faut-il
que tu paies d'un de tes fils chaque pouce de
terre?
Va! Couronne d'épines ta tête ornée d'une couronne
d'or. Que ton chant de joie fasse place au
chant de la souffrance. Le vent et la vague furieuse
l'ont pris tes morts, et jamais ils ne te les rendront.
La vague, le vent furieux, la rive étrangère
possèdent la fleur de la terre anglaise,—ces lèvres
que les lèvres ne baiseront plus jamais, ces mains
qui jamais ne te serreront la main.
Et maintenant qu'avons-nous gagné à enserrer
tout le globe terrestre en des filets d'or, si l'on
trouve caché dans notre coeur le souci qui ne
vieillit jamais?
À quoi nous sert-il que nos galères couvrent,
comme une forêt de pins, toute partie de la mer?
La ruine et le naufrage sont à nos côtés, en farouches
gardiens de la Maison de douleur.
Où sont les braves, les forts, les rapides? Où est
notre chevalerie anglaise? Les herbes sauvages leur
servent de linceul, et le sanglot des vagues est leur
plainte funèbre.
O bien-aimés qui gisez bien loin, quel mot d'affection
peuvent envoyer des lèvres mortes? O poussière
perdue, ô argile insensible! Est-ce pour finir,
est-ce pour finir ainsi?
Paix! Paix! c'est offenser les nobles morts que
de tourmenter ainsi leur sommeil solennel. Bien que
privée de ses enfants, et la tête couronnée d'épines,
l'Angleterre doive monter la route escarpée.
Et pourtant, quand ce pénible tertre sera achevé,
ses veilleurs signaleront de loin la jeune République
comme un soleil qui surgit des mers empourprées
de la guerre.
Milton, il me semble que ton esprit s'est retiré
bien loin de ces falaises blanches, de ces hautes
tours crénelées; ce monde aux somptueuses et ardentes
couleurs, le nôtre, semble être tombé en
cendres ternes et grises,
on dirait que le siècle est changé en une pantomime
où nous gaspillons nos heures trop chargées de
bien d'autres tâches. Car, avec toute notre pompe
et notre luxe, et nos puissances, nous ne sommes
guère propres qu'à piocher la banale argile,
puisque cette petite île que nous occupons, cette
Angleterre, ce lion marin de la mer, est à la solde
d'ignorants démagogues,
qui ne l'aiment point. Dieu bon, est-ce bien là
ce pays qui porta dans sa main un triple empire,
quand Cromwell eut prononcé le mot de Démocratie?
Aigle d'Austerlitz, où étaient tes ailes quand,
exilé bien loin sur un rivage barbare, après une
lutte inégale, sous les coups d'un inconnu, tomba
le dernier rejeton de ta race de rois?
Pauvre enfant! tu ne paraderas plus dans ton
manteau rouge, tu ne chevaucheras pas en grande
pompe à travers Paris, à la tête de tes légions revenues,
mais d'autre part, ta mère, la France, libre
et républicaine,
posera sur ton front pâle et sans couronne les
lauriers plus glorieux de la couronne guerrière,
afin que ton âme puisse sans déshonneur aller là-bas
raconter au puissant auteur de ta race
que la France a baisé les lèvres de la Liberté, et
les a trouvées plus douces que le miel de ses abeilles
à lui, et que la Démocratie, vague géante, se brise
sur les rivages où les rois reposaient sans souci.
Christ, est-ce que tu as vraiment expiré? Ou
bien tes os gisent-ils en leur sépulcre taillé dans
le roc. Et ta Résurrection n'a-t-elle été que le rêve
de celle dont les péchés méritent pardon par cela
seul qu'elle t'aimait tant?
Car ici l'air est rempli des plaintes horribles
des hommes, et on massacre les prêtres qui invoquent
ton nom. N'entends-tu point les lamentations
douloureuses de ceux dont les enfants gisent
sur la pierre?
Descends, ô Fils de Dieu, une nuit incestueuse
voile la terre, et à travers la nuit sans étoiles, je
vois le croissant lunaire dominer ta croix.
S'il est bien vrai que tu as brisé les barrières de
la tombe, descends, ô Fils de l'homme, et montre
ta puissance, de peur qu'à ta place ne soit couronné
Mahomet.
Il y eut en Europe, un temps bien lointain, où
nulle part aucun homme ne mourait pour la liberté
sans que le Lion d'Angleterre, sortant d'un
bond, de sa caverne, ne posât la main sur l'oppresseur!
C'était alors
que l'Angleterre était en état de se montrer Grande
République, témoin les hommes du Piémont, objets
préférés des soucis de Cromwell, alors que dans
son palais à fresques, le Pontife, en un impuissant
désespoir,
tremblait devant nos inexorables ambassadeurs.
Comment, dès lors, se fait-il que nous soyons déchus
d'une telle grandeur, sinon parce que le
luxe
encombre de ses stériles produits la porte par où
entreraient nobles pensées, nobles actions. Sans
cela nous pourrions être encore les héritiers de Milton.
Bien que j'aie été nourri dans la Démocratie, et
que je préfère à tout cet état républicain, où chaque
homme est comme un roi, où nul n'est distingué
des autres par une couronne, malgré tout,
malgré cette démangeaison moderne de Liberté,
je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous
obéissent, à celui de ces démagogues braillards qui
trahissent notre indépendance par les baisers qu'ils
donnent à l'anarchie.
Aussi n'ai-je aucune sympathie pour ceux dont
les mains sacrilèges plantent le drapeau rouge sur
les barricades des rues, sans défendre une juste
cause, et qui établiraient le règne de l'ignorance:
Alors, arts, civilisation, politesse, honneur, tout
s'évanouirait, il ne resterait que la trahison, et le
poignard qui est son seul outil, et le meurtre aux
pieds silencieux et sanglants.
Ce puissant empire n'a que des pieds d'argile.
Toute chevalerie, toute puissance ont abandonné
entièrement notre petite île. Quelque ennemi a dérobé
sa couronne de laurier,
et parmi ses collines s'est tue cette voix qui parlait
de Liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la;
lu n'es point faite pour habiter cette vile demeure
de trafiquants, où chaque jour
on met en vente publique la sagesse et le respect,
où le peuple grossier pousse les cris enragés
de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles.
Cela trouble mon calme; aussi mon désir est-il de
m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture,
sans prendre parti ni pour Dieu, ni pour ses ennemis.
Marche d'un pas léger, elle est tout près, sous la
neige. Parle à voix basse: elle peut entendre croître
les pâquerettes.
Toute sa belle chevelure dorée a pris la teinte de
la rouille; elle qui était jeune, et charmante, elle
n'est que poussière.
Pareille au lis, blanche comme la neige, elle savait
à peine qu'elle était femme si doucement elle
avait grandi.
Les planches du cercueil, une lourde pierre pèsent
sur sa poitrine; seul je me torture le coeur,
mais elle, elle repose.
Silence! Silence! elle ne saurait entendre la lyre
ni le sonnet; toute ma vie est ensevelie ici. Entassons
de la terre par-dessus elle.
Avignon.
J'atteignais les Alpes, mon âme brûlait en moi,
à ton nom, Italie, Italie. Et quand je sortis du coeur
de la montagne, et que je vis le pays qui avait été
le désir de ma vie,
je me mis à rire comme un homme qui a gagné
un prix de haute valeur; et rêvant à l'histoire de
ta gloire, j'épiai le jour, jusqu'au moment où,
zébré de blessures enflammées, le ciel de turquoise
prit peu à peu la couleur de l'or poli.
Les pins flottaient comme flotte une chevelure
de femme, et dans les vergers, tout le lacis des
branchages s'épanouissait en flocons d'écume fleurie.
Mais quand j'appris que bien loin de là, dans
Rome, un second Pierre portait des chaînes funestes,
je pleurai de voir si belle une telle contrée.
Turin.
Vous le voyez, j'ai gravi la pente de la montagne
jusqu'à cette sainte maison de Dieu, où jadis allait
et venait le peintre angélique, qui vit les cieux largement
ouverts,
et sur un trône au-dessus du croissant de la
lune, la blanche et virginale Reine de grâce. Marie!
Si je pouvais seulement voir ta face, la mort
ne viendrait jamais trop tôt.
O toi que Dieu couronna d'épines et de douleurs!
Mère du Christ! ô Épouse mystique! Mon coeur est
las de cette vie, et trop accablé de tristesse pour
chanter encore.
O toi, que Dieu couronna d'amour et de flamme,
que couronna le Christ, le très saint; oh! écoute,
avant que le soleil impitoyable n'expose à l'univers
mon péché et ma honte.
Est-ce ainsi qu'il est venu? Je m'attendais à voir
une scène d'un éclat merveilleux, telle qu'on le
conte au sujet d'un Dieu qui, dans une pluie d'or,
fit tomber les barrières et descendit sur Danaé:
ou bien à une apparition terrible, comme quand
Sémélè, languissante d'amour et de désir inapaisé,
supplia pour voir le corps lumineux du Dieu, et que
la flamme saisit ses membres blancs et l'anéantit entièrement.
C'est avec ces rêves joyeux que je visitai ce lieu
sacré, et maintenant les yeux et le coeur pleins
d'étonnement, je reste immobile devant ce suprême
mystère d'amour,
une jeune fille à genoux, la figure pâle et sans
passion, un ange qui tient un lis en sa main, et au-dessus
d'eux, la colombe, déployant ses ailes.
Florence.
Italie! tu es déchue, bien que toutes hérissées de
lances brillantes, tes armées marchent à grand fracas
des Alpes du Nord jusqu'aux flots siciliens!
Oui, déchue, bien que les nations te saluent reine,
parce que l'on voit l'or faire briller ta richesse
dans toutes les villes, et que sur ton lac de saphir,
d'un air allier, sous le vent qui enfle leurs voiles,
naviguent par milliers tes galères, sous l'unique
drapeau rouge, blanc et vert.
Belle et forte! Mais belle et forte en vain! Porte
ton regard vers le Sud, où Rome, ville profanée,
attend en vêtement de deuil un roi oint par Dieu.
Lève ton regard au ciel; Dieu permettra-t-il une
telle chose? Non, mais quelque Raphaël ceint de
flamme va descendre, et frapper le Profanateur
avec l'épée du châtiment.
J'errais dans la verte retraite de Scoglietto. Les
oranges à tous les rameaux qui formaient la voûte,
étaient suspendues comme des lampes brillantes
d'or, pour faire honte au jour. Çà et là, un oiseau
surpris, de ses ailes battantes et de ses pieds
éparpillait comme de la neige toutes les fleurs.
À mes pieds de pâles narcisses pareils à des lunes
d'argent; et les vagues arrondies qui rayaient la
baie de saphir, riaient au soleil, et la vie paraissait
très douce.
Au dehors, le jeune enfant de choeur passait
chantant d'une voix claire: «Jésus, le fils de
Marie, a été mis à mort. Oh! venez, et couvrez de
fleurs son tombeau.»
Ah! Dieu! Ah! Dieu! ces charmantes heures
helléniques ont submergé tout souvenir de tes amères
douleurs, de la Croix, de la Couronne, des Soldats
et de la Lance.
Le blé a passé du gris au rouge, depuis que pour
la première fois mon esprit a fui les mornes cités
du Nord, pour voler aux montagnes de l'Italie.
Et maintenant je me retourne du côté du foyer
domestique, car mon pèlerinage est tout à fait terminé,
bien que, ce me semble, ce soleil, rouge
comme le sang, m'indique la route qui mène à
Rome la sainte.
O Dame bénie, qui as sous ton empire les sept
collines, ô Mère sans tache ni souillure, toi qui
portes une triple couronne d'or,
O Roma, Roma, je dépose à tes pieds ce vain
tribut de mon chant, car, hélas! elle est rude et
longue, la route qui conduit à la Voie sacrée.
Et pourtant, quelle joie ce serait pour moi que
de tourner mes pas vers le Sud, après avoir suivi le
Tibre jusqu'à son embouchure, de revenir m'agenouiller
dans Fiésole
et d'errer à travers l'épaisse forêt de pins, qui
interrompt le cours de l'Arno aux reflets d'or, pour
voir le brouillard empourpré et la lueur du matin
sur les Apennins,
en passant près de mainte maison enfouie parmi
les vignes, près du verger, près du jardin d'oliviers
gris, jusqu'à ce qu'enfin du haut de la route qui
parcourt la morne Campagna, surgissent les sept
collines qui portent le Dôme.
Pour moi, pèlerin des mers du Nord, quelle joie
de me mettre tout seul à la recherche du temple
merveilleux et du trône de Celui qui tient les clefs
redoutables.
Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent
et prêtres et saints cardinaux, et que porté au-dessus
de toutes les têtes, arrive le doux pasteur du
troupeau.
Quelle joie de voir, avant que je meure, le seul
roi qui soit oint par Dieu, et d'entendre les trompettes
d'argent sonner triomphalement sur son passage.
Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le
signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux
mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin.
Car quels changements le temps n'amène-t-il
pas? Les cycles des années qui reviennent peuvent
délivrer mon coeur de ses craintes et apprendre à
mes lèvres un chant qu'elles pussent chanter.
Avant que dans ce champ de à-bas, l'or frémissant
soit rassemblé en gerbes poudreuses, avant que les
feuilles écarlates de l'automne voltigent comme
des oiseaux pour tomber sur l'herbe,
J'aurai peut-être parcouru la glorieuse carrière
et saisi la torche encore flambante, et invoqué le
nom sacré de Celui qui maintenant cache sa face.
Rome! quelle page dans l'histoire a été la tienne,
dans les temps d'autrefois où ton épée républicaine
régit le monde entier, pendant une période de bien
des siècles! Alors tu fus la reine couronnée de tes
peuples,
jusqu'au jour où parut dans tes rues le Goth
barbu. Et aujourd'hui, ô cité couronnée par Dieu,
découronnée par l'homme, c'est l'odieux drapeau
rouge, blanc et vert que les brises font flotter sur
tes murs.
En quel temps étais-tu en ta gloire? Alors que tes
aigles avides de pouvoir prenaient leur vol pour saluer
le double soleil et que les nations tremblaient
sous ton sceptre?
Non, ta gloire s'est prolongée jusqu'à ce jour, où
les pèlerins s'agenouillent devant, le Saint unique,
le pasteur captif de l'Eglise de Dieu.
Non, Seigneur, il n'en est pas ainsi. La blancheur
du lis au printemps, les mélancoliques bois d'oliviers
ou la colombe à la poitrine argentée m'apprennent
plus clairement ta vie et ton amour, que
ces flammes rouges et ces coups de tonnerre, avec
leurs terreurs.
Les vignes empourprées m'apportent de doux
souvenirs de toi: un oiseau qui, le soir, rentre à tire
d'aile vers son nid, me parle de celui qui n'a aucune
place pour se reposer. Je m'imagine que c'est sur toi
que chante le passereau.
Viens plutôt par une soirée d'automne, quand le
rouge et le brun brillent sur les feuilles et que les
campagnes répètent comme un écho la chanson du
passeur.
Viens quand la pleine lune en sa splendeur laisse
tomber son regard sur les rangées de gerbes dorées,
et alors fais ta moisson; nous avons attendu longtemps.
Les trompettes d'argent résonnèrent sous le
Dôme, le peuple avec un respect religieux s'agenouilla
sur le sol, et je vis porté sur les épaules des
hommes, pareil à quelque grande divinité, le saint
Maître de Rome.
Comme un prêtre, il portait une robe plus blanche
que l'écume; comme un roi, il était ceint de pourpre
royale. Trois couronnes d'or s'élevaient bien haut
sur sa tête. Entouré de splendeur et de lumière, le
Pape rentra chez lui.
Mon coeur s'enfuit bien loin dans le passé, à travers
le désert des années, vers un homme qui errait
au bord d'une mer solitaire, et cherchait vainement
un endroit pour se reposer.
«Les renards ont leur tanière, et tout oiseau
a son nid, et moi, moi seul, il me faut errer sans
repos, les pieds meurtris, et boire avec le vin
l'amertume des larmes.»
Descends, ô Christ, et viens à mon aide! Tends-moi
la main, car je vais me noyer dans une mer
plus orageuse que ne fut pour Simon ton lac de
Galilée. Le vin de la vie est répandu sur la table.
Mon coeur est pareil à une contrée ravagée par ta
famine et où ont péri toutes les choses utiles. Et je
sais fort bien que mon âme est destinée à l'Enfer,
s'il me faut cette nuit comparaître devant le trône
du Dieu.
«Il dort peut-être, ou bien il part à cheval pour
la chasse, comme Baal, quand ses prophètes hurlaient
son nom, de l'aurore à midi, sur la cime foudroyée
du Carmel.»
Non, soyons tranquille, avant la nuit venue, je contemplerai
les pieds de bronze, la robe plus blanche
que la flamme, les mains meurtries, et la face empreinte
d'une lassitude tout humaine.
J'étais debout près de la mer où nul ne vendange,
jusqu'à ce que les vagues humides eussent couvert
de leur écume ma face et mes cheveux; les longues
flammes rouges du jour mourant brûlaient à l'occident;
le vent avait un sifflement triste
et les mouettes criardes fuyaient vers la terre:
«Hélas! m'écriai-je, ma vie est pleine de douleur;
et qui donc peut faire provision de fruit ou de
grain doré sur ces plaines stériles qui s'agitent incessamment?»
Mes filets avaient ça et la bien des larges déchirures,
bien des fentes; néanmoins je les jetai pour
tenter ma dernière chance, dans la mer, et j'attendis
la fin.
Quand! ô surprise! quelle soudaine gloire! Et je
vis monter la splendeur argentée d'un corps aux
membres blancs, et cette joie me fit oublier les
tourments du passé.
Jeune fille et lys, elle n'était point faite pour la
douleur de ce monde, avec sa chevelure brune et
douce que ses larmes collaient en tresses, avec ses
yeux pleins de désirs, à demi voilés par les larmes
encore endormies, comme des eaux très bleues qu'on
voit à travers les brouillards de la pluie;
des joues pâles, où nul amour n'avait laissé sa
tache, sa lèvre inférieure rouge, et ramenée en dedans
pour fuir l'amour, et une gorge blanche, plus
blanche que la colombe argentée, et dont le marbre
pâle était rayé d'une veine pourpre. Et pourtant,
quoique mes lèvres ne doivent point cesser de la
louer,
je ne serais point assez hardi pour lui baiser
même les pieds, car je me sens sous l'ombre que
font les ailes du respect,
ainsi que Dante, quand il était debout avec Béatrice,
sous la poitrine enflammée du Lion, et qu'il
voyait le septième ciel de cristal et l'escalier d'or.
La Tamise anglaise est bien plus sainte que
Rome. Ces campanules, qui comme une montée
soudaine de la mer, viennent envahir les bocages,
avec, pour écume, la reine des prés et la blanche
anémone pour tacheter les vagues bleues,—Dieu
est ici plus manifeste que là où il se cache, dans
l'étoile au coeur de cristal que porte un moine
blême.
Ces papillons aux reflets violets qui prennent
pour tente ce lis à la teinte de crème, ce sont des
monsignori, et là où s'agitent les roseaux, où un
brochet paresseux se laisse flotter au soleil, les yeux
à demi clos,—voici un vieil évêque mitre, in partibus.
Regardez donc ces brillantes écailles toutes vert
et or.
Le vent, prisonnier qui s'agite sans repos dans
les arbres, joue fort bien le Palestrina. On dirait
que les doigts du puissant maestro sont posés sur
les touches de l'orgue de Maria, et qu'ils y jouent,
quand, aux premières heures d'un matin tout bleu
de Pâques, le Pape, porté sur un brancard tout rouge
comme le sang ou le crime, va
de sa sombre demeure sur le balcon, au-dessus
des portes de bronze, et, dominant la foule serrée
sur la place, ou les fontaines elles-mêmes semblent
dans leur extase jeter en l'air leurs lances d'argent,
étend ses faibles mains vers l'Orient, vers l'Occident,
envoie une vaine paix aux pays qui ne connaissent
nulle paix, le repos aux nations qui ne
connaissent pas le repos.
Et ce rayonnement orangé qui s'attarde et semble
vouloir taquiner la lune, n'est-il pas plus beau que
les pompes les plus brillantes de Rome! Chose
étrange! il y a un an, je me mis à genoux devant
je ne sais quel cardinal en robe rouge, qui portait
l'hostie à travers l'Esquilin!... et maintenant, ces
vulgaires pavots parmi le blé me semblent deux
fois aussi beaux.
Ces champs de pois, d'un vert bleu, que voici là-bas,
frissonnants de la dernière averse, émettent en
cette fraîche soirée des parfums plus doux que ceux
des encensoirs ornés de gemmes flamboyantes que
balancent les jeunes diacres, lorsque le vieux prêtre
ouvre le tabernacle voilé de rideaux, et donne à
Dieu un corps fait avec le fruit banal du blé et de
la vigne.
Le pauvre frère Giovanni, qui braille à la messe,
s'étonnerait certainement ici, car là-haut chante un
petit oiseau brun, et à travers le long et frais gazon
je vois cette gorge vibrante que j'entendis jadis sur
les collines éclairées par les étoiles, dans l'Arcadie
étoilée de fleurs, où le demi-cercle blanc de sable
de la plage de Salamine rejoint la mer.
Charmante est l'hirondelle qui babille sur les toits,
à la pointe du jour, quand le faucheur aiguise la
faux, quand gémissent les colombes, et que la laitière,
quittant son petit lit solitaire, va légère, et
chantonnant, vers le troupeau aux graves mugissements,
qui attend, et avance par-dessus les portes
de la cour, ses vastes mufles débordants d'écume.
Et ils sont charmants les houblons sur les plaines
du Kent, et doux est le vent qui agite le foin fraîchement
coupé, et doux sont les essaims capricieux
des bourdonnantes abeilles, et douce est la génisse
qui souffle dans l'écurie, et les figues vertes près
d'éclater, qui pendent par-dessus le mur de briques
rouges.
Et il est doux d'entendre le coucou railler le
printemps, alors que les dernières violettes flânent
encore près de la source, et il est doux d'entendre
le berger Daphnis chanter la chanson de Linus
dans quelque vallon ensoleillé de la chaude Arcadie
où le blé est de l'or, où les moissonneurs aux
membres légers et sveltes dansent près du troupeau
enfermé dans le parc.
Et il est doux d'entendre à côté de la jeune Lycoris
dans quelque lointaine vallée de l'Illyrie, et
sous une voûte de feuillage sur un tapis d'amaracus,
nous pourrions, nous aussi, perdre dans l'extase un
jour d'été, et nous divertir à qui sera le plus habile
sur le chalumeau, pendant que bien loin au-dessous
de nous, s'irrite la pourpre troublée de la mer.
Mais combien ce serait plus doux si le pied
chaussé de sandales d'argent de quelque Dieu longtemps
caché venait jamais fouler les prairies de
Nuneham; si jamais Faune portant à ses lèvres la
flûte de roseau pouvait lever la tête près des vertes
flaques d'eau! Ah! il serait doux, en effet, de voir
le céleste berger appeler à la pâture son troupeau à
la blanche toison.
Aussi, chante donc pour moi, musicien harmonieux,
quoique tu ne chantes, après tout, que ton
propre requiem. Dis-moi ton récit, infortuné chroniqueur,
conte-moi tes tragédies. Ne dédaigne point
ces retraites nouvelles pour toi, cette campagne anglaise,
car notre île du Nord peut donner de quoi
faire bien des belles couronnes,
que ne connaissent point les prairies grecques;
plus d'une rose telle que vainement un adolescent
la chercherait pendant tout un jour, dans les vallons
d'Eolie, croît en masses touffues sur nos haies,
comme une insouciante courtisane prodigue de sa
beauté; et aussi des lis tels que jamais n'en réfléchit
l'Ilissus étoilent nos ruisseaux, et des nielles bleues
ponctuent le froment vert, et bien qu'elles soient
pour les hirondelles un avertissement de se diriger
vers le Sud, elles ne déploieraient jamais leurs pavillons
d'azur parmi les vignes grecques. Et même
cette petite herbe en haillons rouges, qui invite le
rouge-gorge à pépier, serait une étrangère en Arcadie,
et plus d'une élégie restée muette
dort dans les roseaux qui frangent notre sinueuse
Tamise, et qui la réveillerait, donnerait un enchantement
plus doux que celui qui fit pleurer Syrinx,
et par ici se cachent des orchidées brunes semées
d'abeilles, assez belles pour faire un diadème au
front de Cythérée, et que Cythérée ne connaît
point, et là-bas tout près de ce taureau qui paît,
il est une mignonne asphodèle jaune; le papillon
peut l'apercevoir de loin, bien que la rosée d'un
seul soir d'été suffise à remplir deux fois sa petite
coupe, avant que l'étoile ait rappelé le berger paresseux
à son parc, et sans être prodigue, chaque
pétale est semé de taches d'or
comme si l'opulente maîtresse de Jupiter, Danaé,
sortie toute brûlante encore de ses bras dorés, s'était
penchée pour baiser les pétales tremblants, ou
comme si le jeune Mercure, qui rase de son vol le
gué sombre de Dis, les avait frôlés tout récemment
d'une plume de ses ailes; la tige svelte qui porte la
charge de ses soleils
est à peine plus épaisse que le fil de la Vierge, ou
que la tapisserie argentée de la pauvre Arachné.
Les hommes disent qu'elle s'épanouit sur le tombeau
d'un être auquel je rendis jadis un culte, mais
à moi elle semble me rappeler des souvenirs plus
divins d'ombrages héliconiens hantés des Faunes
et de mers bleues aimées des nymphes
d'une vallée inconnue a Tempé, où Narcisse s'étend
sur le bord d'une rivière transparente, ayant dans sa
chevelure le désordre de la forêt, dans ses yeux le
silence du bois, courtisant cette image mobile qui à
peine baisée se dissout; des souvenirs de Salmacis,
qui n'est ni jeune homme, ni jeune fille, et qui
est pourtant l'un et l'autre, embrasé d'une double
flamme, et jamais satisfait par leur excès même,
car chacune des deux passions, dans son ardeur
éprise, se refuse à se séparer de l'autre, et pourtant
tue l'amour par ce refus;—des souvenirs d'oréades
épiant à travers les feuilles des arbres silencieux
sous le clair de lune,
d'Ariane abandonnée sur le port de Naxos, lorsqu'elle
vit bien loin sur les flots le perfide équipage,
qu'elle agita son écharpe rouge, et appela le
trompeur Thésée, ignorant que tout près derrière
elle était Dionysos sur une panthère couleur
d'ambre,—des souvenirs de ce que vit
le barde aveugle de Méonie, le mur de Troie, la
reine Hélène assise dans la chambre sculptée, ayant
auprès d'elle un amoureux jeune homme aux lèvres
rouges, arrangeant de sa main mignonne la crinière
de son casque, et bien loin de là, la mêlée, les cris,
les plaintes, quand Hector écartait avec son bouclier
la lance et qu'Ajax lançait la pierre,
Ou c'est Persée ailé, qui, de son épée bien trempée,
tranche les serpents entrelacés de la sorcière, ce
sont tous ces contes fixés pour l'éternité sur les petites
urnes grecques, charge plus riche que ne le
fut le plus opulent galion d'Espagne à son retour
des Indes. Car du moins de cette charge il arrive
quelque partie
et je sais bien qu'ils ne sont point du tout
morts, les anciens Dieux de la poésie grecque; ils
ne sont qu'endormis, et dès qu'ils entendront ton
appel, ils s'éveilleront, et se croiront en pleine
Thessalie. Cette Tamise leur sera l'eau de Daulis,
cette fraîche clairière la prairie semée d'iris jaunes
où jadis riait et jouait le jeune Itys.
Si ce fut toi, cher oiseau, qui as fait ton berceau
dans le jasmin, si ce fut toi, qui de l'immobile
feuillage de ton trône, as chanté pour le merveilleux
enfant jusqu'à ce qu'il entendit le cor d'Atalante
retentir faiblement parmi les collines de Cumner,
et que dans ses courses vagabondes par les bois de
Bagley, il rencontrât, le soir, la fontaine des poètes
grecs,
Ah! mignon avocat au simple costume, qui
plaides pour la lune contre le jour, si c'est grâce à
toi que le berger cherche sa compagne, en celle
douce poursuite, alors que Proserpine oublia qu'elle
n'était point en Sicile, et qu'elle s'appuya, toute
émerveillée, contre cette barrière moussue de Sandfort,
Prodige du bois, à l'aile légère, aux yeux
brillants, si jamais tu as consolé par ta mélodie
quelqu'un de ce petit clan, de cette troupe fraternelle
qui aima l'étoile matinale de la Toscane,
plus que le soleil accompli de Raphaël, et qui est
immortelle, chante pour moi, car je l'aime bien,
chante, chante encore! Que le morne univers redevienne
jeune, que les éléments prennent des
formes nouvelles, et que les antiques formes de la
Beauté se promènent parmi les formes simples,
parmi les petits champs sans barrières, comme au
temps où le fils de Latone portait la houlette de
saule, où les moelleuses brebis et les chèvres ébouriffées
suivaient le Dieu presque enfant.
Chante, chante encore! et Bacchus va paraître
ici, à cheval sur son magnifique trône indien, et
au-dessus des tigres geignants, il agitera son bâton
couronné de lierre jaune et d'un cône résineux,
pendant qu'à côté de lui l'effrontée Bassaride jettera
par terre le lion par sa crinière, et attrapera le
faon montagnard.
Chante encore! et je porterai la peau de léopard,
et je déroberai les ailes lunaires d'Astaroth, et sur
son chariot glacé nous pourrons gagner le Cithéron
en une heure, avant que l'écume ait débordé pardessus
le pressoir, avant que le Faune ait cessé de
fouler les grappes; oui, avant que la lampe clignotante
du jour
ait fait fuir la hulotte criarde jusqu'en son nid,
et averti la chauve-souris de reployer ses éventails
membraneux, quelque jeune Ménade, aux seins
couverts de feuilles de vigne, maraudera aux Pans
endormis leurs fruits de faine, si doucement que le
petit sansonnet ne s'éveillera point dans son nid et
aussitôt lançant un rire aigu, et s'élançant d'un
bond,
elle atteindra la verte vallée, où la rosée tombée
se rassemble sous l'orme, et alors comptera son butin;
puis les bruns satyres, bande joyeuse, fouleront
la lysimachie le long du rivage, et là où leur
maître cornu trône en grand appareil, apporteront
des fraises et des prunes duvetées sur une claie
d'osier.
Chante encore! et bientôt, la face fatiguée par la
passion, apparaîtra à travers la fraîche fouillée le
jeune homme serviteur d'Apollon. Le prince tyrien
chassera son sanglier hérissé, parcourra les bois de
châtaigniers tout fleuris, et la vierge aux membres
d'ivoire, aux yeux gris, où brille la fierté, poursuivra
à cheval le daim vêtu de velours.
Chante encore! et je verrai le jeune garçon mourant
teindre de la pourpre de son sang la clochette
de cire dont le poids fait pencher la jacinthe, et à
moi Cypris éplorée viendra conter sa douleur, et je
baiserai sa bouche et ses yeux ruisselants, et je
la conduirai au mystérieux bosquet de myrtes où
gît Adonis.
Redouble d'efforts, ô Itys! Le souvenir, frère de
lait du remords et de la douleur, verse goutte à
goutte le poison dans mon oreille. Oh! être libre!
Brûler ses vieux vaisseaux! Se lancer encore dans
la mêlée des Vagues empanachées de blanc, et livrer
bataille au vieux Protée pour piller les cavernes
fleuries de corail!
Oh! pour Médée et ses parents magiques! pour
le secret du sanctuaire de Colchide! Oh! pour une
feuille de cette pâle asphodèle qui entoure le front
las de Proserpine, et verse le soir des rosées si merveilleuses,
qu'elle rêve des campagnes d'Enna, près
de la lointaine mer de Sicile,
où souvent elle pourchassa l'abeille à la ceinture
d'or, de lis en lis, dans la prairie unie, avant que
son ténébreux maître lui eût fait goûter au fruit
fatal, à ce grain de grenade, avant que les noirs
coursiers l'eussent emportée au loin, jusque dans
le pays vague et sans fleurs, au jour languissant et
sans soleil.
Oh! pour une heure de minuit, avoir pour maîtresse
la Vénus de la petite ferme de Mélos! Oh! si
pour une heure seulement quelque antique statue
s'éveillait à la passion; et que je pusse faire oublier
à l'Aurore de Florence son muet désespoir, m'accoler
à ces membres puissants et faire mon oreiller de
cette poitrine géante!
Chante, chante encore! Je voudrais être ivre de
vie, ivre de la vendange foulée sous le pressoir, de
ma jeunesse; j'oublierais les luttes d'un labeur
stérile, la vallée déchirée, les yeux de Gorgone de la
Vérité, la veillée sans prière, et le cri qui implore
la prière, les dons inféconds, les bras levés, l'air
morne et insensible.
Chante, chante encore! O Niobé emplumée, tu
peux donner de la beauté à la douleur, et dérober
à la joie ses accents les plus mélodieux, tandis que
nous autres, nous n'avons que le silence mort et
sans voix pour guérir nos plaies trop découvertes,
et ne savons que tenir la souffrance emprisonnée
en nos coeurs, que tuer le sommeil sur l'oreiller.
Chante encore plus fort, pourquoi faut-il que je
revoie la face lasse et pâle de ce Christ abandonné,
dont jadis mes mains ont tenu les mains sanglantes,
dont si souvent mes lèvres ont baisé les lèvres
meurtries, et qui maintenant muet, misérable en
son marbre, reste seul dans sa demeure déshonorée,
et pleure, sur moi peut-être.
O mémoire, dépouille ton enveloppe enguirlandée,
brise ton luth aux sons rauques, ô triste Melpomène;
ô souffrance, souffrance, reste close en ta
cellule fermée; et ne double point de tes larmes cette
limpide Castalie! Tais-toi, tais-toi, triste oiseau, tu
offenses la forêt en tourmentant son calme champêtre
de ton chant si ardemment passionné!
Silence, silence, ou s'il est angoissant de se taire,
emprunte au sansonnet des champs son air plus
simple, à lui dont la joyeuse insouciance est mieux
faite pour ces forêts anglaises que ton cri aigu de
désespoir. Ah! tais-toi, et que le vent du Nord
remporte ton lai aux collines rocheuses de la Thrace,
à la baie orageuse de Daulis.
Un instant encore! Les feuilles effarouchées seront
agitées: peut-être Endymion aura traversé la prairie,
épris d'amour pour la lune, et cette tranquille Tamise
aura entendu Pan battre et faire voler l'eau, en
cherchant à tâtons un roseau, pour attirer hors de sa
caverne bleue quelque innocente Naïade, qui, partagée
entre la joie et la peur, prête l'oreille à sa flûte.
Un instant encore! La tourterelle réveillée a roucoulé;
la fille argentée de la mer argentée a enchaîné,
de ses mains amoureuses, son inconstant qui
allait chasser, et Dryopé a écarté les branches de
son chêne pour voir le rétif adolescent aux cheveux
dorés se révolter sous son joug.
Un instant encore! Les arbres se sont inclinés
pour baiser la pâle Daphné qui sort à peine de la
langueur des lauriers tremblants, et Salmacis, dans
son isolement, a mis à nu sa stérile beauté devant
la lune, et à travers la vallée, avec un triste et voluptueux
sourire, est passé Antinoüs; le rouge lotus
du Nil
sort à demi fléchi des boucles noires de sa chevelure,
pour voiler le charme enfoui sous ces paupières
endormies; ou bien c'est, là-bas, sur cette
pente couverte de gazon, l'intangible Artémis aux
membres nus sous sa tunique relevée haut, qui a
commandé à ses chiens de donner de la voix, qui
a débusqué le daim de sa verte reposée par ses
cris aigus et la piqûre de son épée.
Reste calme, reste calme, ô coeur passionné, reste
calme! Oh Mélancolie, ferme ton aile de corbeau,
O Dryade qui sanglotes, ne quitte point le creux
de ta colline pour venir apporter une réponse aussi
découragée. O Marsyas ailé, cesse de te plaindre.
Apollon n'aime point entendre des chants ainsi
troublés par la souffrance.
C'était un rêve: la clairière est déserte. Nul doux
rire de l'Ionie n'agite l'air. La Tamise rampe, paresseuse
et plombée, et du bois épais, redevenu désolé,
désert, a fui le jeune Bacohus avec son bruyant
cortège. Et pourtant du bois de Nuneham vient
toujours cette vibrante mélodie,
si triste, qu'on croirait entendre un coeur humain
se briser dans chaque note distincte. C'est une qualité
que possède parfois la musique, car elle est l'art qui
tient de plus prés aux larmes et au souvenir. Pauvre
Philomèle en deuil, que crains-tu donc? Ta soeur ne
hante point ces campagnes, Pandion n'est pas ici.
Ici jamais on ne voit un maître cruel, armé de la
lame meurtrière, point de tissu formé de sanglants
insignes; ce ne sont que vallées moussues, faites
pour les camarades qui vont à l'aventure, de chauds
vallons où se repose l'étudiant fatigué, son livre à
moitié fermé, et bien des allées sinueuses, où le
soir, les rustiques amants sont heureux d'échanger
leurs naïfs propos.
L'inoffensif lapin gambade avec ses petits sur le
sentier tracé par le halage, où récemment encore,
une troupe de joyeux gars, se bousculant à l'envi,
encourageait de ses cris bruyants les équipes de rameurs;
l'araignée avec ses fils d'argent travaille à
son petit métier, et des sombres murailles à crêtes
de buées rouges
de la ferme isolée part une lueur clignotante.
C'est là que le berger accablé de fatigue pousse son
troupeau bêlant, et le renferme dans le pare formé
de claies. Une clameur assourdie vient de quelque
bateau d'Oxford, arrêté à la barrière de Sandford,
et fait lever en sursaut la poule d'eau de son abri
dans les roseaux; et les ombres obscures s'allongent
sur la colline en voltigeant comme des hirondelles.
Le héron passe, revenant au lac, sa demeure. Le
brouillard bleu se glisse à travers les arbres frissonnants.
Les étoiles silencieuses, mondes d'or, apparaissent
une à une, et pareille à une fleur que chasse
la brise, une lune étincelante parcourt le ciel
brillant. C'est l'arbitre muet de toute ta plainte mélancolique,
enchanteresse.
Elle ne se soucie point de toi; pourquoi s'en soucierait-elle?
Endymion, elle le sait, n'est pas loin.
C'est moi, c'est moi, dont l'âme est comme le roseau,
qui ne saurait jouer de lui-même aucun message,
mais qui chante sur l'ordre d'autrui; c'est moi qui
vais poussé par tous les vents sur le vaste Océan de
la souffrance.
Ah! cet oiseau brun s'est tu; un trille exquis
semble être resté dans le sombre feuillage, et mourir
en accents musicaux. À cela près, l'air est silencieux,
silencieux au point qu'on entendrait la
chauve-souris, aux courtes ailes, errer et tourner
au-dessus des pins, qu'on pourrait compter une à
une chaque gouttelette de rosée qui tombe du calice
débordant de la campanule.
Et bien loin, par la plaine qui s'étale, à travers
les saules groupés, et les buissons bruns, la haute
tour de Magdalen, terminée par une girouette
d'or, masque la longue Grand'Rue de la petite
ville! Attention! voilà que la cloche de la porte de
Christ-Church annonce d'une voix retentissante le
couvre-feu.
Le nocturne bleu et or de la Tamise a fait place à
une symphonie en gris. Une barque chargée de foin
couleur d'ocre s'est détachée du quai. Glacial dans
sa froideur,
le brouillard jaune est descendu suivant les ponts,
si bien que les murs des maisons ont pris l'air
d'ombres, et que saint Paul plane comme une
bulle au-dessus de la ville.
Puis soudain s'est éveillé le tapage de la ville,
les rues se sont remplies de charrettes campagnardes
et un oiseau s'est envolé vers les toits luisants et a
chanté.
Mais une femme pâle, et toute seule, dont le jour
baise la chevelure décolorée, allait et venait sous la
clarté crue des becs de gaz, la flamme aux lèvres et
le coeur pétrifié.
Les petits nuages blancs luttent à la course à
travers le ciel, et les champs sont parsemés de l'or
de la fleur de Mars. L'asphodèle surgit sous les
pieds, et le mélèze orné de franges oscille et se balance
quand le sansonnet pressé passe tout près.
Une délicate odeur se dissémine sur les ailes de
la brise matinale, odeur de feuilles, et de gazon, et
de terra fraîchement retournée. Les oiseaux chantent
gaiement l'heureuse naissance du Printemps, et
sautillent de branche en branche sur les arbres qui
se balancent.
Et partout les bois sont animés par le murmure et
les bruits du printemps, et le bourgeon de rose
éclate sur l'églantine grimpante, et la masse des
crocus est une frissonnante lune de feu, bordée de
toutes parts d'un anneau d'améthyste.
Et le platane dit à demi-voix au pin quelque
conte d'amour, si bien que celui-ci, sans sourire,
s'agite et secoue son manteau vert, et l'obscurité,
dans le creux de l'orme des montagnes, s'illumine
de l'éclat irisé que jette l'arc-en-ciel brillant sur la
gorge et la poitrine argentée de la colombe.
Voyez, là-bas, l'alouette quitte brusquement son
lit dans la prairie en brisant les fils de la Vierge et
les réseaux de la rosée, et filant au cours de la rivière,
pareil à une flamme bleue, le martin-pêcheur
vole comme une flèche et fend l'air.
Dans cette grande et maigre demeure de l'Art, où
ne manque aucune des grandes choses que les
hommes ont sauvées du Temps, on apporta le corps
flétri d'une jeune fille morte avant que l'heureuse
jeunesse du monde eût atteint sa floraison. Elle
avait été aperçue par des Arabes isolés, bien cachée
dans le sein ténébreux d'une noire pyramide.
Mais quand on eut déroulé les bandes de lin qui
enveloppaient le corps de l'Égyptienne, voici qu'on
trouva, dans le creux de sa main, une petite graine
qu'on sema dans la terre anglaise, et qui produisit
une merveilleuse neige de fleurs étoilées, et répandit
de riches parfums dans notre air printanier.
Cette fleur attirait par des charmes si étranges,
qu'elle fit entièrement oublier l'asphodèle, et que
la brune abeille, l'amante du lys, délaissa la coupe
dont elle faisait son séjour ordinaire, car on n'eût
point cru que c'était là quelque chose de terrestre,
mais plutôt qu'elle avait été dérobée dans quelque
Arcadie du ciel.
En vain le triste Narcisse, languissant et pâli par
la contemplation de sa propre beauté, se penchait par-dessus
le ruisseau; la libellule pourpre ne trouvait
plus d'attrait à lustrer ses ailes de l'or de sa poussière,
plus de plaisir à baiser la fleur du jasmin, ou
à faire tomber de l'eucharis les perles de rosée.
Par amour d'elle, le passionné rossignol oublia
les montagnes de Thrace et le roi cruel; et la pâle
tourterelle ne songea plus à faire voile à travers les
temps humides, au temps de la floraison. Elle cherchait
à planer autour de cette fleur d'Égypte, avec
son aile d'argent et sa gorge d'améthyste.
Pendant que l'ardent soleil flamboyait au haut
de sa tour bleue, un vent rafraîchissant vint furtivement
du pays des neiges, et le chaud vent du sud
arriva avec de tendres larmes de rosée, et humecta
ses feuilles blanches, lorsque Hespérus surgit dans
ces prairies du ciel à la teinte d'algue marine sur
lesquelles s'allongent les bandes écarlates du couchant.
Mais quand les oiseaux fatigués eurent cessé leurs
chansons amoureuses par les champs déserts que
hantent les lis, quand, large et resplendissante
comme un bouclier d'argent, la lune se balança
dans la hauteur du ciel de saphir, est-ce qu'un rêve
étrange, un mauvais souvenir ne vint point agiter
tous les pétales tremblants de ses fleurs?
Oh! non, à cette fleur magnifique, un millier
d'années ne semblait que la prolongation d'un
beau jour d'été. Elle ne connaissait rien de la marée
des craintes rongeantes, qui changent en un
gris terne l'or de la chevelure chez un jeune homme.
Elle ne connut jamais la terrible aspiration après la
mort, ni le regret que doivent éprouver tous les
mortels d'être nés.
Car nous allons à la mort en jouant de la flûte,
en dansant, et nous ne voudrions point repasser par
la porte d'ivoire, ainsi qu'un fleuve mélancolique,
las de couler, s'élance comme un amant, dans la
terrible mer, et trouve qu'il y a profit à mourir si
glorieusement.
Nous gaspillons notre force majestueuse en luttes
infécondes contre les légions du monde conduites
par le bruyant souci; jamais elle ne sent la décadence,
mais elle puise de la vie dans la pure lumière
du soleil, et dans l'air sublime; nous vivons sous la
puissance ravageuse du Temps; elle est l'enfant de
toute éternité.
Le vent d'occident souffle fort à travers la sombre
mer Égée, et au pied du secret escalier de marbre, ma
galère tyrienne t'attend. Descends, la voile de
pourpre est déployée. Le veilleur dort dans la
ville. Oh! quitte ton lit brodé de fleurs de lys, ô
ma Dame, descends, descends.
Elle ne viendra pas, je la connais bien; elle n'a
aucun souci des voeux d'un amant, et un homme
n'aurait guère de bien à dire d'une créature si
cruelle et si belle. Le véritable amour n'est qu'un
joujou de femme; elle n'ont jamais connu la douleur
d'un amant, et moi qui aimais autant qu'aimé un
jeune homme, il faut que j'aime en vain, que j'aime
en vain.
O noble pilote, dis-moi la vérité. Est-ce là le
brillant d'une chevelure dorée, ou n'est-ce que le
réseau de la rosée dans ces fleurs de la passion que
voici? Bon marin, viens et dis-moi maintenant:
est-ce là la main de ma Dame? ou n'est-ce que le reflet
de la proue, où n'est-ce encore que le sable
argenté.
Non, non, ce n'est point le réseau de la rosée, ce
n'est point le sable bordé d'argent, c'est vraiment
ma chère Dame, avec sa chevelure d'or et sa main
de lys. O noble pilote, gouverne du côté de Troie
Bon marin, joue de la lourde rame. C'est la Reine
de vie et de joie que nous devons enlever au rivage
grec.
Le ciel décoloré prend une teinte vaguement
bleue; une heure encore, et il fera jour. A bord! à
bord! mon vaillant équipage. O ma Dame, fuyons!
fuyons! O noble Pilote, tourne la proue vers Troie.
Bon matelot, joue activement de la lourde rame. O
toi que j'aime comme n'aime qu'un jeune homme,
ô toi que j'aimerai d'un amour éternel.
Aux pommiers pendent des fruits d'or, et en Arcadie,
les oiseaux chantent à tue-tête; les brebis
couchées bêlent dans le parc; la chèvre sauvage
court par la forêt. Mais hier il a conté son amour,
je sais qu'il me reviendra. O lune qui surgissez, ô
Dame la lune, soyez une sentinelle pour mon
amant. Il est impossible que vous ne le connaissiez
pas très bien, car il porte des chaussures de
pourpre; il est impossible que vous ne le connaissiez
pas très bien, car il est armé de la houlette pastorale,
et il est aussi doux qu'une colombe, et sa
chevelure est brune et frisée.
Maintenant la tourterelle a cessé les appels
qu'elle adressait à son serviteur aux pieds rouges.
Le loup gris rôde autour de l'étable. Le sénéchal
chanteur du lis est endormi dans la corolle du lis.
et partout les collines violettes sont ensevelies dans
les ténèbres. O lune qui surgissez, ô sainte lune,
arrêtez-vous sur le sommet d'Hélicé, et s'il vous est
agréable d'être témoin de mon fidèle amour, ah! si
vous voyez la chaussure de pourpre, la houlette et
le coudrier, la chevelure brune du jeune homme,
et la peau de chèvre enroulée autour de son bras,
dites-lui que je l'attends ici, dans la ferme où brille
la mèche de roseau.
La rosée qui tombe est froide, glaciale, et nul oiseau
ne chante dans l'Arcadie. Les petits Faunes
ont abandonné la colline, et même l'asphodèle fatiguée
a clos ses portes d'or, et pourtant mon
amant ne revient point près de moi. Lune trompeuse,
lune trompeuse! O lune qui pâlissez! où
donc est allé mon fidèle amant? Où sont les lèvres
de vermillon, la houlette de berger, les chaussures
de pourpre? Pourquoi déployer cet étendard d'argent?
Pourquoi prendre ce voile de brouillards
mobiles? Ah! c'est toi qui possèdes le jeune Endymion,
c'est toi qui possèdes ces lèvres destinées au
baiser.
Mes membres sont rongés par une flamme. Mes
pieds sont las de voyager, et à force d'invoquer le
nom de ma Dame, mes lèvres ont maintenant désappris
à chanter.
O linotte, dans le buisson de roses sauvages, déploie
ta mélodie sur mon amour. O alouette, chante
plus haut, en l'honneur de l'amour: une dame
passe tout près.
Elle est trop belle pour qu'un homme, quel qu'il
soit, puisse voir ou posséder celle qui charmait son
coeur; plus belle qu'une Reine, qu'une courtisane,
ou que l'eau où la nuit se reflète la lune.
Sa chevelure est retenue par des feuilles de
myrte (feuilles vertes sur sa chevelure dorée). Les
herbes vertes parmi les gerbes jaunes de la moisson
d'automne ne sont pas plus belles.
Ses lèvres, petites, plus faites pour le baiser que
pour exhaler la plainte amère de la douleur, tremblotent
comme fait l'eau du ruisseau, ou comme les
roses après la pluie du soir.
Son cou a la blancheur du mélilot, qui rougit de
plaisir au soleil; la palpitation de la gorge de la linotte
n'est pas plus charmante à contempler.
Ainsi qu'une grenade coupée en deux, avec ses
grains blancs, telle est sa bouche écarlate; ses joues
sont comme la nuance fondue qu'offre la pêche qui
rougit du côté du sud.
O mains entrelacées! O corps délicat et blanc, fait
pour l'amour et la souffrance! O Demeure d'amour!
Opale fleur désolée et battue par la pluie!
Un anneau d'or et une colombe blanche comme
le lait, tels sont les présents qui te conviennent;
puis une corde de chanvre pour votre amour à vous,
pour le pendre à quelque arbre.
Pour vous, une demeure d'ivoire (les roses sont
blanches dans la tonnelle de roses), et pour moi,
un petit lit pour m'étendre (blanche, oh! qu'elle est
blanche la fleur de la ciguë)!
Le myrte et le jasmin pour vous (oh! qu'elle est
belle à voir, la rose rouge!), et pour moi, le cyprès
et la rue (le plus beau de tous est le romarin).
Pour toi, trois amants, aspirants à ta main (l'herbe
verdit sur la tombe d'un mort), pour moi, l'espace
de trois pas dans le sable (qu'on plante des lis du
côté de ma tête)!
La mer est tachée de barres grises, le vent morne
et funèbre chante faux, et pareil à une feuille flétrie,
le reflet de la lune est chassé à travers la baie
orageuse.
Dessiné par un contour net sur le sable pâle, gît le
noir bateau. Un mousse, dans sa joie insouciante,
grimpe à bord. On voit le rire sur sa face et la blancheur
de sa main.
Et là-haut s'entend le cri des courlis, là où par
la prairie enténébrée des hauteurs, passent les
jeunes moissonneurs aux cous hâlés, silhouettes
qui se dessinent sur le ciel.
Pour les sens du dehors, c'est la paix, une paix
rêveuse dans toutes les directions, un silence profond
sur la terre enveloppée d'ombres, un silence
profond là où cessent les ombres.
À part un cri qui réveille un écho perçant, et que
lance un oiseau qui se désole dans sa solitude, un
râle des genêts appelant sa compagne, et la réponse
part de la colline perdue dans le brouillard.
Et soudain, la lune retire des cieux qui s'éclairent,
sa faucille, et fuit vers sa sombre caverne, enveloppée
dans un voile de gaze jaune.
Désormais à l'abri de l'injustice du monde et de
sa souffrance, il repose sous le voile bleu de la Divinité.
Enlevé à la vie, quand la vie et l'amour
étaient dans toute leur nouveauté, ainsi gît le plus
jeune des martyrs;
beau comme Sébastien, et comme lui, mis à
mort prématurément. Nul cyprès ne jette son ombre
sur son tombeau, point d'if funéraire, mais de douces
violettes, qui pleurent avec la rosée, tissent sur ses
restes une chaîne qui fleurit sans cesse.
O coeur si fier que brisa la misère, ô lèvres, les
plus douces depuis celles de Mitylène, ô poète
peintre de notre terre anglaise!
Ton nom était écrit sur l'eau,—et il survivra—et
des larmes comme les miennes entretiendront
bien verte ta mémoire, comme le feront celles d'Isabelle
pour l'arbre de son Basile.
O chanteur de Perséphoné, dans tes sombres et
désertes prairies, te souviens-tu de la Sicile?
L'abeille voltige encore à travers le lierre, là où
gît solennellement inhumée Amaryllis, ô chanteur
de Perséphoné!
Simaetha invoque Hécate et entend à sa porte
les chiens féroces; te souviens-tu de la Sicile?
Silencieux près de la mer légère et rieuse, le pauvre
Polyphème déplore son destin, ô chanteur de Perséphoné!
Et toujours, dans son émulation enfantine, le
jeune Daphnis défie son camarade: te souviens-tu
de la Sicile?
Le svelte Lacon garde une chèvre pour toi, et
c'est toi qu'attendent les joyeux bergers; ô chanteur
de Perséphoné, te souviens-tu de la Sicile?
Ses mains d'ivoires erraient au hasard du caprice
sur les touches d'ivoire, pareilles au rayon argenté
qui traverse les peupliers quand ils agitent distraitement
leurs pâles feuilles, ou à l'écume mobile
d'une mer sans repos, quand les vagues montrent
leurs dents à la brise volage.
Sa chevelure d'or tombait sur la mer d'or,
comme les délicats fils de la vierge, tissés sur le
disque poli de la pâquerette, ou comme l'hélianthe
qui se tourne vers le soleil, quand la nuit jalouse
a complété l'obscurité, et que la lance du lis s'entoure
d'une auréole.
Et ses douces et rouges lèvres sur ces lèvres, les
miennes brûlaient comme le feu de rubis serti dans
la lampe oscillante d'un reliquaire cramoisi, ou
comme les blessures saignantes de la grenade, ou
le coeur du lotus tout inondé, tout humide du
sang répandu de la vigne rose et rouge...
—Je suis las de rester en forêt, alors que les
chevaliers se réunissent sur la place du marché.
—Non, ne va pas à la ville aux toits rouges, de
peur que les fers des chevaux de guerre ne te
meurtrissent.
—Mais non, je n'irai point là où chevauchent
les Écuyers, je me bornerai à marcher aux côtés de
ma Dame.
—Hélas! hélas! Tu es par trop téméraire! Le fils
d'un forestier n'est point fait pour manger dans de
l'or.
—M'aimera-t-elle moins parce que, à chaque
Saint-Martin, mon père se montre vêtu d'un justaucorps
vert?
—Peut-être est-elle occupée à broder une tapisserie.
Le fuseau et la navette ne te conviennent
point.
—Ah! si elle travaille à une somptueuse tapisserie,
je pourrais débrouiller les fils à la lumière du feu.
—Peut-être se lance-t-elle à la chasse du daim.
Comment la suivre par monts et par mers?
—Ah! si elle chevauche avec la cour, je pourrais
courir à son côté et souffler le hallali.
—Peut-être est-elle agenouillée dans Saint-Denis
(que Notre-Dame ait grand'pitié de son âme!).
—Ah! si elle prie dans la chapelle solitaire, je
pourrais balancer l'encensoir et sonner la cloche.
—Rentrez, mon fils, vous avez la figure si pâle,
et le père vous remplira une tasse d'ale.
—Mais quels sont ces chevaliers en riches costumes?
Est-ce un spectacle où se rassemblent les
gens riches?
—C'est le roi d'Angleterre, qui a passé la mer
pour venir visiter notre beau pays.
—Mais pourquoi le couvre-feu rend-il un son
aussi, sourd, et pourquoi ces gens en deuil qui se
suivent à la file?
—Oh! c'est Hugues d'Amiens, le fils de ma
soeur, qui gît mort, car son jour est venu.
—Non, non, car je vois distinctement des lis
blancs. Ce n'est point un homme vigoureux qui git
sur la bière.
—C'est la vieille dame Jeannette, qui gardait le
bail; j'étais sûr qu'elle mourrait aux premiers jours
d'automne.
—Dame Jeannette n'avait point ces cheveux d'or
bruni; la vieille Jeannette n'était point une jolie
fille.
—-Ce n'est point quelqu'un de notre sorte, quelqu'un
de notre famille (que Notre-Dame la préserve
de tout péché!).
—Mais j'entends la douce voix de l'enfant qui
chante: «Elle est morte, la Marguerite!»
—Rentre, mon fils, et mets-toi au lit, et laisse
les morts ensevelir leurs morts.
—O mère, vous savez comme je l'aimais sincèrement.
O mère, une seule tombe est-elle assez large
pour deux?
Sept étoiles dans l'eau calme, et sept dans le ciel,
sept péchés sur la fille du roi, et ils sont profondément
cachés en son âme.
A ses pieds sont des roses rouges (les roses sont
rouges dans sa chevelure d'or rouge). Et voyez!
encore des roses rouges à l'endroit où se réunissent
sa poitrine et sa ceinture.
Il est beau, le chevalier qui gît, assassiné, parmi
les ajoncs et les roseaux; voyez les maigres poissons
pressés de se repaître des cadavres.
Il est charmant le page qui est étendu ici (du
drap d'or, c'est un beau butin); voyez dans l'air les
noirs corbeaux. Ils sont noirs, oh! ils sont noirs
comme la nuit.
Que font là ces cadavres immobiles, inertes?
(elle a du sang sur la main), pourquoi les lis sont-ils
tachés de rouge? (il y a du sang sur le sable de
la rivière).
Il y a deux hommes qui viennent à cheval du
sud et de l'est, et deux qui viennent du nord et de
l'ouest, festin abondant pour le noir corbeau, sécurité
pour la fille du roi.
Il y a un homme qui l'aime loyalement (rouge,
oh! qu'elle est rouge, la tache de sang); il a creusé
une tombe auprès de l'yeuse sombre (une seule
tombe suffira pour quatre).
Pas de lune au ciel calme; pas de lune dans l'eau
noire. Et sur son âme, elle a sept péchés, lui a un
péché sur la sienne.
Souvent nous avons parcouru les vallées de Castalie,
et entendu les doux accents d'une musique
champêtre jouée sur des flûtes antiques à de vulgaires
inconnus, et souvent nous avons lancé notre
barque sur cette mer
où les neuf Muses ont établi leur empire, et tracé
librement nos sillons à travers la vague et l'écume,
sans déployer nos voiles hésitantes pour gagner
une demeure plus sûre, jusqu'à ce que nous eussions
entièrement chargé notre embarcation.
De ces trésors, de ces dépouilles, voici ce qui reste,
la passion de Sordelio10, le contour suave du jeune
Endymion11, l'important Tamburlaine
poussant devant lui ses haridelles rassasiées de
bien-être12, et mieux que cela, la septuple vision
du Florentin13, et les solennelles harmonies de
Milton au front austère.
Note 10: (retour) Sordello, poème de Robert Browning.
Note 11: (retour) Endymion, poème de Keats.
Note 12: (retour) Tamerlaen, pièce de Marlowe.
Note 13: (retour) La divine Comédie.
Les Dieux sont morts; nous avons cessé d'offrir
à Pallas aux yeux: gris des couronnes de feuilles
d'olivier! L'enfant de Demeter ne reçoit plus la
dîme de nos gerbes, et vers midi les bergers chantent
sans crainte, car Pan est mort; plus de turbulentes
amourettes par les clairières secrètes et
les tortueux asiles. Le jeune Hylas ne cherche plus
les sources; le grand Pan est mort, et c'est le fils
de Marie qui est roi.
Et pourtant, peut-être en cette île que la mer
tient en extase, quelque dieu, mâchant le fruit amer
de la mémoire, reste caché parmi les asphodèles!
O Amour, s'il y en avait encore un, nous ferions
sagement de fuir sa colère! Non! mais, regardez,
les feuilles s'agitent. Restons un instant à épier.
Deux rois couronnés, et un autre qui se tenait à
l'écart, sans que le vert laurier pesât bien lourd
sur sa tête, mais avec un regard triste, comme s'il
était découragé, fatigué de l'incessant gémissement
de l'homme,
au sujet de péchés que ne saurait effacer une
bêlante victime, avec de longues et douces lèvres
nourries de larmes et de baisers. Il était ceint d'un
vêtement noir et rouge, et à ses pieds j'aperçus une
pierre brisée
d'où sortaient des lis pareils à des colombes,
montant à ses genoux. Et alors, à cette vue, mon
coeur s'allumant d'une flamme,
je criai à Béatrice: «Quels sont-ils?» Et elle
répondit, car elle connaissait bien leurs noms: «Le
premier, c'est Eschyle, le second est Sophocle, et
enfin (large flot de larmes), c'est Euripide.
La mer avait la couleur du saphir, et le ciel, dans
l'air, brûlait comme une opale chauffée: nous
hissâmes la voile; le vent soufflait avec force du
côté des pays bleus qui s'étendent vers l'Orient.
De la proue escarpée, je remarquai, avec, une attention
plus vive, Zacynthos, et chaque bois d'olivier,
et chaque baie, les falaises d'Ithaque, et le
pic neigeux de Lycaon, et toutes les collines de
l'Arcadie avec leur parure de fleurs.
Le battement de la voile contre le mât, et les
ondulations qui se faisaient dans l'eau sur les côtés,
et les ondulations dans le rire des jeunes filles, à
l'avant,
pas d'autres bruits. Quand l'Occident s'embrasa
et un rouge soleil se balança sur les mers, j'étais,
enfin, sur le sol de la Grèce.
Comme des torches qui ont fini de se consumer
près du lit d'un malade, les maigres cyprès se
dressent autour de la pierre que le soleil a blanchie.
C'est là que la petite chouette nocturne a établi son
trône, que le lézard léger montre sa tôle-parée de
gemmes, et la où les pavots aux formes de calices
s'embrasent jusqu'au rouge, dans la chambre silencieuse
de cette pyramide que voici, assurément
se tapit dans les ténèbres quelque Sphinx du monde
ancien, farouche gardien de ce séjour aimé des
morts.
Ah! sans doute il est doux de reposer dans le
sein maternel de la Terre, auguste mère de l'éternel
sommeil. Mais combien il est plus doux pour toi
d'avoir une tombe incessamment agitée, dans la
caverne bleue des profondeurs aux échos sonores,
ou bien là où s'engloutissent dans les ténèbres les
immenses vaisseaux heurtés contre les flancs de
quelque falaise rongée par la vague.
Rome.
Le nerprun sur la mer se teinte d'écarlate à la
lumière de l'aurore, bien que les ombres grises de
la nuit enveloppent encore Florence comme d'un
linceul.
La rosée scintille sur la colline et les fleurs
brillent au-dessus de nous. Oui! mais les cigales
ont fui et la petite chanson attique s'est tue.
Seules les feuilles sont doucement agitées par la
molle haleine de la brise, et dans le vallon qu'embaume
l'amandier, on entend le rossignol solitaire.
Le jour viendra bientôt t'imposer silence, ô rossignol,
chante de bon coeur pendant qu'encore sur le
bosquet ombreux se brisent les flèches de la lune.
Avant que d'un pas furtif, dans un brouillard
vert de mer, le matin se glisse à travers la prairie,
et laisse voir aux yeux effarés de l'amour les longs
doigts blancs de l'aube,
gravissant en hâte le ciel d'Orient pour saisir et
mettre à mort la nuit tremblante, sans avoir le
moindre souci de ce qui charme mon coeur ou de
ce que le rossignol pourrait en mourir.
La chambre silencieuse, les ténèbres qui rampent
d'un pas lourd, les morts qui voyagent vite, la
porte qui s'ouvre, les doigts blancs du fantôme posés
sur tes épaules,
et ensuite le duel sans témoin dans la clairière,
les épées brisées, le cri étouffé, le sang, tes grands
yeux pleins de vengeance satisfaite, maintenant
que tout est fini,—ces choses-là suffisent amplement,—mais
tu étais fait
pour une création plus auguste! Léar délirant devait,
à ton commandement, errer sur la lande, pour
suivi par la raillerie criarde de la folie. Pour toi,
Roméo
devrait tendre le piège de son amour et la terreur
désespérée tirer de son fourreau le poignard de Richard;
tu es un trempette que devraient faire résonner
les lèvres de Shakespeare.
Combien il doit paraître vain et monotone ce
monde banal, pour celui qui, comme toi, aurait pu
converser à Florence avec Mirandola, ou se promener
parmi les frais oliviers de l'Académie!
Tu aurais cueilli dans un verdoyant ruisseau des
roseaux pour faire une flûte au son perçant, à Pan,
le dieu au pied de chèvre, et tu aurais joué avec les
blanches jeunes filles dans ce bosquet phéacien où
la grave Odysseus s'éveilla de son rêve.
Ah! sûrement jadis une urne d'argile attique
contint ta poussière morte, et tu es revenu à la vie
en ce monde vulgaire, si monotone et si vain,
parce que tu étais las du jour sans soleil, et des
plaines ennuyeuses où croît l'asphodèle sans parfum,
et des lèvres sans amour que baisent les hommes
dans l'Hadès.
Je ne m'étonne point que Bassanio ait été assez
téméraire pour risquer tout ce qu'il possédait sur le
plomb14, et que le fier Aragon ait courbé si bas
là tête, que ce coeur ardent du Maroc15 se soit refroidi;
car dans ce somptueux costume lamé d'or, et qui
a plus d'or que le soleil doré, aucune des femmes
contemplées par Véronése n'avait la moitié de la
beauté que je contemple.
Et pourtant tu étais plus belle quand, te protégeant
du bouclier de la sagesse, tu prenais la robe
sévère du légiste, et que tu empêchais les lois de
Venise de livrer
le coeur d'Antonio à ce Juif maudit. O Portia,
accepte mon coeur; il t'appartient de droit, je crois
que je n'élèverai point de chicane sur mon engagement.
Note 14: (retour) Bassanio, dans le Marchand de Venise, joue son existence sur le coffre de plomb où est caché le portrait de Portia.
Note 15: (retour) Le prince d'Aragon et le prince du Maroc sont les deux rivaux de Bassanio.
Sous la tente solitaire, dans l'espérance de la
victoire, elle reste, les yeux troublés par les
brouillards de la souffrance, pareille à un lis que
l'ondée fait pencher; les cris et les bruits de la bataille,
le ciel ensanglanté,
le fléau de la guerre, le naufrage de la chevalerie
ne sauraient faire naître en son âme fière une vulgaire
crainte. Elle attend bravement son Seigneur,
le Roi, et son âme brûle tout entière d'une extase
de passion.
O chevelure d'or, ô lèvres de pourpre, ô figure
faite pour la séduction et l'amour de l'homme!
Avec toi j'oublie la fatigue et l'inquiétude,
et la roule sans amour où tout repos est inconnu
et le pouls accéléré du Temps, et la mortelle lassitude
de l'âme, ma liberté et mon passé républicain.
Ma chérie, je ne vous blâme point, car j'étais
dans mon tort; si je n'avais point été fait de la
commune argile, j'aurais escaladé les hautes cimes,
encore vierges, connu l'atmosphère plus vivifiante,
le jour plus vaste.
Du désert de ma passion dépensée en vain j'ai
fait sortir un chant meilleur, plus clair, allumé
une flamme plus lumineuse de liberté plus complète,
livré bataille à quelque mal aux têtes
d'hydre.
Si mes lèvres, meurtries par des baisers qui n'en
ont fait jaillir que du sang, avaient pu répondre
par des chants, vous auriez marché avec Bice et les
anges sur cette prairie verdoyante et diaprée.
J'aurais suivi la route où Dante, en la parcourant,
vit briller les soleils des sept cercles! Oui, peut-être
aurais-je vu les cieux s'ouvrir comme ils s'ouvrirent
pour le Florentin.
Et les puissantes nations m'auraient couronné,
moi qui maintenant n'ai ni une couronne, ni un
nom. Et le lever d'une aurore m'aurait trouvé agenouillé
sur le seuil du Temple de la gloire.
J'aurais pris place dans ce cercle de marbre où le
plus ancien est comme le plus jeune des bardes,
où le miel tombe sans cesse de la flûte, où les cordes
de la lyre sont constamment tendues.
Keats a relevé ses boucles virginales au-dessus
de la coupe de vin mêlée de pavots, et sa bouche
immortelle a baisé mon front, et ma main a serré
sa main dans l'étreinte du noble amour.
Et au printemps, dans la saison où la colombe,
de sa poitrine irisée, frôle les fleurs de pommier,
deux jeunes amants, couchés dans le verger, auraient
lu le récit de notre amour,
auraient lu la légende de ma passion, comme
l'amer secret de mon coeur, échangé des baisers
comme nous, mais ne se seraient jamais séparés,
comme nous l'ordonne désormais la destinée.
Car la fleur pourpre de notre vie est dévorée par
lever rongeur de la vérité, et nulle main n'est capable
de réunir les pétales tombés et flétris de la
rose de la jeunesse.
Pourtant, je ne me repens pas de vous avoir
aimée. Adolescent que j'étais, pouvais-je faire autrement,
—car les dents voraces du Temps dévorent,
et les années au pas silencieux pourchassant.
Nous allons, emportés sans gouvernail, au gré
d'une tempête, et quand est passé l'orage de la jeunesse,
plus de lyre, plus de luth, plus de choeur;
alors parait la mort, pilote silencieux.
Et au dedans de la tombe, il n'est plus de plaisir,
car l'orvet s'engraisse de corruption, et le désir,
après un frisson, devient cendre, et l'arbre
de la passion ne porte pas de fruit.
Ah! que pouvais-je faire, sinon vous aimer? La
Mère même de Dieu m'était moins chère, et moins
chère la déesse de Cythère surgissant de la mer
comme un lis d'argent.
J'ai fait mon choix, j'ai vécu mes poèmes, et
bien que ma jeunesse se soit dissipée en jours gaspillés,
j'ai trouvé la couronne de myrte de l'amant
préférable à la couronne de laurier du poète.
PRÉFACE
Hélas!
Le Jardin d'Eros.
La nouvelle Hélène.
Charmidès.
Panthéa.
Humanitad.
Sonnet à la liberté.
Ave Imperatrix.
A Milton.
Louis-Napoléon.
Sonnet sur le massacre des chrétiens en Bulgarie.
Quantum mutata.
Libertatis sacra fames.
Théoretikos.
Requiescat.
Sonnet composé en approchant de l'Italie.
San Miniato.
Ave, Maria, gratia plena.
Italia.
Sonnet écrit pendant la Semaine Sainte à Gênes.
Rome que je n'ai point visitée.
Urbs sacra et aeterna.
Sonnet composé après l'audition du Dies irae, chanté
dans la Chapelle Sixtine.
Pâques.
E tenebris.
Vita nuova.
Madonna mia.
La chanson d'Itys.
Impression du matin.
Promenades de Magdalen.
Athanasia.
Sérénade.
Endymion.
La Bella donna della mia mente.
Chanson.
Impressions: I.—Les silhouettes.
II.—La fuite de la lune.
La tombe de Keats.
Théocrite, villanelle.
Dans la chambre d'or, harmonie.
Ballade de Marguerite, normande.
Le Sort de la fille du roi, bretonne.
Amor intellectualis.
Santa Decca.
Une vision.
Impression de voyage.
La tombe de Shelley.
Près de I'Arno.
Fabien dei Franchi.
Phèdre.
Portia.
La reine Henriette-Marie.
Glukupicros Erôs.
End of the Project Gutenberg EBook of Poèmes, by Oscar Wilde *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES *** ***** This file should be named 14683-h.htm or 14683-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/4/6/8/14683/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.